Festival International du Cinéma Indépendant de Casablanca FICIC 27 janvier – 31 janvier 2021

Le génie du FICIC

Un festival, encore un ? Et puis quel sens d'en lancer en période de pandémie ? Des festivals, il n'y en aura jamais assez en permettant de faire circuler les films et leur visibilité, ceux qui nous tiennent à cœur, films autres, productions minoritaires, gestes singuliers du cinéma contraire dès lors que le festival a pour ambition de ne pas se cantonner au jeu confiné des mondanités culturelles et des festivités événementielles. C'est le credo de Hammadi Gueroum et le sens du pari du Festival International du Cinéma Indépendant de Casablanca (FICIC) dont il a initié la première édition, qui s'est tenue du 27 au 31 janvier 2021. Et l'on ne voit pas pourquoi on ne croirait pas l'un des critiques de cinéma marocains parmi les plus respectés, enseignant à l'université Hassan-II de Casablanca et romancier.

 

 

 

Deux compétitions internationales, long et court métrage, une masterclass de la réalisatrice Leïla Triki donnée aux étudiants de l'ENSAD, l'école d'art et de design de Casablanca, un colloque sur la question de la production et d'une économie favorisant l'indépendance de création, ainsi qu'une plateforme interactive (Agora) pour continuer d'alimenter la réflexion font partie de quelques-unes des réjouissances programmées. Il n'en demeure pas moins que le contexte est très difficile, compliqué non seulement en raison du contexte sanitaire, mais aussi par l'existence d'autres festivals plus installés, Rabat, Marrakech et Agadir, sans oublier le Festival International du Film de Femmes de Salé actif depuis 2004.

 

 

 

La tâche est ardue, c'est l'évidence. Elle a cependant le mérite d'indiquer, via la voix de son initiateur, le désir de penser de concert une vision exigeante du cinéma international et le soutien à la création marocaine locale, qui jouit d'un peu moins visibilité que le cinéma tunisien et algérien. On ne demande au fond rien d'autre à un festival que de soutenir le cinéma, celui dont on a besoin pour respirer contre les confinements imposés et les asphyxies organisées, plutôt que de jouer aux vitrines servant moins le cinéma qu'elles en profitent, tendance qui accable toujours plus de festivals, y compris les plus prisés d'Europe. On souhaite au FICIC d'avoir le génie d'exaucer notre souhait, et à Hammadi Gueroum de l'incarner.

 

 

 

27-31 janvier 2021

 The Boy in the Bush (2019) de Vanessa Ly

 

 

 

 

La lost highway ne l'est pas autant qu'on croit. Le froufrou du sound-design, ses lancinances insistantes ne brouillent en rien le dessein d'un film moins mystérieux que schématique. Tout se joue en champs-contrechamps et la répartition binaire des fonctions à l'intérieur de l'habitacle d'une voiture roulant dans la nuit. D'un côté, il y a l'homme qui est le porteur de la parole documentaire, le fonctionnaire de justice qui considère une affaire de meurtre d'un œil moins neutre qu'il n'y paraît, imprégné de male gaze. De l'autre, il y a la femme qui est l'actrice invitée à jouer le rôle d'une femme jugée pour le meurtre de son enfant. Contre la parole judiciaire et masculine, elle porte la parole de l'imaginaire qui est celle aussi de l'empathie d'une femme pour une autre en qui elle s'identifie en se reconnaissant une sœur en galère, Médée d'une moderne et insupportable domesticité. Entre les deux coule l'abondante rivière d'un bavardage incessant, ses eaux alourdies des lieux communs du psychologisme, que relaient autrement les grondements d'estomac de la bande-son. Entre Jane Campion et David Lynch, il y a un chemin qui ne mène nulle part tant le mystère n'est d'une main entretenu que pour être éventé de l'autre par un maniérisme incongru.

 

 

 

 

Je suis Malika (2019) de Laurine Bauby

 

 

 

 

Il y a trois façons d'avaler la pastille. La première consiste à y voir une fable d'une mièvrerie sans limite sur la beauté des pauvres et la misère de qui manque à leur égard de charité. La deuxième propose d'y voir une parabole inconsciente de ses effets sur la perversité Malika, ce démon sans âge qui jouit de mettre la honte aux gens à qui elle leur inflige de surcroît son poème qui n'est pas la chose la plus honteuse qu'elle perpètre. La troisième façon est, enfin, sûrement la plus maîtrisée quand la pastille sert en deux minutes à faire seulement la publicité du fabricant japonais d'appareil avec lequel elle a été crachée pour être aussi vite avalée.

 

 

 

 

La Chambre (2019) de Latifa Saïd

 

 

 

 

Le décès d'un père revenu de l'oubli promet d'ouvrir sur un monde inconnu où les fantômes personnelles converseraient avec les spectres de l'Histoire. La petite chambre d'un foyer pour travailleurs immigrés de banlieue n'est cependant que le site d'un tout petit théâtre qui est à peine un monde. La scène est celle des réconciliations scénarisées avec des évidences aveuglantes, enveloppées des bons sentiments dont le tapis est déroulé par une partition mécanique, aux effets de dramatisation appuyés. Le chibani est l'absent qui compte bien peu face au plein de la fille qui serre dans ses bras le jouet conservé par son père, preuve de son indéfectible amour pour elle. L'ours en peluche dit la vérité du film, objet transitionnel pour généalogie apaisée, doudou pour un spectateur désireux des évidences programmées le protégeant d'une intranquillité dont Latifa Saïd nous a montré avec ses films précédents qu'elle sait pourtant lui faire un meilleur accueil.

 

 

 

 

Mauvais œil (2019) de Colia Vranici

 

 

 

 

Anna en fait des efforts, le mariage selon le rite musulman l'y oblige. Même si Ismaël disparaît avec l'imam, fébrile quant au respect des traditions, en la laissant littéralement en plan. Même si la sœur du futur époux lui fait la gueule et sa belle-mère qui en rajoute dans une fierté déplacée alors qu'elle profite d'un mariage arrangé pour avoir ses papiers. Toute la blondeur d'Anna est son malheur, celui d'être en France considérée comme l'étrangère par une famille d'immigrés antipathiques qui ont si peu le sens de l'hospitalité et de ses réciprocités. Le fardeau de la femme blanche est celui de la française à qui l'on ne rend pas tout ce qu'elle donne généreusement, elle qui va jusqu'à répondre dans la langue de l'autre quand la belle-mère la moque en arabe, l'actrice marocaine Loubna Abidar forçant en passant artificiellement sur son accent. Le mariage musulman est filmé comme un rituel tellement indésirable que le malaise ne cesse de grandir en se demandant à qui s'adresse un film pareil, si homogène avec l'islamophobie galopante de la société française. Le finale onirique est très loin de réussir à le dissiper en opposant un tradition à une autre, plus épique et fantasmatique, en justifiant enfin mais trop tardivement l'emploi du format « scope ».

 

 

 

 

Fenêtre fermée (2020) de El Mehdi Doukkali

 

 

 

 

Les gestes de l'enfance sont les bricolages qu'autorise l'ennui en même temps qu'ils en fomentent la relève secrètement. L'imaginaire qu'ils ont en réserve sont comme des signatures dont le tracé dans l'air et sans finalité aère des espaces familiaux confinés. Tout cela devrait être léger, poème en prose des petits bonheurs de l'enfance antigravitationnelle. Tout cela pèse des tonnes, plans qui durent au-delà de leurs possibles, afféteries poétiques d'un noir et blanc sans nuance, Vivaldi pour faire genre. Pour un plan de mare accueillant une inflexion lumineuse, combien d'autres où les jeux du vide et du plein s'annulent dans la pesanteur des inspirations qui, trop marquées, ont des ailes de plumes en plomb. L'hommage souligné au cinéma d'Andreï Tarkovski, celui du Miroir en particulier, est le tombeau d'une jeunesse qui veut prendre de vitesse le travail lent et patient de la maturité parce qu'elle aurait bêtement confondu l'exception de l'art avec la règle des assomptions culturelles.

 

 

 

 

Nobody, Nowhere, Never (2018) de Marina Sark

 

 

 

 

Être un pion sur un échiquier est une métaphore d'évidence sur laquelle aisément renchérissent le blanc manteau d'un paysage sous la neige et le symbole d'un labyrinthe un peu trop récurrent. Voilà l'attirail nécessaire pour que le soliloque monté en boucle d'un homme reclus dans une datcha constitue une coquille aussi lisse qu'inattaquable. Adjoindre à l'homme au nœud papillon rouge un chat gris n'est d'aucune utilité pour qui tourne autour d'un noyau de guerre et de culpabilité qui ne peut s'avouer dans le pays sous surveillance policière de Poutine. Nobody, Nowhere, Never n'a rien d'autre à raconter – mais c'est là marque d'honnêteté – que l'impuissance d'un cinéma contraint, en troussant ses abstractions allégoriques, à se débrouiller comme il peut pour ne pas dire ce qui doit de toute façon demeurer sans image ni fiction ni diction. L'ultime métaphore extraterrestre n'apparaît aussi déplacée que pour autant qu'elle est authentiquement désespérée, alien aliénation. Le blanc est le linceul des images et des fictions interdites, le suaire des représentations aliénées et sans autorisation.

 

 

 

 

Madame Baurès (2019) de Mehdi Benallal

 

 

 

 

C'est avec Madame Baurès que le film aurait dû se faire et c'est avec son absence qu'il s'est tourné – c'est depuis son absence qu'il est fait. Le témoin manque et l'impossibilité de son témoignage est la condition du chemin malgré tout, voie traversière passant d'un côté par les paroles qui narrent la rencontre et ses promesses manquées, de l'autre tracée via les allées du Bois de Vincennes et de Saint-Mandé. Dans l'intervalle palpébral des lieux et des non-lieux où le présent règne en pesant même sur la condition de possibilité d'un regard se fait sentir l'intranquillité à composer la figure d'une douleur héritée. Avec ce qu'il y a, des riverains sourcilleux de contrôler le regard et des badauds suivant en automates leur ligne de vie. Et avec ce qui reste, des souvenirs murmurés et quelques pages griffonnées. Madame Baurès consiste à faire, avec le portrait en creux de la femme dont le nom donne son titre au film, celui du communisme dont la question se divise au présent selon la ligne de masse de sa monumentalité et la ligne de ténuité de son imperceptibilité. D'un côté, la statue du Szobor Park de Budapest est la gardienne de l'expérience héroïque de la République des conseils, éphémère et centenaire, témoignant à l'écart de la capitale de et contre la fossilisation du communisme dans l'histoire de sa trahison stalinienne et bureaucratique. Ce qui ne signifie pas pour autant s'interdire, de l'autre, de voir et faire voir le communisme qui aura été vécu sans traces et tenu jusqu'au bout, sans discours et hors représentation. Que penser en effet du communisme imperceptible des petites gens qui, elles, n'auront jamais cédé, non moins trahi, l'étant seulement par l'histoire officielle et le cortège de ses représentations comme autant de preuves administrées aux perdants qu'il est bon de s'abandonner à la résignation ? Le communisme pèse des tonnes dans l'échec historique de l'aventure soviétique, il est aussi plus léger que l'air dans les expériences vécues dont le souvenir transmis forme un trésor d'affection faisant scintiller la surface des plans. Le communisme léger comme un vent qui monte jusqu'au raccord faisant sourdre l'interruption d'un soulèvement. Comme la pluie dont la finesse adoucit la mort des camélias, cette éventration poétique autorisant le narrateur à oser passer le seuil pudique de la troisième personne à la première. Les camélias sous la pluie crèvent le cœur en assurant que, derrière les statues et leur silence de mort, l'organe de la cordialité bat encore. La division en deux du communisme, tantôt figé dans les représentations plombées, tantôt volatilisé dans les vies minuscules d'un peuple disparu, a enfin le génie de pousser la contradiction jusqu'à trois, et même quatre. D'abord avec le vieux chiffonnier du bois en quête de signes cryptiques comme l'or des étoiles tombées du ciel. Ensuite avec la petite fille blonde, la gamine nietzschéenne aux yeux d'océan qui rappelle à notre fatigue que l'Internationale est une ritournelle d'enfance encore capable de rompre la mer gelée en nous.

 

 

 

 

Le Voyage de Yashar (2019) de Sébastien de Monbrison

 

 

 

 

On se croyait en Iran, en témoignait le persan qu'échangent les amis évoquant leur ami enfui. L'absence du tchador indiquait également le biais des fictions autorisées que contredit une réalité documentée en exception au pouvoir théocratique puisqu'il interdit au cinéma la représentation des chevelures féminines, même en intérieur. L'affichette en italien d'un chien perdu et une prostituée noire malmenant la langue du coin indiquent étonnamment qu'il n'en est rien. L'actualité politique troublée de la société iranienne laisse place en effet à celle des migrants forcés à passer en clandestinité le col des vallées alpines... filmées du côté des Pyrénées. Le Voyage de Yashar a le sens aiguisé des ruptures de ton en relais des brisures d'une tonalité, celle de la vie désaccordée du migrant iranien, perdu dans l'espace et le temps, paumé dans la langue d'ici qui est pour lui une langue étrangère, désorienté dans le sens de ce qui lui arrive, et avec pour seule boussole un poème de Hafez. La passagère désirable et inaccessible d'un car a le geste décisif de solidarité en simulant aux yeux policiers l'amour partagé. Le client raciste d'un bistrot se mue en passeur improvisé. Un loup croisé dans la forêt a la blessure qui hante celui qui se reconnaît un destin de paria. Sébastien de Monbrison est inspiré en retrouvant dans un contexte géographique très différent le sens paysagiste du cinéma d'Abbas Kiarostami. Il l'est un peu moins en perdant trop facilement de vue son héros dans les brumes oniriques d'un devenir-animal ou d'un devenir-forêt frotté aux films d'Apichatpong Weerasethakul et Lisandro Alonso, Vimukhti Jayasundara et Ala Eddine Slim.

 

 

 

 

Les Épisodes. Printemps 2018 (2020) de Mathilde Girard

 

 

 

Il y a dans Les Épisodes des épisodes qui marchent. Ils marchent parce qu'ils se tiennent debout, dans la tenue conjuguée qui est juste mesure du cadre et de la durée. Ce sont des récits inspirés, insufflés par qui les donne, une étudiante espagnole, une autre française, des rêves à la précision bluffante, une conversation autour d'un poème de Pasolini, la confidence d'un rapport sexuel dont le ratage a requis de se réinventer un autre sexe et un autre corps. Alors, en effet, le film de Mathilde Girard marche, pas loin, pas fort mais on se dit qu'on pourrait marcher à ses côtés et faire un bout de chemin ensemble. En tenant aux cadres et aux figures qui en sont les hôtes et les piliers, il témoigne pour une comparution dont les écarts font la maille plus ou moins serrée des pensées et des aspirations d'une génération dont le destin échappe aux fermetures identitaires de la nation. Il y a malheureusement aussi d'autres épisodes dans Les Épisodes qui marchent moins bien, beaucoup moins bien, trébuchant entre une voix-off desséchée et quelques poses maniérées. Et puis un garçon, Luc Chessel, partout et nulle part, jeune étudiant caché dans le corps d'un vieux critique des Inrockuptibles et de Libération, vrai faux acteur qui joue à l'ingénieur du son en s'accrochant à son statut de narcisse contemporain avec un sérieux de pape hiératique. Où est Charlie ? est un libre-jeu apprécié des enfants, Où est Luc ? le sera beaucoup moins. Cherchez le garçon pour l'écrivaine et psychanalyste passant à la réalisation consiste à suivre avec peine la trace d'un démon farceur. Et de laisser sur le carreau un spectateur lassé par l'exhibition sans vergogne d'un petit entre-soi confit d'oie comme il le serait par une plâtrée de nouilles mal cuite et vite expédiée.

 

 

 

Hier ce sera mieux (2018) de Philippe Fenwick

 

 

 

Le documentaire se cantonne à un album de photographies pour témoigner de l'atelier. Le noir et blanc y est soigné mais rares sont les inventions rythmiques qui en dynamiseraient la succession. L'archive est modeste en portant témoignage de la construction d'une belle relation entre jeunes et retraités de Saint-Denis. La voix-off sentencieuse, en enfilant les lieux communs sur la bétonisation des cités périphériques et l'atomisation des rapports interpersonnels, contredit parfois d'autres modèles urbains à l'image de celui qui a été précisément établi au centre de la cité dionysienne, et qui abrite l'utopie concrète à laquelle se dédie pourtant le film. Voué à restaurer le lien social entre les générations distendues par la solitude urbaine et la fragmentation postmoderne, Hier ce sera mieux n'excède pas le programme consensuel qu'il s'est donné et auquel il tient comme à la prunelle de ses yeux, celui d'une esthétique relationnelle heureusement infléchie par l'écume de la bande-son, avec ses accents mélangés et ses paroles échangées à la volée qui vaudront toujours mieux qu'un commentaire scolaire.

 

 

 

 

Encre ultime (2020) de Yazid El Kadiri

 

 

 

 

L'histoire est connue, elle concerne les prophéties en tant qu'elles sont autoréalisatrices et qui ne sauraient être autrement. Avec la prophétie autoréalisatrice, l'illusion oraculaire délivre le piège circulaire des fatalités quand coïncident parfaitement l'annonce et l'événement. Un beau conte arabe a déjà raconté cela : à Bagdad la Mort se présente à un vizir, il fuit aussi tôt à Samarcande, la Mort s'en étonne en se demandant ce que le vizir peut bien vouloir faire à Bagdad quand il a justement rendez-vous avec lui ce soir à Samarcande. Encre ultime est une variation de cette histoire, respectueuse en cela de la spiritualité musulmane rappelant à tout homme que, si grande soit la question, aussi nulle est son érudition. Le vieil artisan propriétaire d'une petite boutique de fabrication de dalles funéraires a reçu une funeste commande en s'apparentant à l'annonce de sa mort. Il a tout le temps alors pour s'y faire en retournant pieusement l'illusion oraculaire en prophétie autoréalisatrice. Le film est tout aussi pieux et corseté, empaqueté dans la forme immobile et marmoréenne où chaque regard échangé pèse des tonnes, où chaque glissement de porte tournant autour de ses gonds fait entendre les grincements de fer d'une prison qui est aussi celle où s'enferme volontairement la représentation.

 

 

 

 

Half a Film (2020) de Saif Hasnaoui

 

 

 

 

Si encore Half a Film était la moitié d'un film ainsi que son titre l'indique mais la promesse, enroulée dans une citation inaugurale de Khalil Gibran, loin d'être tenue, pire est trahie. Saif Hasnaoui n'a en Tunisie pas d'autre idée de cinéma que de proposer le digest du cinéma indigeste de Gaspar Noé. Tout y passe, le rouge est mis et il est partout, caméra tourneboulée et narration tarabiscotée, citations sentencieuses, sexe, drogue et tubes de Satie et Beethoven moulinées en purée techno. Il y a une gêne profonde à voir un petit gars du sud mimer avec une telle application de tâcheron, petits muscles et aucune imagination, le cinéma provoc bidon d'un gros gars du nord. La gêne se transmue affreusement en honte avec la séquence de viol qui, ressortie de Irréversible, en représente la version concassée et priapique. Il faut voir – et cela fait si mal au regard – comment le cadreur frétille de plaisir en jouissant plus vite que le violeur pour se dire que le pire est atteint. Quant à la greffe de la thématique locale des harragas, elle est un apparat de circonstance échouant à donner plus d'inscription vraie au vis-à-vis de deux existences malmenées par Madame la Vie. Au terme des chassés-croisés de la temporalité dont l'écheveau faussement complexe se substitue au travail sincère du récit, la rencontre fatale et fatalement ratée de deux moitiés d'existence débouche sur un bébé verdâtre et vagissant, effrayé par l'appareil monstrueux qui le surplombe, vautour menaçant. L'exploit de Half a Film se réduit alors à indiquer que l'élève tunisien décharge au fond plus vite que son maître français en éjaculation cinématographique.

 

 

 

 

Yoon (2019) de Wadii Charrad

 

 

 

 

Si le réalisateur est marocain, son film a été tourné à Séoul, avec une actrice coréenne, Lee Seung-yoon, et un acteur d'origine indienne, Anupam Tripathi. Une fois les attentes déplacées, le déplacement n'aura pas vraiment cours. Le film de Wadii Charrad se donne beaucoup de mal pour éviter la comparaison, inévitable, avec le cinéma des vides sentimentaux de Hong Sang-soo. Il joue ainsi à plusieurs reprises la carte narrative du fréquentatif pour accréditer, avec la densité de l'expérience résumée, l'intérêt conféré à l'énième brouille d'un couple dont on est plus sûr de son caractère quelconque que certain de sa singularité. Un extrait du Mépris et un autre de la première des Gymnopédies d'Erik Satie auraient dû y aider mais le film, dédié aux amours banales et universelles d'un couple contemporain comme les autres, a bien du mal à s'extraire de son statut de petit objet kawaï. On comprend cependant que la mignonnette peut être légitimement appréciée des festivaliers quand ils sont épuisés par le visionnage des films qui, pour les uns, confondent cinéma et culture et, pour les autres, art et (auto)publicité jusqu'à l'obscénité.

 

 

 

 

La Der des Der (2018) de Patrice Guillain

 

 

 

 

En huit minutes, La Der des Der est un petit concentré d'obscénité. La Première Guerre mondiale n'intéresse plus personne ? Ah bon, c'est nouveau, il faut y remédier alors. Comment ? Avec le dernier poilu dont on découvre qu'il cache aussi un rescapé des camps d'extermination qui, ça alors, se souvient avoir eu au bout du fusil un dénommé Adolf avec qui il a fraternisé entre gnôle et schnaps. Imaginez s'il l'avait tué, l'histoire en aurait été toute bouleversée, on s'en souvient, c'est le fantasme caressé par Man Hunt – Chasse à l'homme (1941) de Fritz Lang qui, au cœur des événements, montrait déjà comment le fantasme est une fiction qui ne doit cependant pas contraindre, au contraire, les conversions personnelles et les engagements militants. En dix minutes à peine, le film de Patrice Guillain aligne coup sur coup deux tarantinettes, « mexican standof » qui nous débarrasse des indigènes de l'armée française et révisionnisme historique qui réduit deux guerres mondiales à un acte fantasmé. Cerise sur le gâteau, Simon Rosenberg témoigne devant la petite caméra d'une dénommée Samia, le juif et l'arabe composant un autre symbole d'un goût douteux quand on découvre avec le générique-fin que l'actrice a un patronyme juif. N'en jetez plus. Misère du devoir de mémoire dont l'enfer est bête, mais bête, d'une bêtise pavée des intentions, trop bonnes trop connes, de la confusion.

 

 

 

 

The Same Degree (2018) de Azmy Elrahmani

 

 

 

 

Combien de degrés de séparation entre le vernis à ongles comme vecteur subtil d'une solidarité féminine et les cosmétiques nécessaires à maquiller un récit doté de peu d'imagination, coincé entre un argument ténu et une fin en eau de boudin ? The Same Degree s'avance avec timidité, ni critique sérieuse des aliénations sur lesquelles cèdent les jeunes femmes voulant réussir dans le monde, ni réelle empathie pour les filles obligées à la démerde quand le chatoiement des vitrines marchandes finit en tache souillant honteusement le chemisier. Le degré de séparation est minime, mais sans être inframince. C'est l'écart risqué entre la simplicité des intentions de l'autrice et une réalisation simpliste, qui affadit tout en ne tranchant sur rien. Un film moins rouge sang que dissolvant.

 

 

 

 

Les Pigeons (2020) de Madane El Ghazouani

 

 

 

 

Le temps est venu de passer la main. Le vieil imam le sait quand arrive son jeune remplaçant. Pourtant, la question de cinéma qui intéresse vraiment Madane El Ghazouani n'est pas, attendue, trop peut-être, la passation de témoin qui se matérialise dans le don des clés de la mosquée. Si le noir et blanc instruit du deuil signant le regard de qui s'en va, c'est qu'il part aussi en laissant derrière lui, non seulement une mosquée et l'assemblée de ses fidèles, mais encore une somme de gestes et de perceptions qui sont des souvenirs pour demain – autrement dit, des images qui forment une réserve de passés conservés pour revenir à l'avenir. Allumer des bâtons d'encens et dire au micro la prière, bien sûr, mais aussi regarder par la fenêtre ce qui se passe de l'autre côté de la rue, une terrasse rénovée, une anicroche autour d'une vente de rue, le propriétaire d'une chèvre malmené. Actes banals, scènes quotidiennes privées d'explication : des situations optiques et sonores pures comme l'aurait dit Gilles Deleuze, des perceptions qui sont déjà des souvenirs comme l'aurait dit l'un de ses maîtres, Henri Bergson. Mais les pigeons du titre alors ? Ce que le vieil imam voit, c'est aussi ce que le spectateur ne voit pas mais devine déductivement. Ce sont par exemple les pigeons qui ne se poseront plus sur la terrasse d'en face en raison des tessons de bouteille qui en font le rempart crénelé. Les volatiles ont pendant des années animé le regard de l'imam qui s'en va. Son regard peu disert et habité à la fin nous regarde et son don qui est simple est de toute beauté, de la beauté du temps passé dans un corps et de sa sensibilité dont les secrets doivent être préservés.

 

 

 

 

Lingo (2018) de Marc F. Duret

 

 

 

 

Le restaurant Lingo a une particularité qui en fait la signature autant que la fantaisie : on y parle les langues associées aux alcools que l'on fait glisser dans son gosier. Bukha et vodka pour monsieur et le voilà qui se met à parler arabe puis russe. Champagne et Prosecco pour madame qui, soudain, cause français puis italien. Enfin, un saké met tout le monde d'accord autour de la langue nippone. Une insistance sur le mot « dégueulasse » rappelle en passant que Jean-Luc Godard, auteur de À bout de souffle (1959) où Jean Seberg s'interrogeait sur le sens de l'adjectif, s'est plu à mettre en scène des personnes qui s'entendent malgré l'usage d'idiomes différents, la journaliste israélienne et l'écrivain palestinien de Notre musique (2004) par exemple. La différence des langues enrobe la différence des sexes avant que les figures du transgenre et de son ancêtre mythologique l'hermaphrodite ne s'imposent dans la conversation de ceux qui expérimentent, avec l'amour et ses ivresses, la construction d'une différence à partir d'une disjonction radicale des positions sexuées. La scène est théâtrale, l'argument littéraire, le film est pétillant mais, malgré Godard, il l'est malheureusement si peu en cinéma.

 

 

 

 

The Pipe (2019) de Samir Zarour

 

 

 

Un tuyau, qu'est-ce que c'est ? Un cylindre creux mais dire cela ne suffira pas. Le tuyau est un objet qui fait image en ayant vocation à être percé de mille trous. C'est ainsi qu'il fait non seulement couler le sens mais, aussi, qu'il fait fuir le sens par le percement de tous ses trous. La métaphore de la prison pour un palestinien soumis à l'épreuve de l'incarcération est un mot de passe qu'il échange avec son camarade de galère qu'il ne voit pas et c'est aussi l'objet pratique qui, détourné de sa fonction première de conduction d'eau, permet de communiquer à distance, malgré les murs. Le tuyau fait ainsi résonance, son sens coule et fuit en résonant d'un bout à l'autre, dans les deux sens. Dans un sens du tuyau, le prisonnier qui affronte une fuite d'eau causée par un robinet endommagé se souvient du temps où il était libre, allongé dans le lit de sa chambre plutôt que dans celui d'une cellule, les pieds léchés par les vagues plutôt que mouillés par un dégât des eaux. En sens opposé du temps, le corps de l'homme libre se souvient de l'expérience de la prison qui affecte sa liberté d'un coefficient de relativité comme une forme de liberté conditionnelle. Dans un sens, le tuyau relaie la communication des prisonniers privés de médiation quand sa métaphore finit par s'imposer à celui qui a connu la prison en la faisant subir à d'autres, policier palestinien enfermant d'autres palestiniens ou, pire, flic arabe travaillant pour l'État israélien. En neuf minutes, le sens a donc le temps de fuir partout dans un film qui, bizarrement si peu confiant dans l'ingéniosité de son dispositif narratif, croit bon d'en rajouter jusqu'à bêtement brouiller la limpidité de sa portée allégorique. Abuser des faux raccords comme des tics nerveux ou bien recourir aux joliesses superfétatoires du sound-design qui se substitue toujours davantage à l'ingénierie du son sont les marques d'une fébrilité que le jeune artiste de Ramallah, on le lui promet, apprendra à dépasser dans la confiance d'un médium retrouvé en étant déjà expurgé de l'immaturité postmoderne de ses coquetteries et ses facilités.


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