Qu'un film soit capable de briser la mer gelée qui est en nous, moins comme la hache de Franz Kafka que comme la plante saxifrage chère à René Char. Qu'un film soit exactement au milieu du cinéma, à chaque fragment une exclamation, de chacun de ses plans un étonnement, un éclat, des cristaux d'intensités pour des différences de potentiel, rires et ritournelles. Des bouts de ficelle pour n'en pas voir le bout, jamais – remontages du temps subi. Des bouts d'enfance qui font tourbillonner l'origine dans les courants du devenir – pied de nez au néant, pirouettes cacahuète face au pire.
On a eu la journée bonsoir de Narimane Mari est ce film-là, un poème d'amour et de mort – et du désir demeuré désir.
La vie est faite de fragments qui ne se joignent pas – sauf au cinéma.
La vie est faite de fragments qui ne se joignent pas – sauf au cinéma. La synthèse n'est pas récapitulative mais disjonctive, c'est le montage des instants où ont coagulé le bref et l'éternité, parfois comme stases et luxe contemplatif, d'autres fois comme de la nitroglycérine. Une quinzaine d'années de cinéma, des fragments retrouvés chez soi ou trouvés ailleurs, montés et remontés comme on jouerait en même temps à la marelle et à un marabout de ficelle. Des lambeaux d'intimité qui ont l'amitié de s'adresser non à tout le monde mais à n'importe, dans la grâce de l'impersonnel.
Dans le fatras encombré des durées il y a des instants, des fulgurances qui sont des trouvailles, le génie turbulent du kaïros contre le règne despotique de chronos, plus Bachelard que Bergson.
On a eu la journée bonsoir ne joue pas une partie d'échecs perdue d'avance contre la Mort. Mieux, le film de Narimane Mari rejoue les pièces détachées des vies vécues pour la beauté du jeu qui est la persévérance de l'être. Et que s'amusent encore longtemps les morts et les vivants, les uns qui ne le sont pas tant que ça et les autres qui sont plus mourants qu'ils ne le croient. L'insolence qui est l'enfance sans l'innocence est une danse de gosses au bord d'un volcan creusé par l'irrémédiable.
Nous sommes tous naufragés et rescapés, c'est pourquoi nous passons notre vie à lutter avec et contre la mémoire dont la condition est l'oubli. Nous refusons la chronique au nom des jaillissements de l'anachronique, la cascade des instants décisifs qui rebondissent sur le clinamen de l'écran. Avec le cinéma, l'aimé est déjà mort et va mourir, il ne cesse pas de mourir et de ne pas mourir. Le cinéma est la suspension du principe de contradiction, dont l'invention est contemporaine de la sémantique générale d'Alfred Korzybski comme de la théorie des quantas par Max Planck. Le chat roux de Michel et Narimane n'oublie pas qu'il a pour cousin lointain celui d'Erwin Schrödinger.
Des bouts d'enfance et de ficelle
pour faire un banquet de l'incurable
Le poème d'amour et de mort est celui de la mort comme l'événement obligeant à l'invention dans la recréation des liens reliant les disparus à leurs survivants, il est aussi celui de l'amour comme espace de jeu et de récréation de ses éternels enfants, il est encore et autrement dit celui du désir demeuré désir, qui est l'éternel battant les cartes et les rebattant dans le pli de nos existences mortelles, finies.
Michel est mort et Narimane est vivante et l'important tient à ce que la survie ne soit pas une moindre vie basculant dans la subsistance mais la consistance d'une vie continuant après la vie. On a eu la journée bonsoir est le film des adieux qui durent comme le désir en le faisant durer. La finitude qui s'impose aux vivants est un coup de dés infiniment recommencé par leurs survivants.
Dédié à la communauté aléatoire des amis de tous les temps, le générique rase l'eau qui s'assombrit et la marche de se faire patouille parce que la fête à la grenouille est un masque pour l'inconsolable. L'inconsolable des morts qui ne viennent jamais seules, Michel Haas, Nasser Medjkane, la mère Marcienne. L'inconsolable qui n'a que le jeu et l'amitié pour persévérer malgré l'insupportable. Des souvenirs en compagnie des amis avec qui faire un plan aura été un très sérieux divertissement. Et puis des secrets quand la vie du mourant est devenue intolérable aussi pour qui va lui survivre.
Ensuite le film de Narimane Mari se fait urne cinéraire et arche originaire, aveux cannibales susurrés comme un impossible secret et animaux de tout espace ou espèce, une liste poétique à la Prévert, les sculptures de récup et d'enfance de Michel qui est un géant au milieu de la matière peinte, le clochard céleste qui est un Charlot de Ménilmontant, un chien qui surgit comme seul y arrivait Roxy Miéville, les visages de la rue, connus et inconnus, qui aimantent le cadre en l'ouvrant aux flux de la vie courante, une flaque de lumière qui parcourt un mur en emportant avec elle comme des peintures pariétales, une plante d'intérieur et grimpante qui reprend du poil de la bête, la pieuvre d'un marché dont l'agonie est un sang d'encre aussi terrible que la baleine de Paul Gadenne.
Comme Michel Haas qui aura livré de grandes batailles sur le terrain du subjectile, Narimane a le goût de la figure et son essentielle précarité, sa vulnérabilité quand il s'agit pour elle se détacher du fond, papiers collés-décollés sur mur blanc, silhouette en haut d'un poteau qui pointe dans le soleil.
Et puis celui des mots qui sont tantôt des paroles jetées littéralement en l'air, tantôt des calligraphies, tantôt encore des confidences en style télégraphique, avec des messages téléphoniques qui sont des blagues d'amour à retardement, même après la fin et que le noir est là.
L'atlante et son Antinéa
Narimane Mari sait bien qu'au cinéma il n'y a de langue qu'inconnue et de voix qu'étrangère, langue incompréhensible et voix inaudible qui ne sont à personne, et qui viennent toujours d'ailleurs.
Et puis il y a des éclats venant d'autres régions encore, la coupure électrique et le courant rétabli avec la voix d'Aladin Kerkar sortant de sa lampe le génie Nazim Hikmet, amour et tendresse d'Elvis Presley riant de sa déconfiture comme Polichinelle, Djibril Diop Mambéty qui a les yeux du Carre-four de Jacques Tourneur, les amours aquatiques de Dita Parlo et Jean Dasté chez Jean Vigo, Nat King Cole et Olivier Taffin, Charlot boxeur qui fait rire Michel du rire d'une enfance incorruptible.
Si Jean Vigo reste notre Atlante en cinéma, Narimane Mari qui est sa fiancée en est l'Antinéa, la sorcière qui fabrique avec des bouts d'enfance et de ficelle de quoi faire un banquet de l'incurable.
14 mai 2023