Trois films de Michael Roemer, au perron de l'Amérique

Nothing But a Man (1964)

Harry Plotnick seul contre tous (1970, 1989)

Vengeance is Mine (1983)

Eric Rohmer a un quasi-homonyme méconnu, Michael Roemer. Il est temps aujourd'hui de redécouvrir l'auteur de films rares et heureux. Hasardés loin des standards hollywoodiens, ces films demeurent précieux à l'endroit où les États-Unis restent encore désirables, l'Amérique de côté et dans ses marges, sur les marches du perron où les parias conscients sont des affranchis de la vie.

 Les banlieusards de leur propre existence

 

 

 

 

 

L'histoire du cinéma aux États-Unis est faite de mondes parallèles. Hollywood est un système solaire qui capture trop souvent le regard alors qu'il y a d'autres constellations, alors qu'il existe d'autres galaxies. Un terme convenu, le cinéma dit indépendant, sert à nommer un peu trop facilement ce qui est bien mieux qu'un fourre-tout, mais un archipel d'expériences disparates, souvent peu vues et pas toujours bien appréciées au moment où elles ont eu lieu, et dont souvent on ne découvre qu'après coup les beautés oubliées. À cet égard, le rayonnement fossile de ces indépendants sauve des formatages actuels de l'« indé ». C'est en particulier le cas de Michael Roemer, exemple d'un atypique qui a avec d'autres écrit une histoire parallèle du cinéma étasunien, avec ses marges et ses minorités considérées avec la maturité exigible dans le soin des dignités.

 

 

 

Trois films, Nothing but a Man (1964), Harry Plotnick seul contre tous (1970, sorti en 1989) et Vengeance is Mine (1983), montrent que Michael Roemer n'est pas seulement un spécialiste de l'écriture de scénario qui a publié des sommes à ce sujet et en a enseigné la théorie à Yale. La maturité de son regard est réjouissante, d'un côté en soulageant le récit de ses obligations à la dramatisation, de l'autre en offrant aux personnages la possibilité d'être les acteurs de la narration plutôt que ses représentants. Les fictions fonctionnent par déduction, elles se déduisent des situations vécues avant de se prêter à l'analyse et la description. La situation s'incarne et c'est l'interprétation qui engage un jeu de descriptions et de déductions dont fait son miel la fiction.

 

 

 

La méthode inductive fait des merveilles, aussi discrètes qu'à l'écart des standards hollywoodiens. Cette méthode donne ainsi au didactisme des subtilités qu'on ne lui connaît guère (Nothing But a Man). Elle garantit aussi à la comédie des situations et des caractères latéraux aux enchaînements habituels (Harry Plotnick). Elle investit encore des consciences respectées dans leur opacité et l'indécidabilité de ses courants (Vengeance is Mine). Si les exemples sont différents, on se découvre cependant le même banlieusard de sa propre existence, le paria conscient de sa vie dans les marges.

 

 

 

 

 

Nothing But a Man (1964)

 

 

 

Qui les vaut tous et que vaut n'importe qui

 

 

 

 

 

Jusque dans les années 50, le cinéma est l'affaire quasi-exclusive des race movies dont le pionnier a été Oscar Micheaux. Ses premiers essais, le film perdu The Homesteader (1919) et Within Our Gates (1920), sont critiques du racisme de Naissance d'une nation (1916) de David W. Griffith, jalons d'une quarantaine de films tournés jusqu'en 1948. En 1929, Hearts in Dixie de Paul Sloane et Hallelujah ! de King Vidor avec leur distribution intégralement noire sont des exceptions. À partir des années 1950, le genre du race film s'éteint, tandis que Hollywood entreprend de libéraliser ses représentations, par exemple avec Carmen Jones (1954) d'Otto Preminger. Loin de Hollywood et dix ans plus tard, Michael Roemer coproduit et coécrit avec Robert Milton Young Nothing But a Man. Ces deux films témoignent d'une solidarité en cinéma des Blancs avec les Noirs quand ils sont juifs.

 

 

 

À Hollywood, on doit mentionner à nouveau Otto Preminger avec Porgy and Bess (1959), précédé par Joseph Mankiewicz avec La Porte s'ouvre (1950) et La Chaîne (1958) de Stanley Kramer, tous interprétés par Sidney Poitier. Côté indépendant, c'est le cas de Shirley Clark, avec The Cool World (1964) et Portrait of Jason (1967). Elle n'est pas seule à New York, en ayant pour camarade John Cassavetes, l'auteur de Shadows (1958), d'origine grecque. On peut également citer Come Back, Africa (1960) tourné en Afrique du sud de façon contrebandière, voire clandestine par Lionel Rogosin, Mandingo (1975) de Richard Fleischer, trois films de Steven Spielberg balançant entre bonne et mauvaise conscience (La Couleur pourpre en 1985, Amistad en 1997 et Lincoln en 2012) et, plus récemment, la série Watchmen (2019) de Damon Lindelof. Cette solidarité s'inscrit dans l'histoire même de Michael Roemer, né à Berlin en 1928 de parents juifs, exfiltré d'Allemagne grâce à l'opération Kindertransport (comme des dizaines de milliers d'enfants, il est arrivé en Angleterre avant d'émigrer en 1945 aux États-Unis ; il se trouve que c'est le cas aussi du personnage de Jon Osterman, le physicien connu dans le comics d'Alan Moore comme le Docteur Manhattan et, dans la suite imaginée par Damon Lindelof, le quasi-dieu bleu devient noir, autrement dit créole).

 

 

 

Mais le film alors ? Nothing But a Man est un film simple et beau, modeste et impressionnant. Duff et Josie s'aiment d'un amour qui s'impose avec une évidence désarmante. Mais l'évidence se teinte aussi de cruauté parce que Duff, qui croit bon de tenir tête face aux expressions du racisme ambiant, découvre que son orgueil n'est pas suffisant. On est bluffé par tout ce qu'attrape Michael Roemer dans une fiction qui ne fait pas tapage de l'être, minimale parce qu'elle est inscrite dans un tissu documentaire de réalités documentées. La violence du sud ségrégationniste (l'action se passe en Alabama) a ses manifestations dures mais aussi insidieuses (l'interpellation boy maintient les niggers dans leur minorité civile). Les mécanismes de défense s'évanouissent quand on passe d'un collectif de travail à un autre (Duff a été cheminot et syndiqué, travaille ensuite dans une scierie puis dans une station-service). La solidarité passe moins dans l'opposition organisée que dans l’acquiescement subversif des stéréotypes (on donne raison aux Blancs pour ne pas s'aliéner les profits que l'on peut en tirer). Le trait est juste, l'expression jamais forcée. La cruauté n'en est que plus grande quand Duff reproduit à son corps défendant le comportement autodestructeur de son père qu'il a si peu connu et qui crève d'alcool à l'âge de 48 ans seulement. On craint le pire quand Duff souffre d'une dignité qui protège peu à titre individuel, victime d'une série d'humiliations dont la répétition n'a pour seule purge que de flanquer par terre Josie. La construction des causes politiques commence à la maison, dans l'espace domestique, cela se dit moins que cela se déduit. Voilà un pas décisif, pour Malcolm X dont Nothing But a Man était le film préféré, pour Charles Burnett quand il s'attellera à ses propres films comme Killer of Sheep (1977). Et pour ses acteurs principaux, Ivan Dixon qui réalisera en 1973 Notre agent de Harlem, faux film de blaxploitation et véritable brûlot anti-CIA et Abbey Lincoln, chanteuse de jazz qui a partagé les combats de Miriam Makeba.

 

 

 

Impossible devant un film s'intitulant Nothing But a Man de ne pas songer à l'ultime phrase de La Nausée (1938) de Jean-Paul Sartre. Duff est en effet « un homme fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui ». Il l'est en tant qu'afro-descendant regardé ainsi par un émigré juif allemand. Nothing But a Man est un film existentialiste et soul (on y entend des hits de la Motown et l'un de ses prodiges, le jeune Stevie Wonder).

 

 

 

 

 

Harry Plotnick seul contre tous (1970, 1989)

 

 

 

Un cœur gros comme ça

 

 

 

 

 

Le trouble avec Harry, son nom en serait l'indice. En effet, Plotnick fait entendre le plot, autrement dit le complot qui ne doit cependant pas grand-chose à ses développements hitchcockiens, mais davantage au Peter Schlemihl de la nouvelle d'Adelbert von Chamisso que Hannah Arendt a relue en proposant d'en faire une figure du paria conscient. La paranoïa fait partie du legs culturel juif et elle peut avoir des circonstances tout à fait déterminées quand le quartier où régnaient hier encore les juifs qui faisaient leur profit des jeux clandestins abrite désormais des gangs afro-américains et hispaniques. En liberté conditionnelle après avoir purgé une peine de prison pour paris illégaux, Harry découvre qu'il est un autre paria conscient, un autre Schlemilh à son corps défendant. Avec Nothing But a Man, Michael Roemer est à la pointe de son temps (l'appareil ségrégationniste est aboli entre 1964 et 1968). Il l'est de façon différente avec son personnage de Harry Plotnick.

 

 

 

S'il peut apparaître comme un contemporain des premières aventures de Woody Allen, Harry est surtout le juif dont le monde juif ne veut même plus, le parvenu qui ne parvient plus à être aimé des siens. Le personnage est très concret, avec ses manières, ses tics, ses idiosyncrasies. Il est aussi une abstraction qui a une valeur générique, une idée vagabonde comme Ahasvérus, le juif errant. D'une autre manière que Duff dans Nothing But a Man, Harry est un paria qui a peut-être mis de côté du fric mais il se retrouve systématiquement à habiter la banlieue de son existence, éloigné de son ex-femme et de ses filles, ignorant qu'il va être grand-père, affublé du stigmate d'affiliations criminelles fautives dont la médiatisation, télé et radio, consument petit à petit son capital sympathie. Le complot n'est pas une conspiration, c'est le Bronx de celui qui a compris qu'il était un incompris.

 

 

 

Le paria conscient, Hannah Arendt en dégageait le personnage conceptuel en s'appuyant sur le critique et journaliste anarchiste et juif Bernard Lazare. Elle associait ainsi le héros de la nouvelle de Chamisso qui perd son ombre à la figure de Charlot comme aux personnages de Franz Kafka, tous qui sont des personnifications du paria conscient. Harry Plotnick intègre modestement la tradition cachée du juif comme paria. Aucun raffut, aucune forfanterie mais un glissement progressif en suivant le fil duquel tous les milieux sociaux traversés par Harry, fêtes juives et shows d'une société qui fait commerce de tout, amplifient le malaise cardiaque d'un homme dont personne ne veut croire, médecin compris, qu'il a un cœur gros comme ça. Comme si la cordialité avait besoin d'un corps négatif pour interrompre ses solutions de continuité (par exemple la solidarité criminelle, familiale ou communautaire, c'est égal).

 

 

 

Voilà, c'est tombé sur Harry, pas de chance pour lui qui se croit victime de palpitations en l'étant vraiment. C'est le destin de l'homme qui fait lien entre tous en étant invité à passer du statut de parasite à celui de médiateur évanouissant. Harry est un raccord qui l'est pour tous en étant faux de son point de vue. On sourit en retrouvant Martin Priest dans le rôle de Harry. L'acteur jouait déjà une petite frappe raciste dans Nothing But a Man et, peut-être, forçait-il la négrophobie pour faire oublier à ses copains de virée qu'il était juif. Les appartenances raciales sont toujours vécues par les parias conscients dans leur maximum d'aporie.

 

 

 

 

 

Vengeance is mine (1989)

 

 

 

Rhode Bergman Island

 

 

 

 

 

La carrière en cinéma de Michael Roemer n'existe pas. Il y a les quelques films qu'il a réalisés et la mise au rencard qu'ils ont subie, leur auteur compris. Son premier film, un documentaire portant sur un bidonville de Palerme, Cortile Cascino (1962), a été amputé de 45 minutes par son commanditaire, la BBC. Nothing But a Man a joui d'une meilleure publicité en recevant un prix à la Mostra de Venise en 1964 et puis le film a été vite oublié. Harry Plotnick n'a même pas été distribué et il a fallu attendre une suite de hasards heureux pour que l'on découvre enfin le film en 1989 aux festivals de New York et de Toronto, puis à Sundance en 1990 où il a reçu le Grand Prix. Vengeance is Mine est quant à lui un téléfilm diffusé en 1984 sur PBS, la chaîne de télévision publique étasunienne, et n'a suscité qu'une indifférence polie de la part de ses programmateurs et spectateurs.

 

 

 

Michael Roemer a 95 ans aujourd'hui et la redécouverte de son travail connaît le meilleur des éclairages, celui donné par les films eux-mêmes qui, si différents soient-ils, ont en partage la même idée, obsessionnelle : vivre sa vie, c'est d'abord croire l'évidence, à savoir que l'on y est au centre, avant de découvrir que l'on en habite la marge. Vivre en banlieue de sa vie, vivre dans ses marges.

 

 

 

On pense à ce plan dans Nothing But a Man, celui d'un voisin de Duff et Josie montré perpétuellement assis sur le perron, houspillé par sa compagne lui demandant de sortir de sa léthargie. Comme si tenir le seuil lui permettait de tenir à distance les impératifs du dehors (le travail salarié) et les injonctions du dedans (la vie familiale et domestique). Le perron est un seuil, on y vérifie que les marches sont des marges. Être sur le perron en s'interdisant d'en franchir l'accès, vers l'intérieur ou en direction de l'extérieur, pourra rappeler la parabole kafkaïenne « Devant la loi » que l'on trouve dans Le Procès (1925). Être sur le perron de son existence est, peu ou prou, ce qui arrive à Duff dont la rébellion se retourne contre Josie, à Harry lâché par sa communauté parce qu'il en représente la honte, à Jo qui revient dans sa famille d'adoption pour y occuper un bord recoupant celui de la famille de sa jeune voisine, Jackie. Vengeance is Mine est un drôle de film, à l'évidence hanté par Ingmar Bergman comme Woody Allen en tournant Intérieurs (1978). On y retrouve les règlements de compte entre mère et fille de Sonate d'automne (1978) et des souvenirs revisités par un adulte témoin de l'autre qu'il a été plus jeune comme dans Les Fraises sauvages (1957).

 

 

 

Rhode Island devient le temps du film l'île de Bergman. En fait, Michael Roemer fait tenir son récit sur le seuil de l'indécidable. D'un côté, Jo, cette femme victime d'une séparation difficile, tente de se rapprocher de sa mère adoptive, bigote et malade, qui a plus aimé son autre sœur, Fran, qui vient d'accoucher. Ce retour malheureux l'est davantage encore quand Jo devient l'amie de la fille des voisins dont la mère, Donna, une artiste psychologiquement instable, déverse sur son entourage le torrent de son ressentiment. De l'autre, le passage d'une famille à l'autre est peut-être l'affaire de l'imaginaire de Jo qui rejouerait alors ses souvenirs d'enfance en les mâtinant de fabulation. Le spectateur risque de se retrouver aussi dans la banlieue d'un récit des dédoublements féminins et des intériorités rongées de rancœur. Un bon phare demeure le visage de Brooke Adams, traversé de flux de conscience irréguliers avant de trouver un semblant d'accalmie lors du plan final.

 

 

 

 

 

Le cinéma des parias conscients

 

 

 

 

 

L'indécision du point de vue, neutre ou intérieur, est dans Vengeance is Mine l'indication narrative du perron que l'on tient en le disjoingnant de sa fonction d'accès et de franchissement. C'est peut-être là le motif caché dans le tapis de Vengeance is Mine (qui peut faire songer en effet aussi à Henry James pour ses indécidabilités narratives) comme des autres films de Michael Roemer. Se tenir sur le seuil au risque de la marge, jusque chez soi, délivre peut-être le secret de toute une vie.

 

 

 

Devant la loi (sur le perron de la maison cinéma), un homme s'est tenu et la porte close pendant des décennies exige la patience d'une ouverture imprévisible, au-delà de toute espérance. Et ce qui s'ouvre désormais est l'œuvre d'un paria conscient depuis l'enfance sous le nazisme, et l'exfiltration en Angleterre grâce à l'opération Kindertransport. Michael Roemer n'aura pas raconté autre chose en effet que des récits de parias conscients de l'être, de Palerme à Rhode Island, du Bronx à l'Alabama. Les affranchis le sont des franchissements différés et intempestifs, sur ses marches et dans ses marges.

 

 

 

25 mars 2023


Commentaires: 0