LE GANG DES BOIS DU TEMPLE de Rabah Ameur-Zaïmeche

L’obscur et l’assombri

Cher Rabah,

 

 

 

Le Gang des bois du temple : depuis qu’on l’a découvert il y a un an, on ne cesse d’y réfléchir. Contrairement à tous tes films jusqu’à Histoire de Judas, celui-là à l’instar du précédent, Terminal Sud, ne va pourtant pas pour nous de soi. Si ton nouveau film continue de nous travailler encore, c’est parce que son travail est celui du négatif et que le négatif est ce qu’il nous faut interroger alors.

 

 

 

Et c’est d’ailleurs très bien ainsi, comment pourrait-on s’en plaindre ? C’est même tant mieux tant contrarier c’est signifier à qui croit tout acquis, avoir tout en main et tout maîtrisé : au contraire.

 

 

 

« Au contraire » qui est cette formule emblématique devenue l’épitaphe de Jean-Luc Godard.

 

 

 

Toujours, ton maquis de cinéma, avec ses sécessions sinon ses dissidences, nous fait penser. Toujours, il a donné à penser dans un cinéma français raréfié en intelligence et sensibilité, suturé à un monde saturé qui n’en finirait pas d’asphyxier. Et penser, qui tient parfois du forçage (de banque ou des coffres d’un prince saoudien, on le verra), c’est panser aussi, autrement dit c’est porter remède – c’est remédier. C’est pourquoi on aime tant – on l’admire, même – l’ouverture du Gang.

 

 

 

Elle y dispense une douceur, y diffuse une sérénité capable d’amortir les exhibitions obscènes des bandeurs ciné-télé des cités. Et ce n’est pas rien tant leurs fâcheuses fachisteries plaident pour la militarisation spectaculaire des cités. Si la guerre civile est pour toi une très sérieuse car très réelle hantise, Bled Number One et Terminal Sud le montrent, c’est qu’elle est d’abord une réquisition autoritaire des identifications et, toi, tu préfères aux contrôles d’identité fuir et déterritorialiser.

 

 

 

D’ailleurs, la cité des Bois du Temple, tu l’as imaginée non à Clichy-sous-Bois (qui en a inspiré le nom), mais du côté de Bordeaux (la cité de Grand Parc) en préférant ainsi, à l’inscription documentaire, la perspective des fictions dont les agencements, qui se comprennent toujours déjà comme des déplacements, ont le beau désir de s’émanciper de la tutelle autoritaire des tautologies.

 

 

 

 

 

Ouvrir comme on respire, et naître à la sérénité

 

 

 

 

 

L’ouverture y est ainsi rappelée à son sens natif : l’ouvert pour naître (ouvert et parturition ont une racine commune) et, ainsi, trouver son premier souffle, rappelant aux respirations l’exigence profonde des inspirations. L’aération dont a toujours fait preuve ton cinéma, du flotté caressant de tes plans à leur durée, favorable à la captation d’un air relâchant le maillage des scénarios habituels, prend une dimension nouvelle quand l’urgence est au déconfinement, à tous les déconfinements.

 

 

 

Moins filmer pour transpirer mais comme on respire – le cinéma comme un deuxième souffle.

 

 

 

Le commencement a déjà l’éclat, sublime, d’Annkrist. C’est une immense découverte, l’apparition est astrale, la bouleversante éclosion d’un autre temps éclipsant le potentat tyrannique de l’actualité. La chanteuse dans la grande tradition du faubourg et des « fortifs », comme une sœur lointaine de Damia ou Fréhel, est une officiante, une prêtresse des temps oubliés. Sa liturgie déploie un grand pouvoir de douceur et d’apaisement, même en plongeant dans les profondeurs de pierre du sépulcral. C’est qu’en effet nous sommes endeuillés de tant, et le marbre clair de son chant est le soin nécessaire à vivre même quand la vie est intolérable, même quand l’irrémédiable est un règne.

 

 

 

« La beauté du jour » chante Annkrist. La beauté du jour, c’est elle aussi, pour le fils endeuillé et le chant soulage sa peine, et pour le film lui-même qui s’ouvre et que son chant d’emblée soulève. La beauté du jour accueille alors la reprise du souffle de l’homme qui a perdu le corps de sa naissance.

 

 

 

La sérénité, on y revient, on y tient parce qu’on sait que ce mot a Sirius pour proche voisin, l’étoile apparentée à la canicule. La sécheresse nous accable à l’époque du réchauffement climatique, sauf quand elle a pour dérivation sémantique la sérénité. En faisant diffusion d’une tranquillité propice aux désœuvrements, elle désactiverait les bombes à retardement de la colère et de la rancœur.

 

 

 

L’impuissance est l’abandon auquel il faut alors consentir. Déjà pour l’homme blessée qui enterre sa mère et a besoin des respirations de l’orgue et de la voix, et les émanations douces et cendreuses de l’encensoir, pour ne pas s’effondrer (le dernier soupir est expiration). Et pour nous aussi, qui nous accrochons à ce qui dans le cinéma arrive encore à faire respiration – son arôme, son bouquet.

 

 

 

Le Gang s’ouvre donc sur une cérémonie de deuil. Ton cinéma, Rabah, tient fondamentalement du rituel, on n’a pas attendu Histoire de Judas pour en avoir la connaissance, déjà Dernier maquis, l’un plus beaux films français de ces dernières années. Le titre a d’ailleurs ici valeur d’indicatif : s’il y a du contemplatif chez toi, c’est au sens radical d’élire des lieux quelconques et les distinguer en leur conférant une valeur sacrée, d’improfanable. On remarque aussi ce garage dont le nom, « Iconic Motors », entre en résonance avec le Holy Motors de Léos Carax. Ton cinéma carbure à l’iconique (les palettes retrouvées du Dernier maquis, même si le rouge y est moins vif), il exhale un parfum mystique. C’est un balancier qui caractérise la nonchalance féline de ton cinéma, allers et retours entre la profanation (au sens de la restitution à un usage commun, par exemple de grands récits comme Histoire de Judas et Les Chants de Mandrin) et la sacralisation (de mondes ordinaires).

 

 

 

Le contemplatif a toujours pour corrélat que le sacré ne va pas sans s’accompagner d’une perte ouvrant au deuil. Tous les quartiers populaires, toutes les cités périphériques sont endeuillées et si la mort y est souvent la mèche allumant les feux de la colère, le deuil peut imposer aussi la suspension et le retrait, jusqu’à substituer à la mosquée fétichisée par les intoxiqués du poncif l’église dont la présence, seule, à l’aise anéantit tous les délires sur les « territoires perdus de la République ».

 

 

 

Dans la cité, un vieux garçon enterre sa maman, ce pilier vibrant d’une vie esseulée dont on découvrira progressivement qu’elle est un autre pilier pour ses voisins. Voilà, c’est là chose banale mais encore fallait-il la filmer, cette banalité, ce jamais vu érigé en bel événement de cinéma.

 

 

 

L’ouverture du Gang est un bonheur, doux rayonnement que produit le rituel offert à l’absent. Et comme le bonheur est rare, le bonheur dont le cinéma français est si peu friand, si tristement avare.

 

 

 

 

 

Noir c’est noir ou gris sur gris ?

 

 

 

 

 

Cela dit qui impose le respect parce que c’est de respect dont il est absolument question, on avoue cependant être circonspect quant à la suite des opérations, gêné même à quelques entournures. On avancera à pas mesurés – te connaissant un peu, de loin, peut-être dirais-tu : à pas de loup – en tâtonnant, forcément, nous qui te faisons l’amitié de notre franchise, essayant pour voir tout ce qui – écrivons-le pour ouvrir de manière énigmatique – ne fait pas une idéale coïncidence entre ce qui tient de l’obscurcissement et ce qui revient à l’assombrissement, ce qui n’est la même chose en rien.

 

 

 

L’écart est en effet celui du plus grand danger, le risque encouru dans la confusion entre le sombre et l’obscurci. De fait, ton film ose s’y frotter, on ne dira pas le contraire – au contraire. C’est même là qu’il est un poil-à-gratter, qu’il contrarie en compliquant la belle donne de départ et la contrariété invite alors à s’en expliquer. Car il y a en effet un hiatus entre l’obscurcissement réel de l’époque, qui jette ses enfants en pâture à l’enrichissement rapide qui comme Saturne les dévore, et l’assombrissement de son témoin quand il cesse de peindre du gris sur gris. Quand l’assombrissement est un noircissement censé dégriser, renchérir sur le noir tiendrait de la complaisance, autre dévoration saturnienne accordée à l’époque qu’elle voudrait pourtant critiquer.

 

 

 

Que raconte Le Gang des bois du temple ? Le récit se présente ainsi : une bande de grands gamins, aidés par un plus ancien, revenant possible du cinéma fraternel de Jacques Becker, se réjouit de frapper un grand coup en détroussant un prince saoudien sur une bretelle d’autoroute. Comme ils ont tapé trop haut, on le leur rendra au centuple. Hier, les gosses appréciaient les crêpes que leur préparait la mère qu’au début du film Monsieur Ponce enterre. Ils s’en contentaient et c’était bien comme il est bon de s’en tenir au PMU. Aujourd’hui, parce qu’ils ont osé péter plus haut que leur cul, les forts les sanctionnent, ils en ont bien les moyens qui les dispensent de toute vergogne. Si la punition est un rappel à l’ordre infligé aux petits ayant eu la bêtise d’oublier qu’il y a plus fort qu’eux dans l’échelle du banditisme, la correction appartient à celui qui la met en forme avec une raideur sévère d’instituteur. De part et d’autre du film, la leçon se veut donc durement corrective.

 

 

 

La moraline est noire de chez noir parce qu’elle est coléreuse, bilieuse, venimeuse. Le film qui respirait si fort en rappelant que l’on respire à pleins poumons dans les cités, on y respire le soin des autres et la solidarité, on paie le café comme on ne se plaint pas de ramasser par terre les déchets, contracte progressivement son souffle. Le système respiratoire devient un vrombissant aspirateur, une autre manière de faire le ménage et la corvée est si douloureuse à administrer. L’ami, longtemps solidaire de ses pairs, des gamins de Clichy-sous-Bois comme lui l’a été à Montfermeil du côté des Bosquets, si sensible au milieu charnel de leur amitié, vire alors grand fâché, furieux, atrabilaire.

 

 

 

 

 

Bande à part et regard vétéro-testamentaire

 

 

 

 

 

Rabah, ton cinéma est de bande, de bande à part, avec la cohorte des copains et des cousins, les « desesperados », les ouvriers retranchés dans la forteresse-usine, les apôtres et les mandrins, toute la petite tribu où les filles ont souvent du mal à se faire une place. Rappel est fait, cassant comme la règle de l’instituteur sur fond de tableau noir, qu’il y a toujours plus d’une bande et une hiérarchie qui les sépare, méchante jusqu’à la violence. Aux petits gars qui ont fait les malins en croyant changer ainsi de place, on leur répond que la seule place méritée est la mort. Et la réponse est d’une brutalité, véhémente, implacable, qui s’empare de la représentation en brutalisant le spectateur.

 

 

 

Dans notre actualité obscurcie, il y a des regards qui ne trompent pas, pétrifiants. Des regards qui disent la vérité comme le tien, dans trois plans reconnaissable entre mille, dont la colère noire troue bien plus que la cagoule de l’exécuteur anonyme que tu joues, mais toute la nuit où les chats sont censément gris comme les malfrats stylés des films de Jean-Pierre Melville. Le regard qui ne ment pas a les yeux sombres de l’exécuteur, le regard du dieu vétéro-testamentaire, le justicier vengeur et courroucé contre les gamins qui ont oublié, les petits cons, les crêpes de leur enfance. Eux ont trahi l’enfance pour l’argent rapide, leur ami de cinéma les trahit en les exécutant méthodiquement, un par un, salle de bain, garage et même la prison où, hors-champ, hurlent de vrais prisonniers comme si le documentaire les protégeait de l’incarcération d’une fiction qui célèbre avant de démembrer.

 

 

 

Comme on est loin, alors, de la figure de Jésus qu’après tout Judas (que tu jouais) trahissait mais la trahison de Judas était absolument nécessaire à la mise à mort de l’innocent dont l’exemple fait universellement civilisation. Trahir la trahison demeure un beau programme, et pas que de cinéma. Par exemple, trahir le préjugé que les petits doivent rester à leur place sous peine de mort, trahir celui qu’il y aurait un ordre des places à ne pas bousculer. Ce qui aura toutefois apaisé un peu notre cœur, c’est le beau salut à l’ami Nazim Djemaï (on aperçoit l’une de ses photographies dans le musée abritant les toiles de Michel Jouenne) dont le titre livrerait un autre indice de vérité : Vanités.

 

 

 

Annkrist au début, Nazim Djemaï à la fin : de rares fusées de détresse dans la nuit de ton cinéma furieusement assombri, en colère de ne pas réussir à trahir l’époque du plus grand obscurcissement.

 

 

 

 

 

Une dernier trahison

 

 

 

 

 

Pourtant, on ne l’a pas oublié, tu as cultivé le souci du déplacement entre les lignes, avec ton double soumis à la punition de la double peine, peine d’être algérien en France (Wesh, Wesh) et français en Algérie (Bled Number One), mais pourtant capable de divagations (ici une pause renoirienne), d’extravagances (là un concert solo de Rodolphe Burger), autant de dérives entre les deux rives.

 

 

 

Et Dernier maquis, ce film sublime, on le répète, où le patron que toi-même interprétait était fichu dehors de sa propre fiction par des personnages qui avaient compris qu’il existait des diagonales possibles à tracer entre les partages confessionnels et la partition conflictuelle de la lutte des places. Et Les Chants de Mandrin avec ses contrebandiers du 18ème siècle interprétés par la bande des copains issus comme toi, comme nous, non seulement de l’immigration mais de la colonisation. Et Histoire de Judas qui retrouvait, avec la Palestine en Algérie, le versant arabe de la figure de Jésus.

 

 

 

Ce qui toujours nous trouble, vraiment ça remue depuis notre tête jusqu’à notre ventre, c’est – on appuie délibérément le trait, tu nous le pardonneras si Jésus est encore là et, même dans le silence, on veut bien y croire – une façon de rejouer (pour la déjouer) une certaine manière de fitna, la guerre des arabes contre les arabes qui, cependant, est aussi et surtout le soulèvement des manants, arabes ou non, contre les princes, arabes ou non (là, c’est l’héritier de Mandrin qui revient et on est bien content de le revoir, le recevant à bras ouverts). Arabe est le nom d’une différence à laquelle tu voues une souveraine indifférence quand la mort marque qu’il y a moins race que classe qui vaille. Mais la conscience de classe manque, les palettes ont perdu de leur rouge. Demeure la loi du plus fort et si les princes savent faire écraser les mandrins, leur seul ange gardien est un militaire à la retraite qui a gardé dans son corps la machine-réflexe de ce qui fait encore l’empire français.

 

 

 

Donc un jugement est prononcé, et d’un pénible genre. Les sanctions tombent, expéditives. Oui, tout cela est exécuté (des exécutions sont aussi des cérémonies) avec l’emploi très symbolique d’un arbitre de paix, d’un tiers qui tranche à l’exemple de cet homme, même aussi beau et émouvant que M. Ponce (Pilate, forcément, c’est d’ailleurs le même acteur, Régis Laroche). Le voisin endeuillé de sa maman sera alors ange protecteur (restons-en aux PMU et aux crêpes) autant qu’exterminateur (le tir à distance, à longue focale comme celle d’une caméra) parce qu’il dans la peau le rôle qu’il a joué, taiseux et sans forfanterie, dans les exactions d’élite dont la Françafrique reste encore le nom.

 

 

 

L’ange est terrible disait Rilke, toujours marqué d’ambivalence démonique et plusieurs finissent par composer une série, d’un côté le prince noir et ses émissaires (comme le personnage fonctionnel de Slimane Dazi), de l’autre le vigilante et ses doubles (quand le prince fait l’ado au Molotov remué par le DJ set de Sofiane Saidi, un grand gaillard se trémousse à côté, c'est Rodolphe Burger). Au milieu, longues focales et vues en plongée, les mille yeux du dieu surveillant anges, démons et archanges, le premier des watchmen, toi assisté de ton ange à l’image, Pierre-Hubert Martin.

 

 

 

Donner autant de vérité au milieu charnel de l’amitié, les postures, les parlures, les phrasés, les manières communes et les rires partagés, jusqu’à inclure les stigmates réels (le garçon qui a perdu sa main), tout ce qui ne manque jamais d’air (avec la circulation, que tu prises, des deux côtés de l’image des techniciens et des interprètes, ici Marie Loustalot dans le rôle de la compagne de Bébé et qui est ton assistante monteuse), pour ensuite l’éventer à coup de boum-boum tonitruant parce qu’après tout, il ne fallait pas déconner. Non, vraiment, cela est devenu aujourd’hui insupportable.

 

 

 

Quand on a la mémoire des grands anciens du cinéma de genre en France, réitérons le nom fraternel de Becker, on se souvient que les bandits avaient droit à mourir dignement, c'est-à-dire comme des héros défiant le fatum et non pas comme les pièces d’un procès distribuant peines et châtiments selon une morale justicière qui se trompe dans le rapport des fins et des moyens (« seule la violence aide là ou la violence règne », maxime brechtienne, n'est synonyme en rien de la loi du talion).

 

 

 

Car il y a un autre écart, qui peut être un abîme également, entre la mort des petits manants des quartiers de notre enfance, étranglement caravagesque et couteau dans le dos comme dans un film de genre mais à la Jacques Audiard, super chiadé et tout mais à la morale super-archaïque qui remonte d’avant les Évangiles, et le tout à fait étonnant bénéfice du doute offert au prince à qui profitent non seulement l’indécidable (est-il mort ?) mais également l’irreprésentable (pas d’image).

 

 

 

Reste une ultime trahison sur laquelle on continue depuis ton film de méditer : en persévérant à préférer au noircissement de ce qui s’obscurcit le nuancier subtil du gris sur gris, la clarification qui sauve et protège est une retenue pouvant soustraire des jouissances atrabilaires et colériques du pire. En un mot, réussir en cinéma ce dont fait leçon Annkrist.

 

 

 

Amitiés

 

 

 

Des Nouvelles du Front (des avant-dernières choses)

 

 

30 septembre 2022 - 7 septembre 2023