Une femme dans le vent (1948) et Les Sœurs Munakata (1950) de Yasujirô Ozu

Descentes et montées d'escaliers

Les films du temps de la reconstruction le sont aussi des reconsidérations entre ce qui doit nécessairement passer et ce qui doit persévérer avec une égale nécessité. Le cinéma de Yasujirô Ozu ne craint pas alors le didactisme, de mise pour une nation défaite par ses torts et qui doit apprendre à faire un sort à la culture du vainqueur qui s'affiche en slogans publicitaires, Coca-Cola en tête.

 

 

 

Kinuyo Tanaka offre son visage d'épreuves et de fatigue à des combats sous-considérés qui constituent pourtant le pendant inversé des revers militaires alors interdits de représentation. D'évidence, la reconstruction d'un pays, matérielle autant que morale, passe par les femmes et leur résistance au laminoir du quotidien. Dans Une femme dans le vent (1948) et Les Sœurs Munakata (1950), les hommes flanchent quand les femmes tombent mais, tandis que les premiers ne s'en remettent pas, la relève revient aux secondes parce que leur temps n'est pas le même, non celui des macérations masculines mais des obstinations en quoi le sublime se réserve.

 

 

 

Tokiko et Setsuko sont pour l'actrice ces occasions de faire passer ce qui persévère, jamais de guerre lasse en dépit des sévérités.

 

 

 

 

 

Une femme tombe dans l'escalier

 

 

 

 

 

Une femme dans le vent est un film pressé par les circonstances. Ses natures mortes s'emplissent des signes de la transformation du paysage, à côté des bicoques, l'usine, sa rengaine et ses déchets. Le linge qui sèche dehors expose les notes suspendues d'une partition, celle d'un air vicié par les cheminées du progrès. L'après-guerre dure et il y a des leçons nouvelles à prendre même si c'est sur la tête. La prostitution occasionnelle n'est pas une déchéance, ni pour la femme qui s'y rend afin de payer l'hospitalisation de son garçon, ni pour son mari revenu du front et qui a le cran de lui faire tout un flanc. Les amis respectifs sont alors présents pour énoncer les éléments de la morale nouvelle qui doit cesser de s'embarrasser de conventions valables pour des vies seulement immatérielles.

 

 

 

Kinuyo Tanaka tourne ce film qui s'intitulait à l'origine Une poule dans le vent, entre deux participations de la plus haute importance chez Kenji Mizoguchi, Femmes de la nuit (1948) et Flamme de mon amour (1949), en attendant d'autres interprétations qui ne le sont pas moins, pour Mikio Naruse dans La Mère (1950), une dernière fois chez Yasujirô Ozu avec Fleurs d'équinoxe (1958), à nouveau pour Kenji Mizoguchi pour Miss Oyu (1951), La Vie d'O'Haru, femme galante (1952), Les Contes de la lune vague après la pluie (1953) ou encore L'Intendant Sansho (1954). En 1953, Kinuyo Tanaka tourne également son premier long-métrage, Lettre d'amour

 

 

 

Kinuyo Tanaka accomplit pourtant dans Une femme dans le vent, certainement un film mineur du grand Ozu, une prouesse folle (ou bien alors elle a été doublée, le plan n'en demeure pas moins absolument inoubliable) quand, poussé par son mari furieux, Tokiko tombe dans l'escalier de la maison où elle loue à l'étage une chambre. Au moment où l'on pense que le cinéaste a cédé aux circonstances de l'instruction civique à l'heure de toutes les reconstructions, il tourne ce plan qui nous tombe dessus, littéralement. Un contrepoint aux leçons du jour est le tour naturaliste de leur instruction et là, l'administration tient de la fessée, le spectateur séché comme le linge par le vent. On ne croit jamais avoir vu cela auparavant, sinon dans Péché mortel (1945) de John Stahl et L'Aigle vole au soleil (1957) de John Ford (on a d'ailleurs souvenir que le plan de chute dans l'escalier de John Wayne avait secoué Jean-Marie Straub). Tout avait préparé à ce plan, conduit à cette chute sidérante d'impavidité. Ce plan, le cinéaste y pense quand Tokiko monte et descend le même escalier, avec ou non son enfant sur le dos, ou quand la nuit un jouet rebondit sur les marches en faisant une petite musique d'enfance qui prépare à de stupéfiants fracas, à chaque fois c'est le même cadrage, fixe, c'est quasiment la même durée.

 

 

 

Une femme tombe dans l'escalier, c'est un événement de ce côté-ci de l'écran, là où nous sommes, cela ne l'est pas de l'autre côté où les violences domestiques sont banalisées. Tokiko se redresse, boite un peu, son mari souffle de timides excuses. On est soufflé de sentir l'inverse, lui qui s'est effondré en continuant pour son compte personnel l'effondrement national, elle qui sait tomber en sachant aussi bien se relever parce ce qui la tient est une persévérance qui vient de loin, une histoire (pas que) nippone des corps féminins.

 

 

 

 

 

L'escalier pour Kamakura

 

 

 

 

 

Les Sœurs Munakata adjoint à l'autorité établie de Kinuyo Tanaka la juvénilité remuante de Hideko Takamine. L'après-guerre dure en s'adoucissant à certaines encoignures, le naturalisme en réponse aux obligations de l'instruction civique également. Le problème est bien celui de durer et il n'y aurait que la douceur pour y réussir, la bienveillance d'un père pourtant atteint d'un cancer (l'acteur fidèle Chishû Ryû), les indulgences de son aînée, Setsuko, flanquée d'un mari s'enlisant dans le ressentiment et que bouscule sa cadette, Mariko, qui voudrait bien lui remettre dans les pattes le gentil Hiroshi, un amour de jeunesse. Le partage de l'ancien et du nouveau est une partition à laquelle jouent les deux sœurs avec application, mais selon des dispositions tout à fait différentes, la cadette qui dilapide son énergie en surexcitations et mimiques, l'aînée qui préfère aux dépenses ostentatoires une retenue qui fait mouche. 

 

 

 

Le mari de Setsuko a beau aimer les chats, après une nuit de biture il choit, incapable de retomber sur ses pattes. L'arrêt du cœur est la raison de sa mort, comme d'un cœur moisi par la redondance. Un boulevard de mélo aurait dû forcément lui offrir Hiroshi, il n'en sera rien. L'endroit où se tient désormais le désir de Setsuko est celui d'un célibat affirmé, ce vide qui est le contraire du néant et dont la ponctuation des natures mortes en relaie le zen, en ayant pour vivants piliers les montagnes de Kyoto et l'évocation de Kamakura, cette ville balnéaire située à cinquante kilomètres de Tokyo avec son temple zen Engaku-ji où reposent les cendres du cinéaste.

 

 

 

Kamakura est l'un des secrets de Yasujirô Ozu, indistinctement vie et cinéma, ce sésame que se passent certains films, déjà Printemps tardif (1949) dans lequel tourne pour la première fois Setsuko Hara, et l'arrêt du cinéma pour la seconde à la mort de Yasujirô Ozu en 1963, avant de passer les cinquante-deux dernières années de sa vie à proximité d'Engaku-ji. Voilà où se trouve en esprit son homonyme Setsuko Munakata, à l'endroit d'une disposition d'âme qui assure la permanence d'un vide dans les structures saturées de la reconstruction du Japon et sa modernisation qui est une américanisation. L'indifférence zen fait toute la différence, cela à quoi finit par se rendre Mariko. Au début du film, sa frivolité devant l'évocation des vieux temples bouddhistes, avec cette petite danse autour d'une fontaine, trouvait déjà sa compensation dans ce travelling latéral qui substituait à sa pirouette un tronc d'arbre.

 

 

 

L'indifférence zen ne sert plus les disciplines militaires (du kamikaze), mais arme les femmes qui ne meurent pas quand elles tombent. Elle en accompagne d'autres qui préfèrent aux mariages réussis l'éternité d'amours dont la persévérance est celle des idées, avec pour autre escalier le temple de Kamakura. La reconstruction est adaptation culturelle aux normes du vainqueur, elle offre aussi d'adopter des mystiques ne valant plus que pour soi.

 

 

 

6 novembre 2023