Quand les vagues se retirent (2023) de Lav Diaz

Police Psoriasis

Aux Philippines, le crime n'est pas ce que traque la police mais ce dont elle participe. Être policier est un crime, une nuit de l'âme dans une chair qui pourrit. En plan rapproché, c'est une inflammation de la peau et de l'esprit ; en plan large, du sable comme de la poudre noire qui recouvre les dalles d'une maison de bord de plage. La dernière chronique de Lav Diaz consiste à mettre la police aux arrêts. Et si l'allégorie pétrifie avant d'effriter, c'est autant par démoralisation que par desquamation.

Irrésolution

 

 

 

 

 

À l'école de police philippine, la leçon enseignée mérite tous les applaudissements. Il faut voir comment l'enseignant de circonstance, un officier de police reconnu qui se la raconte un peu, reçoit les félicitation nourries de son auditoire. Pourtant, ce qu'il raconte n'est franchement pas très glorieux, ne tenant qu'à l'identification hasardeuse d'un numéro d'immatriculation sur une voiture carbonisée. L'affaire est alors classée mais le crime (la disparition d'un couple devenu riche et leur chauffeur de taxi) reste, lui, irrésolu.

 

 

 

Si clore les dossiers n'équivaut pas à résoudre les enquêtes ainsi qu'à mettre les criminels aux arrêts, c'est que l'irrésolution est un empire que Lav Diaz filme en courtes focales, comme à son habitude. L'irrésolution est l'état d'exception des crimes impunis et il ne l'est vraiment qu'en allant jusqu'à inclure la police, non pas parce qu'elle serait incompétente mais plutôt parce qu'elle est complice du mal que sa complicité empire.

 

 

 

La première séquence de Quand les vagues se retirent tient dans la netteté tranchante de sa valeur d'exposition : d'un côté le prestige de l'enseignant recouvrant la quasi-nullité de son action, de l'autre l'inscription documentaire (le tournage à l'école nationale de police et la présence de vrais étudiants en criminologie) que biaise, notée sur un tableau, une citation du personnage d'Agatha Christie, Hercule Poirot (« La vérité se manifeste au-dedans de nous, pas au-dehors »). Ces deux pôles balisent la voie étroite adoptée par le film de Lav Diaz qui dépouille le genre de ses habituels oripeaux (le flic, ce héros populaire qui a du flair) pour rendre la honte plus honteuse encore en la livrant ainsi à la publicité (être un policier est un crime, une nuit de l'âme que ronge le mal, sa ruine dont témoigne l'inflammation virulente des cerveaux et des peaux).

 

 

 

 

 

Desquamation

 

 

 

 

 

Quand les vagues se retirent n'est pas le premier film policier de Lav Diaz (c'était le cas de l'un de ses tout premiers films, Batang West Side en 2001), c'est cependant le premier qu'il tourne en 16 mm noir et blanc. L'intérêt d'une pellicule aussi sensible se fait davantage sentir le jour que la nuit (où, comme toujours chez le cinéaste, tous les Philippins sont gris). Même tamisée par le rideau épais d'une chambre d'hôtel, la lumière du jour se disperse en effet en particules flottantes et fines, brassée de poudreuse ou bien tourbillon de poussière, que prolongent le sable des plages, noir comme de la poudre explosive, et la pluie qui bat sur le pavé au moment de la tombée de la nuit. La nuit a d'ailleurs des profondeurs qui permettraient de nettoyer un peu tout ce qui engorge et sature le jour, tout ce qui le recouvre et l'asphyxie. Si la nuit remue tant, c'est en déconfinant aussi le jour qui suit.

 

 

 

Un état de choses particulaire et moléculaire induit ainsi le dissolvant des attentes et des enchaînements que l'imagerie criminelle exige par convention. Ce qui flotte en suspension dans l'air et poudroie c'est de la pellicule filmée par de la pellicule, le 16 mm. ultra-sensible aux squames qui nomment ces lamelles détachées de l'épiderme, et tombent de la peau de Hermès Papauran. L'officier de police est non seulement jaloux comme un pou (il piste son épouse qui le trompe, l'humilie devant son amant avant de passer à tabac le policier qui a dénoncé ses violences sexistes), il est atteint aussi de psoriasis. Hermès essaie alors de trouver du réconfort auprès de sa belle-sœur qui habite le bord de mer, traqué par ailleurs par son ancien mentor, Supremo Macabantay, qu'il a fait tomber et qui vient de sortir de prison après y avoir purgé une peine de dix ans.

 

 

 

Lav Diaz est un peu trop content des effets spontanément symboliques de la maladie de peau affectant son personnage de flic. Il l'est tellement qu'il faut que sa belle-sœur dise ce qu'il répétera lui-même, à savoir que le psoriasis est le stigmate d'un pourrissement général, etc. On goûte cependant au gag consistant à prévenir inlassablement que l'inflammation de peau n'est en rien contagieuse. Tout plaide évidemment pour le contraire, et surtout les particules foliacées qui flottent en infiltrant et corrodant peut-être esprits et poumons.

 

 

 

La desquamation engage un travail de plus en plus prenant, qui participe à écarter du champ la fonction supposément sociale de la police. C'est la réponse allégorique (quand ne la fige pas le seul recours au symbole) donnée par Lav Diaz à la séquence historique récente dont il examine la plaie, l'opération de lutte anti-drogue (« Tokhang ») menée par le leader macho-fasciste Rodrigo Duterte entre 2016 et 2022, qui a entraîné la mort de milliers de Philippins tués sans jugement, et qu'a documenté le photographe Raffy Lerma qui joue ici son propre rôle. La veine documentaire est par ailleurs ce qui autorise à montrer comment une violence en recouvre une autre, contre les petits trafiquants parce qu'ils sont trop pauvres pour pouvoir se cacher derrière leur fortune et leurs amitiés, et contre les femmes pour la seule raison qu'elles le sont.

 

 

 

 

 

Inflammation

 

 

 

 

 

Quand Lav Diaz réalise un film, il en tourne généralement trois : il y a un film de genre qu'exténue la durée des plans, des séquences et du métrage lui-même ; il y a un film d'actualité que laboure la profondeur de champ afin d'en faire sentir le sédiment ; il y a un film allégorique sur la fin des temps, pétrie en agonie interminable et indéfinie. Il rumine des obsessions (le vieux couple de la vengeance mythique et de la justice divine, déjà là dans Norte et La Femme qui est partie). Il tient bon le cap de sa vision (aux limites de l'horizon, l'horreur de la société philippine accumulant couche sur couche les maux qu'empire leur accumulation n'est qu'écume tourbillonnaire à la surface de l'océan). Quand les vagues se retirent est un film de Lav Diaz mineur qui se dépasse toujours dans les durées limites (les sept heures de Melancholia, les neuf heures de Death in the Land of Encantos, les dix heures de Evolution of a Filipino Family). C'est alors que l'on ressent, dans sa peau et dans ses os, tout ce qu'il y a d'intolérable, d'impossible et d'invivable à être philippin parmi les Philippins.

 

 

 

Comment peut-on être Philippin ? C'est la question, une question sans réponse autour de laquelle Lav Diaz tourne sans s'épuiser, la question qu'il retourne dans tous les sens en fouillant dans chacun de ses plans la stratification des catastrophes historiques, colonisations espagnole et étasunienne, présidence du fasciste Duterte, dictature de Marcos, et arrivée au pouvoir en 2022 du fils du dictateur empressé de restaurer l'image de son père. Il ne s'agit pas, bien sûr, de répondre à la question mais, dans la profondeur de champ où l'Histoire se disloque en se dissolvant dans le cosmos, de souffler un peu en la perdant de vue. Même soumis aux fers de l'historicité humaine, les animaux domestiques, buffles, chevaux et chiens, passent et repassent en colportant la preuve, recouvert du voile opaque de la parole qui manque, que la vie est ailleurs. 

 

 

 

L'idiome national, le tagalog, exprime autrement l'effroi des morsures de l'Histoire, avec ses anglicismes et ses hispanismes, et puis ses accents grinçants et si glissant qu'ils invitent à lâcher les cris, avant que le silence ne réussisse à faire passer l'indifférencié du grand souffle cosmique.

 

 

 

L'horreur est intérieure, Hercule Poirot avait donc raison. L'horreur policière est un trope du cinéma philippin, Batch 81 (1982) de Mike de Leon à Kinatay (2009) de Brillante Mendoza. en passant par Bayan Ko (1984) de Lino Brocka. La culmination conduit ici le grand montage parallèle à l'affrontement ridicule des rivaux mimétiques qui s'entre-exterminent, livrant au petit jour la banalité des cadavres. S'ils ont eu le temps de hurler la haine de ce qu'ils sont devenus, la rage punk réduit l'intérêt du film de Lav Diaz dans le secteur étroit d'un gauchisme purement déclaratif. Quand les vagues se retirent est autrement plus passionnant quand on suit alternativement les deux trajectoires de Hermès et du vieux Supremo en mettant en rapport le psoriasis de l'un avec les délires évangélistes de l'autre.

 

 

 

On atteint alors à des sommets de bouffonnerie (les baptêmes hystériques qu'inflige Supremo aux personnes qu'il croise en chemin), qui sont des inflammations du spirituel s'ajoutant à la maladie inflammatoire de la peau. Non seulement le mal est intérieur, au sens où il découle d'une intériorisation de maux sociaux, mais il vient de loin, non seulement la décennie passée en prison mais les deux qui portent des noms malais, issus d'un groupe ethnique réduit à presque rien depuis la colonisation.

 

 

 

On retient entre autres ce moment effroyable où une jeune prostituée meurt sur le coup après avoir été baptisée par Supremo, qui n'a pas d'autre idée que d'injecter à son cadavre du produit pour embaumer les chiens, et qu'il conserve ensuite dans un placard. Cela donne enfin des danses improvisées et étonnantes, celles de Supremo que Hermès à la fin rejoint, à vocation conjuratoire, comme s'il s'agissait d'épuiser l'enfièvrement de la tête et l'ébouillantement des peaux. Danser pour n'avoir plus à bouger ni à penser. Ce qui est terrible, c'est que le film se clôt avec la mort de Supremo et Hermès quand un film est déjà annoncé qui racontera une enquête du second, ressuscité pour le projeter à nouveau en enfer.

 

 

 

La plus belle danse est cependant offerte par le film lui-même qui étonne ultimement quand le générique-fin donne un nom à tous les figurants, sans exception. Le communauté moins identifiée que connue et reconnue des figurants, passants, marchands, prostituées et trans, est un peuple que Lav Diaz constitue en exception aux formulations populistes traditionnelles. Les membres d'un peuple que le cinéaste philippin connaît un par un.

 

 

 

23 août 2023


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