Indivision (2022) de Leïla Kilani

Le feu en ailes du ciel

Il y a douze ans, Leïla Kilani filmait « sur la planche ». Aujourd'hui, le saut est fait mais en sorte qu'il faille s'épargner de tomber dans le grand bain en y faisant plouf.

 

 

 

Le pied est encore sur la planche plutôt qu'au plancher. La planche des plans râpés comme les langues sont râpeuses, celle des cuisines où le bruit du couteau d'apparente à celui des craquètements de cigognes, celle des peaux que l'on frictionne moins pour les nettoyer que pour les échauffer. Le plus beau d'Indivision se joue dans l'entre-deux, avec la planche au milieu, le sautoir pour avoir un ciel fou d'oiseaux dans les yeux quand la terre flambe avec son tapis de feuilles arrachées à un scénario de plomb.

La langue est un feu

 

 

 

 

 

Lina est une fillette muette, c'est sa décision depuis la mort accidentelle de sa mère. Loin d'étouffer sa parole, sa mutité en est la centrifugeuse, des échardes partout projetées comme des braises, sur sa peau qu'elle tatoue à coup de marqueur et sur les écrans qu'elle ouvre comme autant d'incisions numériques opérant par déhiscence. La langue est un feu. Une abondance de mots qui sifflent comme des flèches, qui crépitent comme des flammèches en faisant des brûlis dans la langue, arabe dialectal marocain, espagnol et français. Une jactance qui a pour écho un journal des coïncidences et l'ornithologie, ce volètement d'ailes rappelant à l'écran qu'il fut autrefois une page. Lina pépie comme Charlie « Bird » Parker. Multiple; elle bat de toutes ses ailes comme de tous ses elles.

 

 

 

Sur les hauteurs boisées de Tanger, Lina est un arbre fou d'oiseaux. La petite bruit de pensées poussant par n'importe quel côté. Une turbulence d'enfance dans la Mansouria, le domaine familial dirigé par Hajja Amina, la matriarche surnommée « la Maréchale ». Mais le royaume pourri de l'indivision, qui qualifie l'exercice à plusieurs d'un droit de propriété en attente d'un partage et dont les conséquences iront jusqu'à se déverser sur le bidonville dont est issue la bonne à tout faire, Chinwiya, se double toujours d'un autre infiniment plus vaste, celui des oiseaux. L'indivision divise, le paradoxe est fécond sur le papier, attendu quand la saga familiale se prend plus d'une fois les pieds dans des conventions rappelant moins une tragédie shakespearienne qu'un film d'André Téchiné.

 

 

 

Indivision tout en bas ; Birdland tout là-haut (comme chez Patti Smith et Weather Report salut l'oiseau rare Charlie Parker). D'un côté, la terre s'engorge de cendre. De l'autre, la moisson est du ciel. Au pan coupé de tout horizon, il y a l'embrasement et les feux diffèrent, ceux de la richesse qui fait violence de tout le vivant et les autres de la vie dont l'abondance organique et volatile en serait comme l'indifférente souveraine.

 

 

 

 

 

Tout se fait harga

 

 

 

 

 

La mère défunte veille au grain sur son mari et leur petite fille. L'aile de l'absente est tramée des plumes des cigognes dont Lina a tiré son emblème sur Internet. Face aux mauvais calculs de la matriarche qui y sacrifie un fils du bidonville dont Chinwiya est l'amoureuse, la furie est vengeresse. La sauvagerie maternelle lâche ses Érinyes et sa fille en serait la postmoderne Pythie. Si Indivision songe à d'autres films, certes aux Moissons du ciel de Terrence Malick, c'est surtout aussi aux Oiseaux d'Alfred Hitchcock.

 

 

 

Le film de Leïla Kilani est animé par un souffle de feu, tempétueux et vibratile, remué de saccades et de symptômes, les poches pleines de sensations, qui laisse sur le carreau beaucoup de ses rivaux (pour le Maroc, on citera Animalia de Sofia Alaoui). Un brasier dressé par une cinéaste qui ferait tous les films qu'elle n'a pas pu tourner durant plus d'une décennie, au risque de rater son grand film. L'oiseau de feu ouvre ses ailes en grand et le déploiement voudrait brasser et attraper beaucoup, rapports de classes et de propriété, mégafeux et ornithologie, écriture de soi à l'ère 2.0 et tragédies antiques. Le soulèvement a vraiment quelque chose d'empédocléen et l'un de ses foyers d'éruption privilégiés demeure la langue, la parole qui est toujours plus grande et plus forte que celles et ceux qui la parlent, déjà avec les nomades de Tanger, le rêve des brûleurs (2002) et puis les anciens détenus politiques de Nos lieux interdits (2007).

 

 

 

Dans Indivision tout, absolument tout se fait harga et le film lui-même s'épuise dans la durée à se remettre de tout ce qu'il incendie, les divisions familiales et Lina en ange de la catastrophe mais qui paraît toujours plus être ventriloquée par la cinéaste si elle parle au fond à sa place. Plus Indivision avance et plus il est carbonisé et la transe finale au moment du mariage est un ultime sursaut dont les visées réconciliatrices sont de papier.

 

 

 

 

 

Un phénix est passé

 

 

 

 

 

Avec Indivision, une cinéaste marocaine s'élance sur la planche, tombe et promet aussi vite de ressusciter même si cela devra prendre du temps. Le grand film rêvé est peut-être raté mais il est grand aussi, ses puissances de maraboutage plus évidentes que celles d'Eurêka de Lisandro Alonso en dépit de son marabout. Comme la poétesse russe Marina Tsvétaïeva, Leïla Kilani vit dans le feu. Le feu la protège - noli me tangere. Mais le feu est aussi ce qui la tient à distance, à l'écart, brûlant tous les liens qu'elle voudrait tresser avec les autres, jusqu'aux spectateurs, mais qui la retiendrait aussi, farouche, de s'envoler dans un ciel de catastrophe qui a au moins la beauté d'une toile de Turner. 

 

 

 

Faire un film pour Leïla Kilani, c'est donc vivre dans le feu. C'est mourir et renaître de ses cendres et seules les braises attesteront qu'un phénix est passé parmi nous.

 

 

 

8 mai 2024