Le 6 juin à l'aube (1946) de Jean Grémillon

De la conquête

80ème anniversaire du Débarquement. Qu'y a-t-on célébré en grandes pompes ? Un monde de la liberté retrouvée à l'heure zéro des autoritarismes renforcés ? Nos pendules sont déréglées, le temps dégondé. Le bloc bourgeois a besoin de tels monuments pour graver dans le marbre sa scélératesse. Un film, peu vu et vite oublié pour ne pas dépareiller, s'est pourtant chargé d'en démonter l'horlogerie à l'époque des faits qui sont notre héritage mal compris, mal vu en étant mal nommé.

 

Le 6 juin à l'aube est, de tous les films vus ces derniers temps, ces derniers temps qui à bien des égards sont les temps derniers d'un monde qui agonise en bégayant complaisamment le pire, peut-être le plus contemporain. Composées par Jean Grémillon, ses « notes cinématographiques sur le débarquement anglo-américain (Manche et Calvados) » sont en effet la musique concrète et dissonante des gravats qui ont pavé la voie d'une aggravation continuée.

 

 

Les statues y meurent comme les civilisations et les arbres décharnés sont les signaux de détresse des dévastations qui ont fait la fondation du sol sur lequel nous croyons vivre tant bien que mal alors que nous vivons si mal.

 

 

 

 

 

Cri d'effroi pour l'Ange de l'Histoire

 

 

 

 

 

Il y a pourtant des images d'Épinal, au commencement des paysages et des cathédrales, qu'un montage soviétique dynamise pour en battre la paille et en soulever les grains de dignité avec lyrisme, des gestes paysans rappelant à la culture que son sol est la terre des travaux et des jours agricoles. Mais les belles réminiscences de La Terre d'Alexandre Dovjenko ne peuvent longtemps contenir l'incandescente proximité des ruines d'un néoréalisme d'ici dont la pression documentaire a pour noyau irradiant un radical dépaysement. La Normandie s'y présente alors comme le champ d'une autre culture, labouré à l'extrême par des engins de mort, pluie d'obus et mines en spores dont les témoins sont des statues éventrées qui, muettes, crient pourtant d'effroi pour l'Ange de l'Histoire.

 

 

 

L'extrême précision des cartes animées décrivant les 70 jours de l'opération Overlord est un didactisme nécessaire, mais non suffisant. Sa rigueur s'y évalue à l'aune d'autres matériaux, vues documentaires et rencontres qui avèrent le recours dialectique à la fiction. Deux instituteurs en sont les instructeurs, à l'école pour le cours de géographie et à l'extérieur pour sonder l'Histoire depuis sa profondeur de champ. Les enfants, eux, jouent parmi les ruines de Normandie en étant les garants d'un avenir dont la reconstruction a voulu taire par son volontarisme ses blessures de naissance.

 

 

 

Dans la salle de classe, la leçon de géographie est intemporelle ; à l'extérieur, le paysage est donné à lire dans les soubassements historiques de ses plis à l'aide de la Chronique de Cambridge, dans le rappel des entreprises guerrières de Guillaume le Conquérant en 1066 et de son descendant, Édouard III, pendant la Guerre de Cent ans. En sondant les couches de la géographie, la perspective historique tombe sur des os qui ont la dent dure. On mène pas une guerre pour le bien universel, mais pour des intérêts particuliers qui, quand ils sont revêtus de l'oripeau des grandes causes, semblent justifiés et indiscutables. Qui osera dire qu'il faisait mieux vivre à l'heure allemande ? Qui osera avancer qu'une autre conquête a commencé ? Dialectiser n'est pas poser des équivalences irrecevables, mais trouver le point difficile par où la critique se poursuit dans la mémoire antique de ses origines paysannes. Car le première critère est le crible séparant le grain de la balle ou l'ivraie.

 

 

 

Il y a des témoins pour cela et s'ils sont muets, ils montrent ce qui à l'époque était impossible à dire. Les tombes succèdent alors aux statues pour indiquer à l'horizon qu'il y a deux régimes de l'inhumation, l'un sacré et l'autre profané, celui des GI et celui des autochtones. Et si les tombes des premiers sont parfaitement alignées, pour les seconds leurs cimetières sont retournés. Aux vivants revient à la fin le soin des paroles de dignité et de solidarité. La survie s'y montre en mots rares pour l'homme, en sourires pour l'infirmière et leurs visages éclairent l'obscurité accablant notre présent.

 

 

 

Un scandale, alors, point à l'aube, impossible à littéralement énoncer. La guerre de la liberté contre la barbarie nazie est une guerre de conquête dont le tribut a pour nom celui d'Omaha Beach. L'économie suivra avec le Plan Marshall. Et des films comme Il faut sauver le soldat Ryan (1998) de Steven Spielberg qui voudront faire spectacle de l'obscénité d'une jeunesse réduite, Antonin Artaud l'a hurlé, à l'état de foutre impérial. Le temps des vainqueurs est à l'endettement des vaincus.

 

 

 

 

 

Reste humain

 

 

 

 

 

La tâche de Jean Grémillon, ce Normand d'origine, a été rendu particulièrement difficile. Le tournage de son film, au moment des opérations d'août 1944 qui se prolongent jusqu'au septembre, est stoppé par l'armée étasunienne. Un second tournage commence au printemps 1945 qui se donne pour carte 27 villages. Des archives sont utilisées en montrant Cherbourg, Saint Hilaire du Harcouët et Arromanches. Comme le note Jean-Luc Lacuve sur le site du Ciné-club de Caen, on n'y voit aucun soldat allemand et Jean Gémillon a tenu à refuser d'utiliser une archive montrant des GI riant de cadavres ennemis. Le 6 juin à l'aube est projeté une première fois à Caen le 25 novembre 1946.

 

 

 

Le film déplaît, on le juge trop long pour l'exploitation, et mal venu car il documente des désastres dont la critique pourrait recouper celle de l'ennemi. Sa sortie en salles le 5 mai 1949 oblige à une coupe de 15 minutes. La carrière de Jean Grémillon en pâtira durablement, d'autant que son affiliation au Parti communiste est connue, attestée par sa participation au court métrage Le Choix le plus simple (1951) d'Henri Aisner. Il ne réalisera plus que trois longs-métrages peu appréciés, Pattes blanches (1949), L'Étrange Madame X (1951) et Pattes blanches (1953), ainsi qu'une poignée de courts qui mettent à l'honneur les gestes artisans et artistiques, La Maison aux images (1955), Haute-Lisse (1958) et André Masson et les quatre éléments (1959).

 

 

 

On retiendra encore sa participation aux Désastres de la guerre (1951) de Pierre Kast d'après les eaux-fortes de Goya (il en écrit la commentaire et la musique). Le 6 juin à l'aube ne retrouvera son intégrité qu'en 1997. Les désastres de la guerre s'y montrent avec une force à laquelle Jean-Marie Straub a rendu hommage.

 

 

 

Le 6 juin à l'aube peut faire penser aussi à un essai de W. G. Sebald de 1999, Luftkrieg und Literatur, qui fait suite à des conférences données à Zurich par l'écrivain allemand en 1997. Publié trois ans après son décès en 2004, le titre est en français De la destruction comme élément de l'histoire naturelle. Ce titre est repris d'une formule introduite par un expert en stratégie aérienne de la Royal Air Force, Solly Zuckerman, qui a conseillé les alliés sur le bombardement des populations civiles. La destruction est une politique de gouvernement et de refondation sociale. La France collaborationniste n'est pas l'Allemagne nazie mais les bombes, elles, servent des causes semblables. Tomber de Charybde en Scylla, la mythologie dit à l'Histoire la vérité qu'elle ne veut pas voir. Aux vainqueurs revient l'écriture de l'Histoire, et aux vaincus son servile apprentissage.

 

 

 

 

Le dernier plan du film de Jean Grémillon montre une tombe que surmonte une croix à la terrible inscription : « reste humain ». L'inscription est marquée d'amphibologie. Certains spectateurs y ont en effet lu et reconnu un impératif catégorique. Rester humain en tenant à l'humanité, cette espèce qui se sait désormais « l'indestructible qui a été détruit » (Maurice Blanchot). L'humanité ne va pas de soi, c'est une croyance et l'actualité plaide pour le fait qu'elle soit de moins en moins partagée.

 

 

 

6 juin 2024