Une famille (2024) de Christine Angot

L'emprise

Il y a des films qui vraiment terrifient. En procédant systématiquement par fureur, forçage et ressentiment, l'intimation y coagule avec l'intimidation comme un mauvais sang.

 

Le trauma d'une intimité fracturée par un père incestueux continue d'exercer son obscur rayonnement quand il est ce trou noir dans lequel sa victime est tombée et son unique impératif est depuis d'y entraîner ses proches pour les y enfermer avec elle.

Un piège à double tour

 

 

 

 

 

C'est un terrible piège à double tour en effet que celui d'exiger de l'autre la seule réponse admissible, tout en lui refusant constamment que cette réponse-là soit la bonne. Hystérie ou perversion narcissique, peu importe : la victime du bourreau se fait le bourreau des autres, et s'en faisant elle ne l'est que d'elle-même, dans une noria qui la ramène au fond du puits où la négativité du monde a pris sa source. À cet endroit, la victime érige la blessure vécue en tort absolu et son absoluité tord boyaux et cous. L'autre est l'ennemi intime à prendre en otage pour le brutaliser puisqu'il a perdu toute dignité dans le discrédit incestueux de la figure paternelle.

 

 

 

Une demande de justice dans la reconnaissance du tort subi a depuis longtemps viré en furia inquisitoriale qui a beaucoup désherbé en sacrifiant désormais, pour épancher tout son lait d'aigreur, les exigences éthiques du cinéma documentaire.

 

 

 

Sous l'emprise d'une machine de jugement, la juge et partie exécute ainsi chacun-e des témoins selon différents degrés et modalités qui, tous, lubrifient la fonction transcendante qu'elle s'est à elle-même assignée. Il y a quelque chose de kafkaïen dans la situation où celle qui juge l'autre le fait depuis un tort auquel il n'y a aucune réparation possible, mais seulement la passion interminable du jugement, avec ses fautifs à couvrir d'opprobre. Et ils le seraient moins s'ils ont été également violés (comme l'ex-mari) ou ne le seraient peut-être plus du tout mais à la seule et dure condition de se déclarer prisonnière du trauma maternel (comme leur fille).

 

 

 

 

 

Un vivier de ressentiment

 

 

 

 

 

Quatre temps marqueront les scansions vindicatives du documentaire qui est surtout le document d'une emprise du trauma et de ses effets de capture et d'hystérésis. Avec la belle-mère, le documentaire se fait violation de domicile qui, posée comme sans équivalence possible au viol subi, y prescrit son autorisation. Le forçage légitime ainsi l'inégalité du dispositif avec deux caméras vouant la belle-mère accablée de complicité aux gémonies d'affreux champs-contrechamps. Non seulement l'inquisitrice domine seule le champ mais, de surcroît, elle écrase de tout son poids de visibilité l'autre cornérisée dans les marges du contrechamp.

 

 

 

En participant à filmer l'expédition punitive activement, Caroline Champetier y aura laissé les plumes de Jean-Luc Godard, Jacques Rivette et Chantal Akerman.

 

 

 

Vient ensuite le tour de la mère, laissée seule dans le cadre afin de bouillir dans le chaudron de la faute que la voix off du jugement recouvre de la chape d'un fondu au noir quand ça l'enchante. Il faut couper vite et court et la faute, on n'y échappera pas, aucun mot ne sera le bon, tous ceux qui viendront seront les plus inappropriés. La demande de justice est de pure forme, seule la faute inexpiable fait trépigner. L'ancien compagnon a droit, lui, à deux circonstances atténuantes. Lui-même a été violé et il a très tôt reconnu le génie littéraire de sa juge. Quant à leur fille, elle sauve sa peau en se déclarant le sujet du royaume du trauma maternel. Celui des terres vaines d'une reine à la pêche de tous les coupables et innocents barbotant dans le même vivier de réversibilité et de ressentiment.

 

 

 

 

 

Les bourreaux gagnent toujours

 

 

 

 

 

On en revient au bourreau du bourreau, le père violeur et incestueux qui aura également donné naissance au monstre qui assure le gardiennage de son mythe.

 

 

 

C'est là sa terrifiante victoire quand sa victime ne parle plus que de lui en faisant parler les autres afin qu'ils s'exécutent et fassent de même. Le malheur est infini, y compris pour celle qui en a déjà tiré de si grands profits. C'est la même histoire que celle de l'adaptation en cinéma du Consentement de Vanessa Springora, repu des saloperies de Gabriel Matzneff. Les bourreaux gagnent toujours en effet quand leur jouissance devient ce à partir de quoi celle des autres devra se synchroniser.

 

 

 

La jouissance des auto-aveuglements fait oublier aux victimes ainsi qu'à leurs valets qu'ils peuvent à leur corps défendant s'en faire les relais. L'avocat de la juge et partie est d'ailleurs présent pour le lui rappeler puisqu'il gage ses émoluments à arguer que la victime d'un tort particulier travaille en réalité pour l'intérêt général.

 

 

 

 

 

Il y a justice et justice

 

 

 

 

 

Soudain, un coup de théâtre : la belle-mère porte plainte pour violation de domicile et agression verbale. Personne n'ose dire à la juge et partie qu'hurler qu'elle va la tuer pourrait la desservir. Il faut dire aussi qu'elle n'en est plus à une plainte près, qui est la rançon réitérée des faveurs de l'autofiction. C'est la malhonnêteté du montage express de ses passages télévisés où les railleurs cyniques ont dans les faits roulé pour faire exploser dès le lendemain le chiffre de vente de ses oukases.

 

 

 

Surtout la belle-mère n'a pas compris qu'il y avait deux justices et si l'une a pour finitude les règles du droit, l'autre est infinie comme la « justice sans limites » de Georges Bush jr. exigeant que le monde arabo-musulman souffre la rétribution des attaques terroristes du 11 septembre. Le fond de cette histoire est antique, il faut le lui reconnaître, harpies, furies, érinyes, etc. Quelque chose de la « sauvagerie maternelle » (Anne Dufourmantelle) qui imprègne tant Les Oiseaux (1963) d'Alfred Hitchcock et que l'on retrouverait encore ici dans Une famille, même si rabougri par l'étiage nombriliste, ce trou où l'on croit voir MOI alors qu'il revient au placenta.

 

 

 

 

 

En attendant les Euménides

 

 

 

 

 

Le reste se partagera entre piqûres de rappel nostalgique d'archives en vidéo analogique, auto-célébration par la bouche laudative des autres à l'exemple du critique Arnaud Viviant et passage dans les îles avec l'invitation faite à l'amant d'entrer dans le champ pour que l'on profite de l'exotisme de l'éphèbe. On pense alors un peu aux nouvelles de Dany Laferrière dont Laurent Cantet s'est inspiré pour Vers le sud (2005). On songe surtout à Paradis : Amour (2012) d'Ulrich Seidl.

 

 

 

Une dernière crainte : que nous aussi soyons tributaires de la faute universelle en raison de ce que nous venons d'écrire, avec le risque de subir les foudres de la victime du tort absolu. Une idée certaine de l'enfer sur terre quand règnent Alecto, Misiphone et Mégère, le trio d'Érinyes lancées sans reste aux trousses de tous les Oreste, fautifs de ne pas opiner du chef. Il est vrai qu'Athéna manque toujours à l'appel pour inviter les Érinyes à se faire Euménides.

 

 

 

23 août 2024