Moments choisis des Histoire(s) du cinéma (2000)

de Jean-Luc Godard

Passes par huit pour un passage en fraude

En 1988, Jean-Luc Godard s'attelle à la réalisation des Histoire(s) du cinéma. Dix ans plus tard, huit épisodes sont réalisés dont la durée totale dépasse les 260 minutes. Il y pensait au moins depuis la fin des années 70 lorsqu'il a été invité par le Conservatoire d'art cinématographique de Montréal à prendre le relais d'Henri Langlois et de ses « anti-cours » qu'il y avait donnés dix ans durant. Les conférences ont alors débouché sur la publication d'Introduction à une véritable histoire du cinéma (1980), véritables prolégomènes aux Histoire(s) du cinéma, l'opus magnum de Jean-Luc Godard.

 

 

 

Une histoire du cinéma, plus d'une histoire : toutes les histoires qui racontent le cinéma, lui qui en aura tant raconté. L'histoire du cinéma se conjugue donc au pluriel :

1) parce que le cinéma est l'art qui, né au XIXe siècle, a fait exister le XXe siècle en en organisant mondialement la projection ;

2) parce que le cinéma exige qu'on le raconte depuis et avec le cinéma, en exposant par conséquent le noyau de vérité du médium, à savoir le montage ;

3) parce que le cinéma qui a fait exister l'Histoire, jusqu'à participer à ses mobilisations les plus catastrophiques, est l'objet d'une faille irrémédiable, le cinéma étant partout en étant également l'objet d'une défaite historique.

 

 

 

Le cinéma est une forme qui pense et dont la pensée engage alors à reconnaître la faillite qui en constitue l'histoire. Le cinéma est mort dans les camps nazis et sa relève n'advient pas ailleurs qu'à cet endroit-là. Auschwitz est un nom historique pour l'impensable qui a eu lieu en sidérant la pensé, l'impensable qu'il nous faut cependant s'efforcer de penser si l'on désire sauver le cinéma des industries rivales, impériales et mimétiques, de l'oppression.

 

 

 

En 2000, Jean-Luc Godard propose à partir des Histoire(s) du cinéma une série de huit Moments choisis qui est moins le résumé en 80 minutes chrono de l'opus magnum qu'un montage électif de quelques-uns de ses montages. Huit fois, la pensée du cinéma recommence à partir de ce qui la nie : le cinéma comme art de la projection collective ; le cinéma mort dans les camps d'extermination ; le cinéma comme industrie de la mort et des cosmétiques, et dont l'art est à l'origine celui du deuil ; le cinéma comme totalitarisme (Hollywood, Moscou, Berlin), trahison (française) et relève (italienne) ; le cinéma rené de ses cendres avec Henri Langlois et les Nouvelles Vagues ; le cinéma comme politique des auteurs, division critique et invention de formes ; le cinéma comme montage entre ce qui se voit et ce qui ne se voit pas ; le cinéma comme archives de rêve d'une époque révolue.

 

 

 

Huit fois, donc, la pensée du cinéma recommence parce que penser toujours s'accomplit dans le deuil d'un sourire. Huit fois, donc, des passes (de balle) autant que des passages (en fraude), font ainsi passer l'idée que le cinéma est une forme qui pense, une pensée malgré tout. Soit le montage des images qui restent, même et surtout si elles paraissent hétérogènes ou éloignées les unes des autres. Soit encore leur démontage-remontage nécessaire à les soustraire de leurs chaînes de causalité respectives, et ainsi faire apparaître d'autres images qui, elles, n'auront jamais été vues.

 

 

 

 

 

    (première passe : 2a « Seul le cinéma »,

le cinéma comme art de la projection collective)

 

 

 

 

 

 

 

Discuter avec monsieur Serge Daney, c'est d'abord convenir de ceci : seule la génération de la Nouvelle Vague pouvait faire du cinéma en racontant avec les films l'histoire du cinéma. Cette génération-là, passée par l'école alternative de la Cinémathèque d'Henri Langlois, est celle qui aura fait passer dans les images non seulement la critique (Kant), mais également l'historicité du médium (Hegel). Il s'agit aussi de s'accorder sur une spécificité plus que technique : le cinéma est une machine de projection autorisant n'importe qui à se projeter dans une histoire plus grande que soi.

 

 

 

La question de la projection est d'autant plus décisive qu'elle est relevée dans un film, les Histoire(s) du cinéma, composé non pas en pellicule (argentique) mais en vidéo (analogique). La vidéo qui est un médium se prêtant davantage à la diffusion qu'à la projection en salle, dans la sphère domestique comme dans les musées, est le spectrum de la pellicule autant que de la projection. Avec la vidéo s'impose alors le deuil de ce qui a caractérisé le XXe siècle, l'art de la projection de masse qui peut s'apparenter tantôt à la transformation du Dingo de Disney en boulet de canon, tantôt à Cyd Charisse dans Tous en scène (1952) de Vincente Minnelli (deux images pour un rapport divisé à l'Amérique). Une image plus forte encore, tout en faisant raccord avec celle du musical, est donnée par un plan issu des Mystères des Roches de Kador (1912) de Léonce Perret où le cinéma y est expérimenté comme une machine psychanalytique de traversée de l'écran du trauma.

 

 

 

Cette micro-constellation accompagne l'évocation de la figure de Jean-Victor Poncelet, ce mathématicien devenu lieutenant de la Grande Armée de Napoléon, et fait prisonnier en 1812 en Russie. C'est dans une prison russe qu'il a posé les fondements de la géométrie projective (son Traité sur la propriété projective des figures paraît en 1822). Le cinématographe suivra en vérifiant, contre l'espace euclidien, qu'en géométrie projective les parallèles se touchent. Si l'on veut faire une généalogie du cinéma, il ne faut donc pas oublier de mentionner les campagnes napoléoniennes de Russie. En surimpression, une citation du Napoléon (1927) d'Abel Gance, revenue des Enfants jouent à la Russie (1993), montre un lieutenant napoléonien sur le terrain militaire, muni d'une longue-vue. Quant aux prisons, elles sont aussi celles de Burt Lancaster dans Les Démons de la liberté (1947) de Jules Dassin et de Jeanne d'Arc dans les films de Robert Bresson et de Jacques Rivette.

 

 

 

Après le géomètre, le poète : si Poncelet a posé l'une des conditions de possibilité du cinéma (la projection y vaut comme transcendantal), le poète a prophétisé les voyages immobiles que proposera trente ans après sa mort le cinéma. Dans « Le Voyage », l'auteur des Fleurs du mal (1857) n'écrit-il pas : « Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile ! / Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons, / Passer sur nos esprits, tendus comme une toile, / Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons. » ? Revenant de Détective (1985) et de King Lear (1987), Julie Delpy lit le poème, tandis que se superposent sur son visage préraphaélite les images, dignes d'Albrecht Dürer, des enfants fuyant Robert Mitchum dans La Nuit du chasseur (1955) de Charles Laughton.

 

 

 

 

 

    (deuxième passe : 1a « Toutes les histoires »,

le cinéma mort dans les camps d'extermination)

 

 

 

 

 

 

 

La modernité, disait Serge Daney, pose que les camps ont lieu et qu'il est impossible désormais de faire comme si le cinéma pouvait l'ignorer. D'autant plus que son industrie aura été mobilisée pour faire le jeu des rivalités totalitaires qui ont notamment abouti aux camps nazis (mais aussi au Goulag qui, lui, est resté largement privé d'images). Le camps est non seulement le nomos de notre temps (Giorgio Agamben), il est aussi la fin du cinéma comme art de la projection des masses. Un film en délivre le paradigme : La Passagère (1963) d'Andrzej Munk. Ce film polonais inachevé par la mort accidentelle de son auteur en 1961 montre comment la fiction est embarquée du côté des bourreaux qui, par mauvaise conscience, rétrospectivement justifient l'intolérable (le procès d'Adolf Eichmann à Jérusalem, suivi par Hannah Arendt, a conclu à sa condamnation à mort en 1961).

 

 

 

Si le cinéma peut réussir à passer l'impossible, c'est seulement dans l'analyse de sa part hypertrophiée (la fiction), et dans la relève concomitante de sa part refoulée qui a été mutilée, à savoir son versant documentaire depuis Lumière. Une formule en ramasse ici la vérité historique : « 39-44, martyr et résurrection du documentaire ». Le film qui en expose l'urgence, éthique dans sa relation à l'autre (le personnage, son spectateur), politique dans son rapport à tous (la torture oblige un tiers qui, s'il n'est ni le bourreau ni la victime, doit pourtant choisir son camp), c'est encore et toujours Rome, ville ouverte (1944) de Roberto Rossellini (Serge Daney insistait en passant sur le fait qu'il était né la même année que ce film-là, qui aura pris acte d'une césure ineffaçable qui est une faille irrémédiable).

 

 

 

Parmi les montages dialectiques les plus remarqués, il y a celui-là : un fragment du Noli me tangere de Giotto (vers 1320), un extrait en couleur de la libération du camps de concentration de Dachau en 1945, une citation d'Une place au soleil (1951) de George Stevens d'après Theodor Dreiser. Il se trouve que l'archive appartenait au réalisateur George Stevens, soldat traumatisé par le débarquement en Normandie et la découverte des camps. La découverte de 14 bobines inédites ne s'est faite qu'après sa mort en 1975, par son fils Georges Stevens jr. Entre Jésus ressuscité mais intouchable, le déporté et Montgomery Clift, comme entre Marie-Madeleine et Elizabeth Taylor, il n'y a aucune homologie, sinon une constellation, fraternelle et sororale, qui rend justice à l'inconscient visuel et la migration des formules de pathos qu'il abrite (pour nouer ensemble Aby Warburg et Walter Benjamin), de la peinture au cinéma hollywoodien en passant par l'archive de la Seconde Guerre mondiale.

 

 

 

Pour être sensible aux idées qui surgissent dans l'intervalle frictionnelle des images rapprochées, aussi hétérogènes ou éloignées soient-elles, il faut voir comment les images sont toujours divisées, les films aimés (Un Américain à Paris de Vincente Minnelli et La Prisonnière du désert de John Ford) étant aussi les porte-étendards de l'impérialisme économique et culturel US de l'après-guerre. Il faut également voir comment le cinéma peut hériter de la peinture en se rappelant qu'elle a pour veine les actualités de la guerre, de Rembrandt à Goya jusqu'à Guernica. Il faut encore relire, après JLG/JLG. Autoportrait de décembre (1994), La Lettre aux aveugles à l'usage de ceux qui voient de Diderot (qui, en 1749, a été puni de plusieurs mois d'emprisonnement pour ce livre), montrant qu'il n'y a pas de morale sans être arrimée à la sensibilité. La cécité peut aider à voir comment Edmund, qui tombe à la fin d'Allemagne année zéro (1948) de Roberto Rossellini, a pour sœur de relève Gelsomina dans La Strada (1954) de Federico Fellini, qui tombera à son tour avant que d'autres ne viennent. La relève dialectique a une valeur rédemptrice quand on rappelle que l'Aufhebung de Hegel a pour origine la traduction par Luther de la katargesis de saint Paul.

 

 

 

 

 

    (troisième passe : 2b « Fatale beauté »,

le cinéma comme industrie de la mort et des cosmétiques, et son art est celui du deuil)

 

 

 

 

 

 

Après Julie Delpy lisant Baudelaire, c'est au tour de Sabine Azéma, qui vient du cinéma d'Alain Resnais, d'être lectrice de La Mort de Virgile (1945) de l'exilé Hermann Broch. Les dernières dix-huit heures de la vie de l'auteur de l'Énéide est un sommet de modernisme qui n'a pas oublié le legs dantesque, ainsi que celui de James Joyce pour réfléchir au destin de la littérature dont les œuvres survivent à la fin de leurs auteurs. La beauté est l'Eurydice qu'Orphée cherche dans les enfers et il la sauve autant qu'elle en meurt. Nous avons l'art pour ne pas mourir de la vérité disait Nietzsche et la beauté en est le prix à payer, qui est celui d'une victoire sur le néant qui n'empêche pas le néant de jeter ses yeux sur nous (Maurice Blanchot). La beauté est une femme qui meurt dans les bras de l'aimé qui l'a trahie, on le voit encore dans Prénom Carmen (1983) et la citation musicale de Ruby's Arms de Tom Waits.

 

 

 

L'industrie du cinéma a pour origines historiques celle de la médecine (Kodak a d'abord fait fortune en commercialisant les plaques servant aux rayons X) et de la chimie (c'est Léo Ferré évoquant les ouvrières des industries chimiques dont les poumons et les doigts sont bouffés par l'acide dans Le Conditionnel de variétés, chanson souvent citée par Jean-Luc Godard et il est impossible de ne pas songer à la mère de Marilyn Monroe, ouvrière des chaînes de montage hollywoodiennes). La beauté a donc rapport à la mort que l'on cherche à conjurer et l'industrie du cinéma n'est pas en reste en étant une industrie de la mort chimique et des cosmétiques. Le deuil s'y impose d'emblée avec le noir et blanc et les couleurs du luxueux Technicolor d'être apparentées à celles d'une couronne mortuaire.

 

 

 

Le noir et blanc de Robert Bresson et Carl T. Dreyer disent ainsi la vérité (du deuil et de la mort) qu'offusquent les contrevérités spectaculaires, sulpiciennes et colorées de Cecil B. De Mille. Madame de Staël avait pourtant bien prévenu Napoléon que la gloire est le deuil éclatant du bonheur. Les peintures aux couleurs vives et franches de Nicolas de Staël, issu de la même branche familiale et russe (Staël von Holstein), sont le drap mortuaire d'un suicidé.

 

 

 

 

 

    (quatrième passe : 3a « La monnaie de l'absolu »,

le cinéma comme totalitarisme, trahison française et relève italienne)

 

 

 

 

 

Le cinéma est enflé de tentations totalitaires, il est farci d'ego boursouflés. L'allemand Erich Pommer dirige la Universal en lâchant les monstres, Dracula et Frankenstein, sur le monde entier afin de le terroriser. David O. Selznick, l'auteur d'Autant en emporte le vent (1939) en Technicolor, ne voit pas que son fantasme démiurgique, déjà opératoire avec Bird of Paradise (1932) de King Vidor, est une inversion diabolique de la leçon d'Empédocle relayée par Jean-Marie Straub et Danièle Huillet.

 

 

 

Parfois, les synchronicités ont après coup une fonction documentaire et allégorique : c'est le cas des Oiseaux (1963) d'Alfred Hitchcock qui devient par montage dialectique un commentaire de la guerre en Algérie. Ce qui est certain tient à ce que les films nous regardent parfois avec plus d'intensité que nous les regardons. C'est la grande leçon d'Édouard Manet d'après Georges Bataille (son livre a été publié en 1955 par Skira, la même maison d'édition que pour La Psychologie de l'art d'André Malraux rebaptisée Les Voix du silence lors du passage à Gallimard en 1951). Que disent les femmes peintes par Vermeer, Corot et de Vinci ? Moi, moi, moi et l'univers ensuite. Les femmes de Manet, elles, nous regardent en faisant coïncider l'intérieur et le dehors, le cosmos. Elles disent : « Je sais à quoi tu en penses ». Comme le regard-caméra, cruel, de Monika chez Ingmar Bergman.

 

 

 

Vient alors la grande formule dialectique adaptée d'une citation du révolutionnaire abbé Sieyès : « Qu'est-ce que le cinéma ? Rien. Que veut-il ? Tout. Que peut-il ? Quelque chose ». L'analogie entre le cinéma et le tiers-état, qui marque l'insistance du tiers restant en invitant à passer du deux au trois, débouche alors sur la réponse que Jean-Luc Godard donne à la fameuse question d'André Bazin : « Qu'est-ce que le cinéma ? » : « Une forme qui pense ». Si le cinéaste a ici des accents heideggeriens (quand il parle de formes qui cheminent vers la parole), puis adorniens (quand il dit que la flamme s'est éteinte à Auschwitz), c'est en montrant que la pensée n'est possible que dans la condition de l'impensable, l'impossible qui a eu lieu et qui est sans rédemption possible (la relève ne tient qu'à faire de la mémoire un abri de justice pour les morts oubliés de et par l'Histoire).

 

 

 

Le volcan démiurgique se traduit donc par des extinctions de flammes. C'est encore le cas avec le cinéma français qui, sourd aux avertissements prophétiques de Jean Gabin dans Quai des Brumes (1938) de Marcel Carné et Jacques Prévert, a trahi au temps de la collaboration. Déjà, Émile Zola, l'ami de Manet, le journaliste de J'accuse et l'amateur de photographies, écrivait en ultimes paroles à son Nana (1880) : « À Berlin ! à Berlin ! à Berlin ! ». C'est un autre J'accuse auquel se livre alors Jean-Luc Godard en évoquant la création de la Continental sous la houlette de Goebbels et le train des vedettes (Albert Préjean, Danielle Darrieux, Junie Astor, Suzy Delair, Viviane Romance) qui part en 1942 pour Berlin. Mais il est trop tard et, d'un train l'autre, celles qui ont pris le bon (la pianiste Clara Haskil arrive à Genève en 1942) ont pour sœurs les passagères du mauvais (la romancière Irène Némirovski est déportée à Auschwitz la même année). Quand la trahison est un règne, on tient bon en pensant ici aux résistances poétiques (Aragon), ailleurs aux relèves in extremis (Rossellini),

 

 

 

 

 

    (cinquième passe : 3b « Une vague nouvelle »,

le cinéma rené de ses cendres avec Henri Langlois et les Nouvelles Vagues)

 

 

 

 

 

Pour les chrétiens, la confirmation est le sacrement qui consolide le baptême. Pour le cinéaste aux origines familiales protestantes, la confirmation est la métaphore d'une sécularisation qui n'oublie pas son legs théologique quand la confirmation revient à l'église de l'avenue de Messine, la Cinémathèque et son grand prêtre qui y célébrait alors ses offices, Henri Langlois. L'homme qui sauve les films en offrant au cinéma sa première entrée au musée est aussi un programmateur érudit et cinéphile, un amoureux qui aura toujours déjà compris que le travail de programmation constitue en soi un montage.

 

 

 

Le dragon Henri Langlois aurait ainsi réussi à faire converger dans l'abri de la Cinémathèque les esprits d'André Malraux et de Sergueï M. Eisentein. Le monteur spirite aura accompli dans la foulée deux prodiges : l'exploit de donner à voir les films qui n'existent pas (La Femme au corbeau de Frank Borzage, Que Viva Mexico ! de Sergueï Eisenstein, It's All True d'Orson Welles) ; celui d'avérer aussi la puissance poétique et politique de « la fraternité des métaphores » quand la projection de L'Espoir (1939) d'André Malraux fait voir en filigrane de l'Espagne blessée l'Algérie meurtrie.

 

 

 

Henri Langlois n'est pas un archiviste mais un archonte et son autorité, que l'État lui aura d'ailleurs disputée en 1968, a été une école dont les émules sont les critiques des Cahiers du cinéma passés durant les années 50 à la pratique cinématographique. La Nouvelle Vague est une vague nouvelle, contemporaine de tous les nouveaux cinémas fleurissant alors au tournant des années 50-60, et ils en promettaient d'autres. Mais le roi shakespearien est aussi désœuvré que le King Lear et son héritage aura fini englouti dans des eaux aussi suicidaires que celles où s'est noyée Virginia Woolf, l'autrice des Vagues. Les croyants d'une nouvelle aurore ont désormais compris qu'une époque était en train de se clore. Les modernes ont finalement été les derniers classiques. Loin de tuer le classicisme, la modernité en a sauvé au contraire le noyau d'impensé. Les 400 coups auront bien été donnés, mais par des filles au tapis d'un spectacle de seconde zone comme dans le dernier film de Robert Aldrich.

 

 

 

 

 

    (sixième passe : fin 3b « Une vague nouvelle »

et début 4a « Le contrôle de l'univers »,

le cinéma comme politique des auteurs, division critique et invention de formes)

 

 

 

 

 

La politique des auteurs est l'objet d'une mésentente profonde, victime d'un malentendu persistant. D'un côté, les auteurs l'emportent sur la politique qui est le nom d'une division, avec ses amis et ses ennemis. De l'autre, la reconnaissance d'Alfred Hitchcock imposée par les critiques des Cahiers du cinéma est non seulement celle d'un auteur qui n'a jamais écrit un seul scénario, mais aussi et surtout celle d'un inventeur de formes dont on se souvient en ayant eu pour matière élémentaire des objets du quotidien, clés, briquet, verre de lait. Le « contrôle de l'univers » accompli par l'auteur de Psychose (1960) a été l'exercice du seul poète maudit de Hollywood, dont la poétique est celle des objets et des hantises auxquelles elles sont associées et qui en représentent la part maudite. Et puis il a été le seul, avec Carl T. Dreyer, à filmer un miracle (dans Le Faux coupable). L'auteur Hitchcock n'est que le nom d'une création de formes qui ont survécu à leur temps, fixées dans la mémoire collective parce que leur beauté a pour condition la terreur que nous sommes capables de supporter.

 

 

 

La politique des auteurs est donc un opérateur oublié de division et les amis sont ceux qui persévèrent dans une histoire qui passe par Hitchcock, mais sans la séduction du maniérisme, c'est-à-dire par Friedrich W. Murnau (et son Nosferatu dont se souvient l'ami Philippe Garrel quand il tourne Le Révélateur en 1968), c'est-à-dire encore par un noir et blanc qui se souvient aussi du clair-obscur de Rembrandt tel qu'en parle Élie Faure lu par Alain Cuny, ce visiteur du soir au soir de sa vie.

 

 

 

La poétique hitchcockienne est enfin une forme qui pense si fort qu'elle fait exploser des constellations politiques inédites. On l'a vu avec Les Oiseaux dont les ailes noires s'apparentent aux avions ayant largué des bombes au napalm sur la plaine de l'indépendance algérienne. On le voit encore quand le visage de Marilyn Monroe, littéralement éclatée et volatilisée par les mêmes volatiles, fait voir un autre désastre, celui des actrices disloquées par Hollywood (et Alfred Hitchcock lui-même y aura largement participé avec la domination exercée sur Tippi Hedren). Une troisième image est un champ de blondeur dévoré par des corbeaux, c'est-à-dire le jaune et le noir de Van Gogh. Si Antonin Artaud a vu en lui un suicidé de la société, on devra reconnaître qu'il en va de même pour Marilyn.

 

 

 

 

 

    (septième passe : 4b « Les signes parmi nous »,

le cinéma comme montage entre ce qui se voit et ce qui ne se voit pas)

 

 

 

 

 

Les actrices sont la chair martyrisée par l'industrie des fictions et son privilège reste masculin, Rita Hayworth et Marilyn Monroe, Romy Schneider et Lilian Gish. Ceux qui les ont filmées sont les vainqueurs et elles sont les vaincues comme les communards photographiés par Eugène Disdéri (on se souvient là d'Introduction à une musique d'accompagnement pour un scène de film d'Arnold Schoenberg par Jean-Marie Straub et Danièle Huillet). Une fois les fictions évanouies, reste alors le documentaire. La trace filmée de leur visage tiendrait du masque mortuaire. Les plus grands films qui soient, par exemple ceux de David W. Griffith, ne s'exemptent pas de cette critique-là.

 

 

 

Les actrices sont donc les fantômes des fictions avérant qu'elles sont, de dos, des documentaires après coup. Le documentaire qualifierait ainsi la part spectrale des images fictionnelles, dans l'attente de sa relève. Plus généralement, il n'y a pas d'images perçues qui ne se soutiennent pas d'images qui ne sont pas ou bien qui échappent à la perception. L'invisible est la condition du visible, le hors-champ ce qui fait tenir un plan. Dans Hélas pour moi (1993) inspiré par le mythe d'Amphitryon, Gérard Depardieu raconte comment l'astronome néerlandais Jan Oort a amorcé les principes de l'astrophysique actuelle en considérant que la matière visible représente une part relative de l'ensemble de la matière, l'autre moitié étant qualifiée de matière noire ou fantôme. Les scientifiques considèrent aujourd'hui que la matière visible, dite ordinaire ou baryonique, ne compterait que pour 5 % de l’univers. Tout le reste est à 25 à 30 % de matière noire et à 60 à 65 % d'énergie sombre.

 

 

 

Ce n'est pas que l'on ne voit rien, ce serait bien plutôt que l'on voit peu. Le spectaculaire aurait à cet égard pour fonction économique (et « iconomique » pour citer Marie José Mondzain et Peter Szendy qui la cite) de saturer les sensibilités en visibilités, mais en les mutilant de l'invisible (ou de « l'invu » dont parle à nouveau Marie José Mondzain) qui en constitue le foyer gravitationnel. La question stratégique (« Où et comment commence un plan ? où et comment finit-il ? ») a donc pour impératif le hors-champ qui est l'incommensurable nécessaire à mesurer la puissance d'un plan. Le hors-champ peut être de cendres qui montent jusqu'au ciel quand, avec la voix radiophonique de Paul Celan récitant son poème Fugue de mort (1947), on entend que « la mort est un maître d'Allemagne ».

 

 

 

 

 

    (huitième passe : 4b « Les signes parmi nous »,

le cinéma comme archives de rêve d'une époque révolue)

 

 

 

 

 

1959, année de la Nouvelle Vague. 1959, année de publication de L'Image de Samuel Beckett. Une phrase court sur dix pages pour faire advenir, depuis la boue qu'il y a au fond de la bouche, l'image qui restera une fois la bouche disparue. Que l'image advienne et c'est alors comme l'accouchement d'un enfant, tantôt jumeaux qui vont rejouer les fratricides mythologiques et bibliques, tantôt nourrissons oublieux de leur gardien placentaire. L'enfant palestinien récitant Mahmoud Darwich dans Jusqu'à la victoire (1970) et Ici et ailleurs (1974) est fils d'Ismaël qui est devenu frère ennemi d'Israël. L'allemand abusé par le délire antisémite perpètre les pires abus sur l'autre allemand qui est juif, son esprit envoûté par le nazisme. Ce que l'on hait tant en l'autre n'est au fond rien que soi-même. Le frère ennemi est un autre soi-même, soi-même dans un autre au risque de la rivalité mimétique (Guy Debord).

 

 

 

Peindre le gris sur le gris comme le dit Hegel lu par André S. Labarthe dans Allemagne neuf zéro (1991) est ce qu'aura fait le philosophe dialecticien, avant de convenir que l'oiseau de Minerve ne s'envole qu'au crépuscule. Au crépuscule du XXe siècle, l'Homme a disparu. À sa place est apparue « l'espèce humaine » (Robert Antelme), cet « indestructible qui peut être détruit » (Maurice Blanchot). L'espèce humaine, son meilleur ami peut être son pire ennemi et il n'est autre qu'elle-même. L'État qui est l'ennemi de l'amour (Georges Bataille et Maurice Blanchot). L'État qui est l'ennemi principal (de Rimbaud à Bernard Lamarche Vadel, cet écrivain suicidé en 2000 et qui a fait une apparition dans L'Argent de Robert Bresson en 1983). Jean-Luc Godard est un anarchiste radical, libertaire et anti-autoritaire.

 

 

 

L'oiseau de Minerve s'envole donc au crépuscule et l'histoire de cet envol reste encore à écrire (avec la Clio de Charles Péguy et la voix d'Anne-Marie Miéville). L'histoire des présents éphémères en étant précédés par d'illustres passés (Emily Dickinson). Le certain, qui est hégélien, est dit par le photographe et réalisateur expérimental Hollis Frampton quand il a voulu écrire une autre histoire du cinéma comme un « méta-historien » chargé d'inventer sa propre tradition : ce qu'il reste d'une époque dans la suivante n'est autre que son art. L'art du cinéma, l'enfance de l'art. Le cinéma qui est montage (l'enfant contrevient alors à l'interdit bazinien du « montage interdit », aussi digne d'être transgressé que les commandements mosaïques). Le cinéma qui a le beau souci des images en étant des promesses de bonheur mais, selon Maurice Blanchot, près d'elles séjourne le néant que nous regardons autant que les images, capables de nier le néant, sont le regard du néant sur nous.

 

 

 

Un ultime bouquet, moins pour clore que pour une déclosion : une rose blanche en hommage à la résistance de Sophie Scholl, un tableau de Francis Bacon qui pense à Van Gogh, la fleur de Coleridge racontée par Jorge Luis Borges. Si un homme avait traversé en songe le paradis, y cueillant la fleur témoignant de son passage et si, en se réveillant, la fleur était entre les mains du rêveur, que dire alors ? Jean-Luc Godard a été cet homme.

 

 

 

JLG, trois lettres magiques comme am-stram-gram : un ABC. JLG aura été cet homme et ses Histoire(s) du cinéma d'être son grand jardin de roses, cauchemar et rêve, enfer et paradis.

 

 

 

15 février 2023


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