« Il n'y a pas moins de pensée dans le corps que de choc et de violence dans le cerveau.
Il n'y a pas moins de sentiment dans l'un et dans l'autre »
(Gilles Deleuze, Cinéma 2. L'image-temps, éd. Minuit, coll. « Critique », 1985, p. 267)
C'est un bien inattendu point commun que se partagent Vice Versa (Inside Out en version originale) de Pete Docter et Poétique du cerveau, le nouveau long-métrage de Nurith Aviv. Les deux films seraient en effet aussi éloignés en termes formels (d'un côté le nouveau bébé Pixar personnifiant les émotions d'une gamine de onze ans, de l'autre un documentaire multipliant les perspectives d'appréhension du fonctionnement de notre cerveau) qu'ils proposeraient pourtant des images suffisamment auto-réflexives pour commenter les effets qu'elles exercent esthétiquement sur le spectateur. Loin de compliquer intellectuellement la donne, l'auto-réflexivité autoriserait au contraire une manière d'implication du spectateur qui reconnaîtrait sur la glace de l'écran objectif sa propre aventure intérieure et subjective. Le miracle consiste précisément dans les deux cas à ce que le commentaire, loin de contrarier voire neutraliser les puissances d'affection des images qui se verraient alors figées dans les pouvoirs pédagogiques de l'intellection, participe bien plutôt à assurer leur intempestive augmentation. Et l'affection au sens spinoziste de l'augmentation de la puissance de penser est tout aussi bien celle de sentir, de pâtir que celle d'agir.
Dans Vice Versa, les émotions personnifiées qui se chamaillent sous la forme d'une tempête sous le crâne de la petite Riley offrent les images des affections qui nous affectent aussi parce qu'elles symbolisent en un magnifique effet-miroir le jeu réciproque des affections que ces mêmes images provoquent en nous. L'image serait ainsi une surface miroitante avec laquelle ce qui en elle tient lieu de représentation présente l'implication de la reconnaissance des effets qu'elle exerce sur nous. Dans Poétique du cerveau en la circonstance toujours déjà précédé par Mon oncle d'Amérique (1980) d'Alain Resnais, six scientifiques, cinq hommes et une femme, sont successivement convoqués à partir d'un même rituel d'apparition (c'est d'abord un corps vu de dos s'enfonçant dans le couloir de l'institution où s'y effectue une recherche scientifique) et d'énonciation (c'est ensuite un corps vu de face dont les paroles s'enfoncent loin dans les couloirs de notre propre attention). Il s'agit d'un rituel chaque fois dédoublé (d'abord c'est une opacité faite corps, ensuite le même corps est retourné sur lui-même pour être singularisé depuis l'assise de sa propre subjectivité) afin d'autoriser la distribution sérielle d'énoncés ayant non seulement une valeur informative mais encore et surtout une portée heuristique. Le documentaire de Nurith Aviv suscitera aisément d'évidents effets de savoir, dès lors qu'en effet on y découvrira et apprendra avec Yadin Dudai les mécanismes cérébraux de la mémoire et de l'expérience vécue, avec Vittorio Gallese le fonctionnement des neurones miroirs depuis la comparaison du système sensori-moteur et de la cognition entre les primates humains et non-humains, avec Sharon Peperkamp la perception de la parole et l'acquisition précoce du langage, avec Laurent Cohen les fonctions cognitives concernant particulièrement le langage et la lecture, avec Noam Sobel les mécanismes neurobiologiques propres à l'olfaction et avec François Ansermet la plasticité neuronale au carrefour de la neurobiologie et de la psychanalyse. Mais cela ne saurait suffire, dès lors que Poétique du cerveau propose surtout d'organiser un site original qui ne résulte que de ses propres opérations cinématographiques. Celui où la biographie des uns (les scientifiques sont invités à ouvrir leurs propos à partir du souvenir peut-être reconstruit du moment fondateur au principe de leur vocation) et l'autobiographie de l'autre qui en enregistre la parole (Nurith Aviv ose s'y dévoiler comme jamais) tissent ensemble un réseau de correspondances poétiques de part et d'autre d'Israël et de l'Italie, de la France et de la Suisse. En conséquence d'une géographie aussi intellectuelle que personnelle, le savoir ne relève plus seulement du domaine de la science et de ses représentants professionnels, mais se comprend aussi et surtout comme sapidité (le savoir n'est pas chose immatérielle mais intelligence sensible, idées incarnées) et même comme sapience (le savoir est une sagesse sur soi et sur les autres, une sagesse de l'écart en raison duquel l'entre est absolument nécessaire pour qu'il y ait de l'autre).
Alors, la constellation des analogies détermine moins une toile arachnéenne qu'un étoilement qui, semblable au réseau synaptique dont est tramé notre cerveau et que reconstitue ici l'imagerie numérique latéralement déroulée, touche en de nombreux points de contact la toile indistinctement sensible et cérébrale de notre propre corps depuis ce point de capiton qu'est donc le cerveau. Non seulement Poétique du cerveau arrive à miroiter comme un palais des glaces en multipliant des reflets internes à l'œuvre et la vie même de Nurith Aviv (du plan retourné à l'envers de Langue sacrée, langue parlée en 2008 comme métaphore du ressouvenir à la conclusion du film sur le soubassement rétrospectif au principe de la raison de Makom, Avoda en 1998 en passant par l'étrange symptôme du picotement sur la langue apparue entre la fin de la réalisation de D'une langue à l'autre en 2004 et la préparation de Langue sacrée, langue parlée).
Mais encore et surtout, le documentaire réfléchit en maintes occasions le travail du spectateur qui est tout entier celui de sa sensibilité. Dès lors, entre autres exemples, que les explications portant sur le caractère dynamique du souvenir éclairent les effets de reconnaissance du nouveau film en regard des précédents ou bien que la conception des neurones miroirs renseigne sur l'affectivité ou l'empathie ressentie devant tel ou tel scientifique (et l'on se rappellera pour notre part le beau souvenir de Sarah Stern, Marie-José Mondzain et Barbara Cassin dans Annonces en 2013), dont le sourire, les postures ou le débit langagier emportent et marquent d'une vive empreinte l'esprit du spectateur au-delà de toute information. Dans le site du film, autrement dit dans la géographie qui lui est propre en ce qu'elle peut relier l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière à une grotte palestinienne, le savoir n'est donc pas l'affaire réservée des producteurs scientifiques, mais le domaine partagé des individus partageant, de part et d'autre de l'écran, le même univers neuronal, ces mêmes individus étant partagés par une même affectivité dont les images de Nurith Aviv offriraient alors un relais privilégié. « Ou, pour le dire autrement, il faut dégager de l'entre pour faire émerger de l'autre, cet entre que déploie l'écart et qui permet d'échanger avec l'autre, le promouvant en partenaire de la relation résultée. L'entre qu'engendre l'écart est à la fois la condition faisant lever de l'autre et la médiation qui nous relie à lui » pose le philosophe et sinologue François Jullien (in L’Écart et l'entre. Leçon inaugurale de la Chaire de l'altérité, éd. Galilée, 2012, p. 72) qui, écrivant cela, autorise à y reconnaître ce sur quoi insiste en particulier Poétique du cerveau.
On a déjà commencé à en entrevoir l'importance, le documentaire de Nurith Aviv semble effectivement proposer une synthèse ouverte et provisoire d'une œuvre composée depuis 25 ans maintenant d'une douzaine de titres, en même temps qu'y est tiré avec plus d'évidence le fil de l'entre et de l'autre. D'un côté, c'est la puissance de l'écart ou de l'intervalle en ce qu'elle détermine tout à la fois la dimension sérielle des entretiens, le goût des cadres composés, des seuils et des sur-cadrages, ainsi que la propension de l'entre-deux telle qu'elle s'énonce dans la citation inaugurale du poète israélien Dan Pagis (« Pas de présent, de l'entre-deux »). De l'autre, c'est l'ouverture qui est, en étroite proximité avec l'éthique préférée par Emmanuel Levinas à l'ontologie (Autrui plutôt que l'Être), une invitation à l'autre, tel qu'il se dit dans l'importance aussi fondamentale que fondatrice du devenir (la mémoire en conséquence de la plasticité du cerveau est une processus dynamique dont le caractère perpétuellement évolutif s'oppose à tout fixisme comme le dit Yadin Dudai en écho avec la philosophie bergsonienne), de l'empathie (en résultante des neurones miroirs expliqués par Vittorio Gallese) et de la néoténie (le caractère inachevé et prématuré du nouveau-né humain étant souligné par François Ansermet). Une ouverture qui est une invitation à l'autre tel que son visage ne cesse de se recomposer tout au long des six entretiens afin de former enfin la mosaïque à partir de laquelle on saura autant reconnaître notre visage que celui de Nurith Aviv elle-même.
Dégager de l'entre pour faire émerger de l'autre se comprend alors dans Poétique du cerveau autant sur le versant sériel des entretiens où les uns (tous des scientifiques particulièrement spécialisés) sont aussi regardés comme des autres (tous des individus qui n'ont pas oublié l'enfant qu'ils ont été et qui aurait discrètement persévéré comme secret constitutif de leur trajectoire professionnelle) que sur celui des scansions intervallaires où les images peuvent jouer des multiples effets de la réflexion (l'eau comme surface miroitante et le vitrage comme redoublement du cadrage) et de l'inversion (paysages renversés, roses filmées en négatif). Nurith Aviv, qui s'était déjà essayé à faire de même dans Annonces, s'autorise à deux reprises à passer presque imperceptiblement du noir et blanc à la couleur (c'est le bouquet d'une vieille photographie familiale se gonflant de mauve et c'est une frondaison finissant par verdir légèrement). Avec l'image de son IRM consécutif à son symptomatique picotement de la langue, ces deux autres propositions manifestent la liberté souveraine d'une cinéaste qui sait plier son médium à des « opérations imageantes » (Marie-José Mondzain) au moyen desquelles l'autre de tous ces autres est parmi d'autres nous-mêmes et elle-même. On a précédemment évoquer le savoir comme sapidité et comme sapience et l'on sait son souci chez ce grand baroque qu'est le cinéaste Eugène Green, auteur d'un film récent et savoureux précisément intitulé La Sapienza (2014). Outre la grande composition des cadres ouverts sur les cadres offerts par les fenêtres et autres écrans d'ordinateur, les plis du rideau qui balance aussi doucement que la voix de Nurith Aviv ainsi que ceux des roses filmées en négatif marqueraient un discret baroquisme qui s'énoncerait ailleurs lorsque François Ansermet parle de son existence en usant de la métaphore significative de l'éventail. Ces plis se manifesteraient également dans un souci du dehors (un terme aussi décisif chez François Jullien que chez Maurice Blanchot et Gilles Deleuze) qui se soutient pratiquement des jeux d'ombres végétales frémissant sur le sol ou les murs rappelant l'importance primordiale du hors-champ dans les images. Mais les fenêtres comme plis sur plis autoriseraient autant de dé-plis en ce qu'elles se prolongeraient encore dans la représentation enfantine de Nurith Aviv des lettres de l'hébreu perçues comme de petites fenêtres et dans l'usage du noir redistribuant dans le cadre des fragments d'images fixes (les photographies) et en mouvement (les plans). Sans même évoquer plus en détail la pliure du « çà a été » de Roland Barthes avec le « Je me souviens » de Georges Perec.
L'une des inflexions les plus belles de ce baroquisme cinématographique posera dans le raccord particulier des développements scientifiques concernant l'olfaction, du symptôme du picotement sur la langue et des réflexions portant sur la proximité dans la langue hébreu entre re'akh (odeur) et rou'akh (vent, esprit) la question du souffle, de la vie animée des images, de leur animation au sens où elle s'identifie à la question du rythme. La vie des images, leur rythme ne se comprend donc qu'en raison du souffle par la grâce duquel elles s'animent. Un point de couleur mauve par exemple réussit à animer une photographie comme trace du passé d'un mouvement qui appartiendrait à son futur (l'animation vaudrait peut-être ici aussi comme réanimation, persistance d'une affection colorée de l'enfance en relève de l'image fixe et inanimée). Le souffle prendra en particulier ici la voix de Nurith Aviv qui, en remontant le fil de ses origines, en constitue un mythe au sens fort du terme (celui de Jean-Luc Nancy posant avec Mathilde Girard que le mythe s'oppose aux leurres ou feintes de la mythologie afin de proposer une parole n'ayant d'autre autorité qu'elle-même, une vie per-formée par la parole mythique et auto-fondatrice : cf. Proprement dit. Entretiens sur le mythe, éd. Lignes, 2015). En plus de privilégier la perspective d'un héritage génétique s'imposant avec l'éventail d'incalculables possibilités allant avec la plasticité de notre cerveau, la parole mythique aura également montré qu'il y a de l'intervalle et de l'air qui passe entre des disciplines souvent rivales (comme les sciences cognitives et la psychanalyse).
Que fait enfin la parole mythique telle qu'elle résonne dans l'étoilement de correspondances accueillies par le site de Poétique du cerveau, sinon de rappeler dans les plis de la voix-off le rapport étroit entre l'intervalle et la mort (la disparition de la grand-mère maternelle), ainsi que l'incontournable exigence du multiple ? Pour qu'il y ait (mise en) relation, il faut qu'il y ait « plus d'un » comme l'aurait dit Jacques Derrida et c'est dans un autre pli le redoublement de la figure paternelle (un photographe qui partageait le petit appartement familial de Tel-Aviv avec un ami qui était également photographe et portait le même prénom, Hans) et puis dans un autre encore la figure maternelle en ce qu'elle se divise dans l'analyse d'un rêve en trois personnes. Une mère dite forte (personnifiée par Gaza, beau symbole), une mère dite inaccessible (allégorisée par Jérusalem) et une mère dite morte (identifiée avec la Mer Morte) formeraient ainsi un étrange triangle au centre duquel se situe Shekef, le village agricole au cœur de l'enquête de Makom, Avoda. C'est la réalisation de ce film qui aura permis à Nurith Aviv de soumettre son rêve à une lecture rétrospective cinq ans après et c'est au moment de son achèvement même que sa mère est décédée. Si l'image est une fenêtre ouverte ou un pli, un entre-deux ou un seuil, elle l'est aussi en vertu des courts-circuits entre les temps triomphant des représentations chronologiques, linéaires et mécaniques. Alors, Nurith Aviv se montre autant en conformité avec la conception dynamique et évolutive de la mémoire défendue par Yadin Dudai qu'en proximité avec la pensée benjaminienne en ses « images dialectiques », ayant multiplié dans son film les perspectives réflexives sur le cerveau afin de toucher aux puissances de liaison du futur antérieur. Temps chiasmatique par excellence en ce qu'il est le temps de l'entre-deux autorisant de projeter le passé dans le futur et de rétro-projeter le futur dans le passé, le futur antérieur promettrait à la fois que le passé a de l'avenir et que le futur aura lieu. Le futur antérieur relève aussi l'insistance de la vision mosaïque et talmudique (« Il n'y a pas d'avant et pas d'après dans la Torah » dont le principe herméneutique est rappelé en creux avec la citation inaugurale de Dan Pagis) comme il révèle son nouage même lointain avec l'éthique lacanienne de la psychanalyse (Jacques Lacan prononçant à l'occasion de sa conférence « Fonction et champ de la parole et du langage » à Rome en 1953 que « ce qui se réalise dans mon histoire (…) est le futur antérieur de ce que j'aurai été pour ce que je suis en train de devenir »).
Cette double promesse (que la rédemption du passé ait un avenir) est enfin rien moins que nécessaire en notre époque soumise aux pulsions de la déliaison, tandis que la cinéaste conclut Poétique du cerveau sur la grotte maternelle au soubassement archéologique de l'un des points de capiton de son œuvre. En bénissant la mémoire de sa mère, la parole mythique de Nurith Aviv lui offre un avenir en contre-don du don de l'avenir qu'une mère aura inimaginablement donné à sa fille. Cette image déposée au terme d'un film si court (il dure à peine 65 minutes) mais si dense (il traverse un effort communément partagé de sapience et de sapidité, d'un dur désir de durer) se pose désormais comme support à l'avenir des nôtres.
« Car ne nous trompons pas sur ce fait : il faut de l'autre, donc à la fois de l'écart et de l'entre, pour promouvoir du commun » (François Jullien, idem).
Le 18 décembre 2015