"Mindhunter" saison deux (2019) de Joe Penhall et David Fincher

L'horreur de plus près

(le profiler si loin et ses serial killers si proches)

 Contrechamp :

 

Les narrations de l'intelligence et ses points noirs

 

(saison deux)

 

 

 

Avec la saison une, la stratégie proxémique privilégiée par l'agent du FBI Holden Ford aura ainsi dévoilé toutes ses troublantes limites, dont se déduisent les contradictions de l'intelligence analytique qui, fallacieusement, croit sauve son intégrité, immunisée contre l'imaginaire de la fascination et ses intoxications fantasmatiques. L'empathie cognitive au service d'une nouvelle méthode de profilage criminologique, construite sur la codification des comportements des tueurs en série entretenus, permet certes de mieux identifier un tueur en activité en repérant l'effet de signature de son modus operandi. Mais, aussi nécessaire soit-elle, l'empathie cognitive se sera pourtant obscurcie en se mêlant à l'empathie émotionnelle éprouvée par le représentant de la rationalité instrumentale découvrant que le cas pathologique le plus éloigné de lui se révèle comme étant son double le plus proche, l'ami peut-être le plus intime.

 

 

Au terme de cette première saison, l'ironie aura même pu toucher à une forme de grotesque sublime quand la seule personne restante au profiler pour lui offrir l'étreinte tant désirée, celle que lui refusent sa petite amie qui l'a quitté ainsi que ses collègues qui ne peuvent plus le souffrir, n'est autre que le serial killer lui-même. Le déjà fameux hug donné à Holden Ford par Ed Kemper, « l'ogre de Santa Cruz » qui a tué ses grands-parents, puis sept étudiantes avant de finir avec sa mère (et l'une des inspirations du personnage de Hannibal Lecter), aura finalement délivré la si troublante vérité logée au fond d'une machine intelligente. Son sens de la déduction comme de la manipulation, autrement dit l'utilitarisme calculateur dont elle est capable afin d'arriver à ses fins aura finalement participé en effet à façonner le masque recouvrant une autre folie qui appartient au sujet non seulement imbu de lui-même mais intoxiqué, enivré par la volonté de savoir.

 

 

La libido sciendi rappelle à la froideur du design et du néocortex qu'elle a d'inconscientes connexions aussi du côté du cerveau reptilien qui nourrit des vertes peurs comme des jaunisses.

 

 

Avec la saison deux, il faut donc pour Holden Ford, après la grande crise de panique l'ayant secoué et envoyé à l'hôpital, apprendre à retrouver son souffle en renouant avec une distance dont la justesse exige qu'elle ne soit pas trop accusée non plus afin de parer à l'accusation de la froideur. La juste distance éthique du sujet, ni trop loin (de ses collègues ou amis) ni trop près (de ses fantasmes), et qui est comme on l'aura remarqué une pure affaire de découpage filmique, risque cependant d'être à nouveau contrariée, mais désormais par un excès de reconnaissance supposément vertueuse. Il suffit en effet que le supérieur Shepard encadrant Holden Ford, Bill Tench, Wendy Carr et le novice Gregg Smith soit désormais remplacé par l'ambitieux Ted Gunn, qui vient significativement des affaires publiques, pour remettre en selle le premier parce que son « intuition » a déjà permis la résolution d'au moins deux affaires. En précipitant dans la foulée le remplacement du chef dont le départ en retraite cache en fait une mise au rencard anticipée. Les collègues de Ford sont alors invités par leur nouvelle hiérarchie à vérifier que son intuition ne déborde pas le protocole adopté, eux-mêmes convenant ensemble qu'une nouvelle crise de panique risquerait de compromettre leur entreprise scientifique.

 

 

Se joue donc ici l'un des foyers d'intérêt de cette nouvelle saison, où la série continuée des entretiens avec d'autres tueurs récidivistes (David Berkowitz, William Pierce jr. et William Henry Hance, Charles Manson et Tex Watson, Elmer Wayne Henley et Paul Bateson) engage aussi le plus grand soupçon pour Holden dont se méfient ses collègues autant qu'ils se méfient des détenus avec lesquels ils discutent en essayant d'obtenir les informations recherchées. La chose est d'ailleurs si drôle quand Holden, qui a obtenu sans avoir osé l'imaginer la tête de son supérieur, a suffisamment développé son sens de l'analyse, la déduction aux limites de l'intuition, pour pouvoir confondre aussi l'agent Smith reconnu comme celui qui a initié l'enquête de la police des polices, annulée par le nouveau chef qui pense tenir avec l'unité de recherche en sciences comportementales du FBI l'apothéose de sa carrière. Le profileur est non seulement celui qui a deviné que sa copine allait le larguer avant que celle-ci n'en prenne elle-même conscience, il est aussi celui qui fait sortir le loup du bois parmi ses collègues de travail en faisant sauter inconsciemment la tête du supérieur qui l'entravait (c'est donc une troisième tête qui saute après celle du preneur d'otage et du tueur Richard Speck se plaignant que l'agent lui avait retourné le cerveau). Et quand il se retrouve avec son collègue Bill Tench face à David Berkowitz médiatisé sous le sobriquet du « Fils de Sam », Holden au début hésitant en raison de son précédent malaise se réveille progressivement et fait des merveilles en sachant chez son interlocuteur démêler le faux du vrai.

 

 

Au jeu de l'entretien, Holden est devenu très bon mais, dans la confusion de l'empathie cognitive et de l'empathie émotionnelle, il est devenu aussi un très grand danger pour les autres comme pour lui-même (Holden est à ce titre comme un masque de fiction pour David Fincher, sa plus subtile persona, qui saurait alors combien son intelligence constitue aussi sa plus grande faiblesse). Voilà donc le paradoxe à partir duquel recommence Mindhunter qui pense la menace que fait peser toute intelligence quand elle est le nom rationnel et légitime de jouissances secrètes et de fantasmes inavouables. Pourtant, Holden comme machine intelligente et monstre froid va connaître à la suite de ce nouveau succès deux échecs significatifs avec William Pierce jr. puis William Henry Hance (le premier tueur en série africain-américain interrogé), l'idiolecte fleuri de l'un et les circonvolutions discursives de l'autre épuisant rapidement son énergie. C'est alors son partenaire, l'agent Jim Barney, qui révèle à ces deux occasions tout son potentiel en s'appuyant entre autres sur une culture commune (les deux entretiens ont lieu chez lui en Géorgie) et l'acquis théorique dégagé par l'unité qu'il avait d'ailleurs tenté de rejoindre lors de la saison précédente. C'est encore une belle ironie puisque cet homme noir avait été écarté par des agents blancs présupposant que la banalité du racisme dont il serait victime en raison de sa couleur de peau pourrait peser sur la bonne tenue des entretiens. Et parmi eux il y a Wendy Carr en accord avec ce constat, alors qu'elle est elle-même doublement minoritaire, comme femme et comme lesbienne, taisant sa sexualité afin de ne pas compromettre sa position sociale.

 

 

 

Question noire et points aveugles

 

 

 

Avec le personnage de Jim Barney, apparaît plus nettement l'importance de la question noire qui, jusqu'à présent contenue, peut enfin se déployer en compliquant le filtre de la problématique strictement criminologique. À l'orée des années 1980, les magnétophones rapetissent et les répondeurs téléphoniques font leur apparition, tandis que la New Wave de Roxy Music et Blondie, des Pretenders et de Police en passant par Gary Numan commence à remplacer Emmylou Harris et Fleetwood Mac, Alice Cooper et Ten CC. Même les Talking Heads sonnent très Joy Division quand The Overload se substitue à Psycho Killer.

 

 

D'un côté, la trajectoire criminelle de BTK est enfin identifiée comme telle et Bill peut alors commencer à travailler à son sujet (même si l'on sait que Dennis Rader ne sera arrêté que 25 ans plus tard). L'agent explore par ailleurs la proximité de l'horreur quand la découverte du cadavre d'un enfant crucifié dans la cave d'une maison vendue par sa compagne implique la participation indirecte de son propre fils adoptif. S'impose pour Bill la grande séquence de discussion avec l'un des survivants de BTK sous un pont autoroutier, d'une façon autrement angoissante que s'il avait affaire à un tueur (le témoin parle dans le dos de Bill et refuse de discuter en face à face et son visage nimbé du flou de l'arrière-plan suggère combien cet homme blessé au visage par le tueur n'a pas pu sauver sa sœur et pour cela en aura perdu à jamais la face). De l'autre, l'affaire des meurtres d'enfants noirs d'Atlanta donne à Holden une autre occasion de prouver la justesse à la fois théorique et pratique caractérisant sa manière de faire, tout en répondant à une demande intempestive des mères endeuillées de la région pour lesquelles nourrir une empathie émotionnelle vaudrait implicitement comme une réparation morale de ses errements psychologiques précédents. Alors même que le contexte d'inscription de la situation témoigne aussi d'une banalisation relative d'une (vieille) violence raciale bien distincte de la question (nouvelle) des tueurs en série.

 

 

Le conflit des interprétations constituerait donc la grande ligne de fond de la seconde saison de Mindhunter. Et les deux manières sont aussi spécifiques dans leurs modalités qu'elles compliquent la question des rapports entre majoritaires et minoritaires.

 

 

Entre les familles des victimes, les citoyens mobilisés et les militants civiques d'une reconnaissance politique de la violence raciale subie par la minorité afro-américaine vivant dans un État issu du sud sécessionniste et ségrégationniste et les agents du FBI partisans de l'identification d'un tueur en série dont le modus operandi n'a rien à voir avec le Ku Klux Klan, il y a un monde en effet et il est particulièrement complexe, fait de convergence (les infanticides ne sont pas des cas isolés mais appartiennent à la même série criminelle) et de divergence (les grilles respectives de l'incrimination de la violence raciale et de l'identification par profilage criminologique d'un tueur en série en exercice ou bien empiètent l'une sur l'autre au risque de se brouiller ou bien s'excluent l'une l'autre au risque d'une incompréhension réciproque).

 

 

En  schématisant, disons que le profilage est la méthode minoritaire d'un groupe majoritaire, tandis que le racisme est la grille d'analyse majoritaire concernant l'oppression d'un groupe minoritaire.

 

 

Si la saison deux de Mindhunter gagne en complexité psychologique (concernant les personnages de Bill Tench et Wendy Carr) et sociologique (l'exploration du tissu social d'Atlanta est richement détaillée), elle perd cependant un peu en trouble et en intensité (Holden Ford incarne davantage ici une forme d'intelligence nécessaire dont la raison est contrariée par les problématiques locales et une torpeur moins climatique qu'elle est découle aussi du tempo bureaucratique). Certes, on a tout le loisir d'apprécier certaines connexions (BTK s'inspirerait du « Fils de Sam » et le narcissisme de David Berkowitz est ainsi mis à contribution afin de pouvoir arrêter le tueur en série qui opère au Kansas), ainsi que divers effets d'influence et de contamination (d'un côté Bill Tench attaque Charles Manson parce qu'il est ce père blessé d'avoir un enfant qui pourrait même de très loin ressembler aux gamins désœuvrés de la « Famille » ; du sien Wendy Carr croit cerner un peu mieux les rapports de domination qu'exerce sur elle sa nouvelle compagne rencontrée dans un bar après avoir discuté avec Paul Bateson du sens des pratiques sadomasochistes). Avec cette difficulté pour la première de sur-interpréter les signes de maîtrise relationnelle de sa compagne pour finir par reproduire à son égard un pur rapport de domination sociale, la scientifique laissant littéralement à la porte de son bel appartement la barmaid renvoyée dans son existence précaire. Et pour le premier de reconnaître que son fils adoptif de Bill ressemble peut-être un peu trop à une graine de serial killer qu'il faudrait sauver d'un destin tout tracé (c'est le point de vue généralisateur de l'agent Gregg Smith dont la mentalité conservatrice s'appuie doctement sur Aristote pour essentialiser les trajectoires criminelles).

 

 

Décidément, les personnages fincheriens sont de grandes machines intelligentes, mais par voie de conséquence si peu douées pour l'affection et l'empathie relationnelle. Les kantiens si favorablement disposés à comprendre davantage les sadiques et la réciproque est vraie (comme la métaphore du « cerveau triunique » nous a permis de le comprendre, le néocortex offre de nouveaux terrains de jeu au cerveau reptilien en court-circuitant le cerveau limbique).

 

 

Donc, cette saison deux se ramasse essentiellement comme le suivi passionnant d'une enquête pourtant relativement classique, la traque au tueur en série mêlant couacs journalistiques et incompétences policières plus ou moins volontaires, pressions brûlantes de l'opinion et surenchères politiques de courte vue, sans oublier les moqueries du principal suspect jouant au chat et à la souris avec les autorités. Le plus emballant réside malgré tout dans les marges latérales du grand récit policier, dans les rivières ou les affluents plutôt que dans le grand fleuve directement.

 

 

Avec Wendy, le sexisme caractérisant plus ou moins subtilement son environnement professionnel, explicite lors des soirées mondaines où le chef Ted Gunn veut mousser en présence de son équipe, débouche sur la situation la plus paradoxale où l'évocation publique de son lesbianisme a lieu, peut-être pour la première fois, lors de l'entretien avec Elmer Wayne Henley (non seulement Wendy vérifie à cette occasion, donnant en partie raison à la stratégie de Holden, la charge émotionnelle de l'empathie cognitive, mais son récit se présente ensuite après coup comme un simulacre parce qu'elle ne peut pas dire à ses collègues la réalité d'une orientation sexuelle minoritaire et stigmatisée). De son côté, Bill expérimente les fruits paradoxaux de son métier (il a un sens plus aguerri du « storytelling » que Holden, particulièrement apprécié par Ted Gunn pour la publicité mondaine de son unité), tandis que les entretiens d'évaluation avec les professionnels de jeunesse et du droit, de la psychologie et du travail social ressemblent un peu trop aux entretiens qu'il mène lui-même avec les tueurs en série (même si le prénom Holden rime avec Walden, la confiance tant vantée par les transcendantalistes ne cesse plus d'être liquidée à l'âge postmoderne du soupçon).

 

 

Avec Holden, enfin, l'arrestation de Wayne Williams en juin 1981 se révèle une victoire à la Pyrrhus. Si le profilage a effectivement aidé à mettre la main sur un homme dont l'arrestation a d'ailleurs été suivie par la fin de la série meurtrière, sa condamnation à perpétuité pour deux meurtres sur une vingtaine n'évacue pas de nombreux points noirs comme autant de taches aveugles. Plusieurs indices laissent déjà suggérer que certains policiers ont consciemment compliqué cette affaire, la police étant largement infiltré par le Ku Klu Klan. Par ailleurs, l'arrestation de Wayne Williams laisse sur le carreau de nombreuses familles qui ne trouvent légitimement aucune satisfaction, ni avec les progrès de la criminologie ni avec le fait que le meurtrier soit un noir. La confirmation du trait ethnique opératoire pour un tueur en série, qui ne tuerait quasi-exclusivement que dans le champ de son appartenance de race, est dans cette affaire un stigmate supplémentaire vécu par tout un groupe social largement dominé. Le pouvoir intellectuel de Holden doit à la fin affronter alors la plus grande impuissance devant la profondeur psychique des ravages du racisme institutionnel ou systémique. Loin de s'être mutuellement contrariées, les interprétations conflictuelles, au contraire, auront autant participé à valider la nouvelle méthode du profilage qu'à renforcer chez certains blancs la compréhension empathique du racisme étasunien.

 

 

 

Des enfants et des monstres

 

 

 

Si le « storytelling » se révèle une technique de plus en plus partagée, des agents du FBI qui promeuvent leurs recherches scientifiques aux tueurs en série eux-mêmes mettant en scène et en récit leurs crimes afin de satisfaire aux exigences extrêmes de leur narcissisme, les narrations concurrentes doublées de leur rivalité mimétique en disent beaucoup sur une société qui a la passion du récit comme les États-Unis. Pourtant, les mêmes qui se racontent des histoires pour ne pas voir la vérité peuvent être parfois ceux qui la disent aussi aux autres qui ne veulent pas l'entendre. Entre deux énormités, beaucoup de forfanterie et pas mal d'auto-intoxication, Charles Manson dit pourtant ceci à Bill Tench qui prend la fuite devant le réel comme Quentin Tarantino face à l'Histoire : les enfants désœuvrés sont des victimes d'une société qui ne les désire pas, ils peuvent être aussi des bombes à retardement pour une société qu'ils désirent détruire.

 

 

À cet égard, Mindunter représente autant la réponse nécessaire et réaliste aux fugues infantiles et révisionnistes d'un Quentin Tarantino, qu'une variation contemporaine de M. Le maudit (1932) de Fritz Lang (on n'oubliera pas ici la reprise électro du thème fameux du Peer Gynt d'Edvard Grieg dans The Social Network en 2010), dont la fameuse adresse finale (« Mères, surveillez vos enfants ») vaut, comme on l'oublie souvent, autant pour les enfants victimes de monstres que pour les monstres qui ont d'abord été des enfants.

 

 

« Mais tous les fous, tous les maudits, tous les criminels ont été enfants, ont joué comme toi, ont cru que quelque chose de beau les attendait. Lorsque tous, nous avions trois, sept ans, tous, quand rien n'était arrivé ou que cela dormait seulement dans nos nerfs et dans notre cœur. » (Cesare Pavese, Le Métier de vivre, 1987 [1950 pour l'édition originale], p. 361).

 

 

 

19 août 2019

 

 

Pour lire l'analyse de la première saison, cliquer ici.


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