Bushman (1971) de David Schickele

Bush Mama (1976) de Hailé Gerima

Bush à bush

 

Le grand cinéma indépendant étasunien des années 60-70, on ne le perçoit et très souvent ne l’apprécie que du côté blanc. Il faut aller le chercher aussi de l’autre côté de la couleur, dans un bush d’une nature bien spécifique, un arrière-pays de broussailles et de savane quelque part entre San Francisco et Los Angeles. C’est la belle rencontre par titre interposé entre deux singularités en cinéma, Bushman (1971) de David Schickele et Bush Mama (1976) de Hailé Gerima.

 

Alors l’indépendance cesse d’être un slogan menacé d’être creux, mais devient crépue comme les tignasses, noires, tourbillonnaires et saturées d’électricité. Le cinéma indé US est à décrêper quand on lui met les doigts dans la prise, Nigérian qui en écrit ses lettres persanes avec ses semelles de vent et femme de Watts en guérillera, les pieds en feu qui monte à la tête.

Bushman (1971) de David Schickele

Les semelles de vent, les ailes coupées

 

Un homme s’avance sur le bitume, pieds nus et sur la tête sa paire de souliers. Le va-nu-pieds expérimente déjà, avec l’insouciance du candide à la Voltaire ou Montesquieu qui aurait toujours la grâce de retomber sur ses pieds, que le monde où il prend ses marques marche sur la tête. L’homme qui porte le nom de l’archange Gabriel est noir mais il n’est pas afro-étasunien. Le marcheur est originaire du Nigeria et s’il a débarqué à San Francisco pour y frayer avec sa bohème, ce n’est pas seulement parce qu’une fiction le lui aurait commandé, mais parce que son acteur, Paul Eyam Nzye Okpokam, est l’ami de David Schickele, l’auteur du film qu’il lui dédie après s’être rencontrés.

 

 

 

Entre 1963 et 1966, David Schickele, un musicien de formation né en Iowa, dont les parents sont d’origine alsacienne et qui a été altiste et violoniste pour la Radio City Hall de New York, s’est alors porté volontaire pour une mission du Peace Corps au Nigeria. Grâce à cette agence humanitaire indépendante du gouvernement étasunien mais créée dans le sillage du Parti démocrate, un film documentaire avait déjà tourné ensemble qui avait scellé leur amitié, Give Me the Riddle (1966). Une relation de l’agence a pu ensuite faire venir Paul aux États-Unis, d’abord pour suivre une formation à Boston avant de devenir étudiant en arts dramatiques au San Francisco State College. Avec la création de l’American Film Institute par George Stevens jr. en 1968, David Schickele arrive à obtenir une subvention de 15.000 dollars pour tourner un nouveau film dont le héros sera Paul.

 

 

 

L’argent manque pour compléter le budget, le scénario n’est pas achevé mais qu’importe, le désir de tourner l’emporte et il faut multiplier toutes les astuces pour réussir à faire des plans, du quartier noir de Fillmore peu propice à la présence blanche à la faculté brassée alors d’émeutes étudiantes. Plus tard, le film sera mixé chez Francis Ford Coppola.

 

 

 

Bushman est un film de brousse mais d’un type particulier. La balade au grand air du nigérien dans les terres contrastées, noires et blanches, de la révolution hippie, des soulèvements politiques et du racisme policier prend plaisir à jouer d’écarts accordés à sa marche gracieuse. L’écart est d’abord une affaire de formes hétérogènes quand les saynètes, souvent comiques, sont entrecoupées de fragments d’entretien avec l’acteur principal. L’écart est encore à l’œuvre quand la fiction problématise à nouveaux frais la condition noire qui n’est ni une ni univoque. L’homme aux semelles de vent, porté par les images mentales de la vie rurale dans les campagnes nigériennes, pénètre effectivement dans une autre savane. Sa faune y est peuplée de ses blancs qui, aussi libéraux ou progressistes soient-ils, ne voient en lui qu’un corps de désir, et de ses noirs qui ont d’autres chats à fouetter, et d’autres urgences plutôt que de célébrer en lui ce berceau originel que serait l’Afrique. Et puis ses broussailles, sierras recouvertes de neige et campus à l’heure de l’efflorescence hippie.

 

 

 

Bushman s’ouvre d’ailleurs avec deux inscriptions historiques dont le ciseau dialectise les événements politiques de part et d’autre de l’Atlantique. La première indication rappelle que 1968 est une année d’homicides politiques, avec l’assassinat du leader noir et pacifiste Martin Luther King, du démocrate Robert Kennedy et de Bobby Hutton, un militant de premier plan du Black Panther Party. La seconde informe que le Nigeria, après son indépendance obtenue en 1960 et deux putschs en 1966, est ébranlé par une guerre civile entrée dans sa deuxième année (c’est la guerre du Biafra avec la sécession de la partie orientale du pays, qui est la plus riche en ressources pétrolières).

 

 

 

C’est dans ce ciseau-là que se tient le film dansé de David Schickele, dont les pas croisent les formes, la fiction et le documentaire, la balade néoréaliste et le cinéma direct, tout en décroisant des clichés tenaces sur une africanité indifférente au noirs quand elle est mythifiée par les blancs.

 

 

 

Les séquences réjouissent dans leur agencement dépareillé et hétéroclite, sensuelles ou comiques (avec Jack Nance, le futur acteur d’Eraserhead de David Lynch). Sur le plan musical, le clavecin côtoie des citations de chants traditionnels nigériens et quelques hits de l’époque, Otis Redding, Aretha Franklin et les Temptations. Paul évoque même, railleur, Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad mais en en retournant la perspective quand le continent noir et inquiétant est l’Amérique jusque dans ses marges progressistes et blanches. Contemporain des acteurs de la L.A. Rebellion comme Charles Burnett, Bushman montre à nouveau qu’il y a des réalisateurs qui, sans être des afrodescendants, ont le désir de la condition noire et d’aller y voir en sondant ses afflictions (Nothing But a Man de Michael Roemer) et ses révoltes (Black Liberation d’Yves de Laurot). Mais le nouage de ses contradictions y fait sa singularité quand l’africanité n’est pas mythe consensuel pour les noirs, par ailleurs investi d’un imaginaire exotique et blanc qui reste encore à décoloniser.

 

 

 

Bushman c’est une série douce-amère de non-rencontres et si certaines sont drôles, et d’autres font passer un peu de sensualité malgré l’interdit des rapports interraciaux (Spike Lee s’en souviendra peut-être pour Jungle Fever), la dernière n’en est pas moins la plus blessante. Si Gabriel a la grâce de passer outre les impasses, la descente est malgré tout amorcée, que vérifient plusieurs travellings verticaux qui contreviennent à l’appétit des ascensions du personnage, jusque dans les hauteurs blanches des sierras. Soudain, un homme prend à l’occasion du dernier entretien la place de Paul. S’il parle pour lui, c’est que ce dernier ne peut plus parler. La police l’a arrêté sur le campus du San Francisco State College et lui colle une tentative d’attentat. Terrorisé par les policiers, placé en détention durant toute une année, Paul Eyam Nzye Okpokam est finalement expulsé des États-Unis.

 

 

 

La fiction aura été interrompue dans ses élans, ses ailes coupées, parce que la réalité l’aura prise de vitesse. Un Dragon rouge de William Blake nous en avait prévenu. Le film aura été une parenthèse enchantée dont l’émerveillement a en vérité toujours reposé sur le pressentiment du désenchantement. L’inhospitalité a sanctionné l’homme aux semelles de vent qui manque à tous, aux amis qui ont fait le film en sa si délicate compagnie, au spectateur désormais. L’amitié consiste alors à lui offrir une dernière image, déchirante, la photo d’un sourire conservé comme une prière faite au ciel, mais le visage est durement marqué comme si l’épreuve d’une année de détention avait pris à Paul Eyam Nzye Okpokam l’équivalent de dix ans de sa vie.

 

 

 

Bushman est de 1968 et n’a été montré en festival que trois ans après. En France, il n’était jamais sorti. On ne le découvre que maintenant et l’on sait qu’il comptera désormais, un film unique de cinéma dont l’amitié aura été la condition blessée, et qui fera à ce titre penser à Lettre à la prison de Marc Scialom, un autre récit de racisme et d’amitié meurtrie, tourné en 1969 et découvert en 2009.

 

 

22 mai 2024

Bush Mama (1976) de Hailé Gerima

Les pieds en feu, la perruque à terre

 

La Dorothy de Bush Mama n’aurait a priori que bien peu à voir avec l’héroïne du Magicien d’Oz. Cette Dorothy-là a beau claquer des talons et faire du surplace, ses piétinements ne lui promettent aucun ailleurs. Clouée au sol et les pieds en feu, rivée au ghetto de Watts à Los Angeles qui brûle encore des braises émeutières du soulèvement de 1965, Dorothy est pourtant agitée comme on le voit rarement au cinéma. Mue par des forces centripètes qui éprouvent ses nerfs et ébouillantent sa tête, elle est transie d’une énergie sombre qui lui donne des airs de centrale nucléaire sur roulette. Dorothy prend tout quand le réel lui fonce à toute blinde dessus. Et d’emblée avec un gosse des rues qui lui tire son sac puis puis son compagnon, un vétéran du Vietnam, arrêté pour un crime qu’il n’a pas commis. Elle prend tout sur elle et reçoit tout autant, y compris quand cela ne la concerne pas.

 

 

 

Toute la variété infernale des mines à fragmentation de la condition noire lui sautent au visage, des bouffées délirantes qui lui montent au nez à l’occasion de rencontres de passage, jsuqu’aux acte routiniers d’un racisme institutionnalisé et dont la police est le bras armé. Tout brûle en effet pour Dorothy, des pieds à la tête et cette langue (ebonic) qui jaillit de la bouche en limailles de fer.

 

 

 

Dorothy est l’implosion même ; pour autant, cela ne l’empêche pas de marcher, même si rien ne semble avancer. Mais, à la différence de la Wanda (1970) de Barbara Loden, sa sœur de galère de l’autre côté de la couleur, l’évidement est un luxe qui lui est impossible. Lui échoit en effet une saturation, une hypersensibilité épidermique dont le film de Hailé Gerima se fait plus que le fidèle relais quand il s’agit de plonger au cœur même de son vortex, avec ses grandes bourrasques électriques et ses régimes d’indiscernabilité qui font coïncider la folie intérieure avec la dinguerie du dehors. Quand on pense alors que Bush Mama est le film de fin d’étude d’un apprenti cinéaste originaire d’Éthiopie et thésard de l’Université de Californie à Los Angeles, on demeure stupéfait.

 

 

 

Icône de la L.A. Rebellion, Barbara-O incarne Dorothy en se donnant corps et âme au film comme une figure de pure dépense somptuaire. 97 minutes à ses côtés vous font tout ressentir. Une seule journée d’une femme de sa condition exige en effet une endurance qui essore. C’est qu’il faut tenir, et tenir encore pour ne pas être laminé par le raz-de-marée bitumé et crevassé d’un ordinaire quasi-insoutenable, bouffées de délires et de chaleur, éruptions de violence et broussailles psychiques.

 

 

 

Bush Mama est un film crépu et crispé, qui tresse et entortille tant de niveaux de réalités jusqu’à les rendre indémêlables. Un documentaire incandescent sur un quartier qui est un concentré explosif de malheurs et d’inégalités et une fiction sur la femme qui piétine au bord du volcan sans y sombrer. Comme si elle dansait. La description, impressionnante et impressionniste, d’un état d’exception racial dont souffrent les afrodescendants aux États-Unis, et plus encore quand ce sont des femmes, avec la vertigineuse introspection dans l’esprit dédaléen d’une femme enceinte, la psyché éventrée par tout ce qu’elle absorbe. Comme un paysage de guerre, une autre jungle vietnamienne.

 

 

 

On a l’impression que Dorothy ne fait pas grand-chose, elle s’occupe de sa petite fille et pense à son ami T.C., elle s’entretient avec des copines ou écoutent, l’oreille distraite, les délirants, nombreux, qui croisent son chemin circulaire. On est vite pris dans la matière arachnéenne de ses flux de conscience, par boucles, et toute une existence s’évalue dans la crise de ses facultés, fantasmes et perceptions, réflexions et souvenirs qui s’embrouillent en une seule mêlée, crépue et crispée.

 

 

 

Aidée à l’image par Roderick Young et Charles Burnett, Hailé Gerima a délivré un film-météore, un essai hirsute pour faire tourbillonner le cinéma direct avec une femme dont la marche est de feu, un feu intérieur qui, par on ne sait quel tour narratif tant il y en a, arrive à trouver in extremis une issue de secours à sa folie grosse de tous les délires environnants. D’un côté, une photographie la hante, un cadavre noir troué de balles policières. De l’autre, l’affiche d’une militante des guerres de libération africaine. Cette polarisation innerve toute la matière furieuse du film comme un morceau de free-jazz interrompu (signé Onaje Kareem Kenyatta). Le tiers-monde, c’est ici et l’existence d’un quartier comme Watts fait sauter la digue des partages géopolitiques entre le nord et le sud.

 

 

 

Le tiers-monde est ici et une femme souffre l’épreuve de son existence comme un soldat sur le front vietnamien. La cause n’est toutefois en rien celle de l’impérialisme blanc, mais d’une indépendance de haute lutte ressaisie aussi comme décolonisation associant la question de la race à celle du sexe.

 

 

 

Dorothy porte tout du long du film une perruque faite sur le modèle standard des femmes blanches. Elle en fait à la fin sauter le bouchon symbolique à l’enseigne des femmes du film-tract Black Liberation (1967) d’Yves de Laurot, qui jettent leur perruque à terre et nous crachent au visage. Il faut aller alors plus loin que le seul slogan du Black is Beautiful. Dorothy a beau piétiner, ses puissantes foulées auront pavé le sentier d’une libération dont elle aura su trouver seule le secret. Cette voie de sortie est la pointe d’électricité d’un film dont la forme tient bel et bien du crêpelé.

 

 

 

Crêper, c’est peigner les cheveux de la pointe à la racine pour leur donner du volume. Ce qui aura été ici accompli Hailé Gerima avec Bush Mama, c’est de crêper le cinéma indépendant étasunien comme jamais. Ce genre de capillarité consiste à mettre les doigts dans la prise. Et s’électriser ainsi d’une manière neuve de voir les choses, ainsi la guerre de décolonisation intérieure et les femme afro-américaines qui en sont toujours déjà les vétéranes, les guérilleras. Si l’indépendance n’est pas un mot vain ou creux, il doit alors s’entendre également dans cette acception « guérillère »-là.

 

 

21 mai 2024