Paul Schrader, la morale obscure et l'éthique qui l'éclaircit

 

Paul Schrader fait ses films dans l'idée, qui est plus qu'une idée mais une obsession, de se fouiller le ventre au scalpel. Il sait que ses héros, qui sont toujours peu ou prou ses doubles fantasmatiques, sont des fauves toujours prêts à bondir, de potentielles bombes humaines.

 

Le passage à l'acte est leur plus intime démon, la tentation que rédime l'option d'une discipline, une machine avec ses techniques du corps et son écriture de soi que prolonge la forme même de ses films, tendus à se rompre.

 

C'est pourquoi il y est autant question de morale brouillée que de l'éthique qui l'éclaircit, la première qui est la loi dont le désir pur est le sacrifice à des dieux obscurs, la seconde qui pousse l'ascèse jusqu'au rigorisme comme une camisole de force, le corset d'un vêtement de contention.

First Reformed (2017)

Le désir du sacrifice et son corset

 

Si First Reformed est de tous ses films peut-être le plus corseté, c'est qu'il est au plus près de son os aussi, celui que les autres rongent avec plus ou moins de vigueur. La variation presbytérienne du Journal d'un curé de campagne à laquelle Paul Schrader se livre dans une ostentation certaine, avec le journal du prêtre dont l'encre est d'alcool et de sang, s'ouvre à d'autres ajouts cinéphiles : Les Communiants d'Ingmar Bergman avec le désœuvrement de la foi à l'heure des catastrophes (la crise environnementale a remplacé la bombe atomique) et une séquence de lévitation revenue du Sacrifice d'Andreï Tarkovski, travaillé par les ambivalences du sublime. Et deux lectures en guise de suture, le moine trappiste Thomas Merton et Le Traité du désespoir de Kierkegaard.

 

 

 

Ernst Toller office dans la première église réformée des États-Unis, à Snowbridge dans l'État de New York, qui s'apprête à célébrer l'anniversaire de ses 250 ans. Il y macère ses traumas (la disparition d'un fils en Irak) dont témoignent le sang dans ses selles et ses maux d'estomac. La macération est une mortification qui mine les célébrations d'une reconsécration contrariée, car polluée par son principal donateur, un riche homme d'affaires dont l'empire industriel pollue la région en livrant à l'impuissance et au désespoir les activistes écologistes. 

 

 

 

L'église historique est un simulacre touristique, le paravent d'une caution morale à la déprédation économique. Si l'éthique protestante a servi de levier à l'esprit du capitalisme, c'est en asservissant le bon Dieu au Diable.

 

 

 

Le nihilisme contemporain nourrit une tentation apocalyptique que se passent entre eux un militant suicidaire et un prêtre qui y trouve un relais dans la foi après son suicide au fusil. Le délire du ciel des bonnes causes et des grandes idées a pour fondement et sol souillé la dévastation organisée de la Terre. First Reformed ne délire pas. Tout y est contraint, tout y est boulonné à l'excès, le format réduit au 1,33 et la fixité des cadres, les éclairages à contrejour et le climat hivernal, la symétrie excessive des plans et les références appuyées. La vis est serrée parce que cela fuit de partout, le whisky, l'urine et le sang, le produit corrosif et le sirop pour apaiser le ventre. La voix intérieure se frotte à toutes les humeurs triviales du monde, comme s'il fallait en déboucher les tuyaux.

 

 

 

Ce qui bout dans la tête du prêtre agitait déjà la casserole de Travis Bickle dans Taxi Driver, un furieux désir de sacrifice dont la poussée est radicalement antithétique à la sainte leçon des Évangiles. Cet archaïsme-là qui remplit le tonneau percé des causes et des croyances, il faut lui trouver alors un exutoire - un épanchoir. Si la lévitation onirique entre le prêtre et la jeune veuve du militant suicidé substitue aux images d'Épinal d'une nature intouchée les paysages de la dévastation industrielle, l'ironie est un acide que dispersent les cheveux de la jeune femme qui tombent sur le visage de son confident comme un habit de lumière. C'est celui dans lequel s'enroule et tournoie le mortifié qui a renoncé à l'attentat-suicide, et qu'interrompt l'ultime coupe d'un plan noir.

 

 

 

S'abandonner à la fascination du sacrifice et s'en retenir in extremis. Le suicide en est l'option quand la mort de soi vaut mieux que la donner aux autres puisque ce don-là consiste en vérité en la capture du désir de l'autre, qui est le Dieu obscur dont l'apprivoisement est censé apaiser l'angoisse. Le puritanisme de Paul Schrader sait la jouissance hors-champ, et la bête prête à surgir quand elle s'en sera emparée. Il faut à tout prix y remédier, la cinéphilie soulignée et la forme corsetée, et trouver des expédients pour cultiver son petit jardin quand le mal qui est là dehors a pour portier son jardinier, dans les casinos de Card Counter et les serres de Master Gardener.

 

 

2 juin 2024

Master Gardener (2022)

La peau blanche et la main verte qui la soigne

 

La meilleure histoire que Paul Schrader ait jamais racontée est aussi une seule histoire, une sale histoire à dépolluer, la même dont ses films varient les angles jusqu'à en approcher le noyau comme jamais aujourd'hui. Trop souvent l'on y voit de la rédemption au terme d'un laborieux chemin de croix, calvinisme familial oblige. 

 

 

 

La seule histoire jamais racontée par Paul Schrader serait peut-être en effet la suivante : un être solitaire se recommande des impératifs qui le protègent des morsures déjà éprouvées de la jouissance, mais la vie éthique vaut cependant moins que l'éthique des situations dont l'exception oblige au forçage des principes, souvent violent. Car la vie bonne pour soi ne l'est que pour un autre et un seul. Passer de la vie bonne pour soi à la vie bonne pour un autre que soi autorise ainsi le recours exceptionnel de la jouissance en forçage des situations.

 

 

 

S'il y a rédemption, ce n'est donc pas du sujet, le héros schraderien macérant dans les restes de son éducation religieuse, mais de son recours contradictoire mais éthiquement nécessaire à la jouissance dont la violence est la forme extrême. L'éthique consiste à se placer sous l'autorité d'autrui, il faut s'y résoudre, mais d'un seul et bien identifié, sinon l'on s'abandonne, pieds et poings liés, à la morale d'un Dieu obscur et abstrait. Paul Schrader lit de la philosophie alors tentons de résumer en termes philosophiques son obsession : le scénario est d'abord kantien, avant que la reconnaissance hégélienne n'y acquiesce à l'autrui de l'éthique lévinassienne.

 

 

 

First Reformed, The Card Counter et Master Gardener : le triptyque peaufine en variant les tours l'éternel retour du scénario unique. Une pratique érigée en forme de vie, autrement dit l'éthique en écriture de soi avec l'église, les jeux de cartes et d'argent et l'horticulture (la voix off dépose alors sur des cahiers bressoniens la rigueur des descriptions documentaire). L'éthique stoïque posée en digue d'un refoulé traumatique à valeur politique, crise environnementale, torture en Irak et suprémacisme blanc (l'écriture de soi est toujours réécriture, draps blancs pour les deux premeirs et pour le dernier des tatouages à exorciser). Une jeune personne a besoin d'un maître pour les forges de la discipline et le maître d'un disciple pour les reconnaissances réciproques (le sauvetage a pour le sauveteur valeur salutaire). Enfin, une star invitée à l'understatement, Ethan Hawk, Oscar Isaac et Joel Edgerton qui y décrochent leur meilleur rôle, la retenue s'accordant à la contention des réflexes psychologiques.

 

 

 

First Reformed est, après Mishima, un film sur le suicide, la mort retournée contre soi quand elle cesse d'être préférable dans la forme du sacrifice. Le Dieu obscur des grandes causes, religion ou nationalisme, on y renonce au nom de quatre fidèles (pour Mishima), voire d'une seule personne, l'autrui à qui la mort de soi est dédiée.

 

 

 

The Card Counter est plus réussi dans son ensemble (la main qui compte les cartes est celle qui a torturé) comme dans ses détails (romance et roman d'initiation sont amorcés avant d'être audacieusement coupés dans leurs élans). Master Gardener n'est pas exempt, lui, de reproches (les petites frappes justifient une descente expéditive dont le réalisateur avouerait son peu d'appétence à la filmer). Le nouveau film de Paul Schrader a toutefois pour lui une belle interprétation (Joel Edgerton fait penser à l'impossible, un John Wayne timide), ainsi qu'un érotisme morbide dont l'ambiguïté plonge ses racines dans la terre de l'histoire nationale et ses violences raciales (la fétichisation du corps du jardinier par la maîtresse du domaine jouée par Sigourney Weaver, héritière de colons de la Nouvelle-Orléans, est la jouissance de l'homme dont la peau expose l'histoire de la domination blanche). Le jardinage est une nouvelle manière d'allégoriser le passage de la graine à la plante et de la plante à la fleur, autrement dit celui des intentions aux images dont la poussée fait passer du littéral au métaphorique.

 

 

 

Ainsi, quand se déroule la nuit une route riche en efflorescences poétiques, les trucages numériques tressent alors un mélange de pudeur et de sentimentalisme qui fait un voile tombant sur l'intimité amoureuse du maître et de son élève. Le prêtre se double chez Paul Schrader d'un joueur de poker qui a de surcroît la main verte.

 

 

8 juillet 2023