Les luttes de classe et les mouvements contestataires, parce qu'ils traversent et dynamisent toute la société, électrisent également le champ du cinéma. Pour s'en rendre compte, il suffit de s'attarder sur quelques films récemment sortis, et constater que le cinéma peut être aussi le lieu d'une expression critique de l'existant capitaliste. Qu'il s'agisse du diptyque consacré par Steven Soderbergh à la figure du Che ou bien de la ressortie par Carlotta d'un chef-d’œuvre méconnu des années 50 intitulé Little Fugitive et réalisé par Ray Ashley et Morris Engel, nous avons affaire dans les deux cas à l'affirmation de l'existence considérée comme un combat que détermine tantôt l'impéralisme étasunien entraînant à sa suite sa cohorte de régimes dictatoriaux tropicaux comme c'est le cas dans Che, tantôt dans Little Fugitive la société du spectacle telle que le capitalisme la promeut jusqu'à faire de la farandole fantasmagorique des marchandises le seul paradis désirable sur terre.
Excellente surprise que ce biopic au carré produit par son interprète principal Benicio del Toro (dont la sobre prestation a été récompensée au Festival de Cannes), et réalisé par un cinéaste souvent victime de son éclectisme mais qui ici fait preuve d’une conséquence esthétique comme politique. C’est dire si ce diptyque de 4 heures, produit par Hollywood, est un événement qui apparaît alors comme l’importation au cœur de l’industrie de l’esprit de la guérilla guévariste. Soderbergh veut dégraisser la figure de Guevara de ses scories romantiques en le replongeant dans la dynamique révolutionnaire qui fut deux fois la sienne, en 1959 dans la jungle cubaine aux côtés de la fratrie Castro et dans la forêt bolivienne en 1967 (les expériences vénézueliennes et congolaise demeurant dans l’intervalle séparant les deux volets).
L’Argentin a beau être structuré à partir de deux séries d’images hétérogènes (la guérilla cubaine filmée en couleurs et en numérique haute définition, et l’intervention à la tribune de l’ONU en 1964 filmée en noir et blanc avec une caméra super-16 mm.) que relie la voix de Guevara. Il n’en montre pas moins une figure révolutionnaire cohérente avec elle-même, fondue dans la jungle parce qu’elle insiste sur le caractère collectif de la dynamique révolutionnaire, et dont la pratique relaie dans l’image les propos théoriques en off jusqu’à résister à la posture tribunicienne héritée de Castro lors des séquences à l’ONU. Débarrassé de ses oripeaux légendaires, Guevara apparaît tel qu’en lui-même enfin, un homme de conviction dont la cohérence s’identifie au projet révolutionnaire défendu. Soit l’acclimatation sud-américaine de l’avant-gardisme léniniste où la stratégie du focisme et sa méthode de la guérilla permettent la prise du pouvoir étatique en évitant un affrontement asymétrique.
Guerilla accomplit une logique déjà à l’œuvre dans le film précédent, attentif au prosaïsme anti-spectaculaire du geste révolutionnaire. Depuis quand n’avions-nous pas vu œuvre hollywoodienne aussi matérialiste et dialectique ? En effet, le second volet rejoue précisément la partition documentaire du premier, mais là où L’Argentin débouchait sur une réussite, Guerilla se termine en ratage généralisé. C’est alors au spectateur d’effectuer la synthèse entre le positif et le négatif, et poser la question (relevant quasiment de l’alchimie) des conditions objectives requises pour une révolution accomplie. Refusant les impasses intellectuelles tant de l’hagiographie que de la caricature, le diptyque de Soderbergh dit simplement l’actualité (par exemple sud-américaine) de la révolution, et demande si la stratégie guévariste est bien la meilleure pour en matérialiser le spectre.
Lundi 2 mars 2009