« Vous sentirez comment les peuples enfants ont dû narrer leurs dogmes et légendes et faire une histoire de chaque vérité morale » (Jules Michelet, Le Peuple)
Cette citation de l'historien Jules Michelet selon laquelle le peuple formerait la base d'un triangle équilatéral dont le sommet est constitué à l'angle de ces deux autres côtés que sont la légende et la vérité, Walter Benjamin en fit l'exergue de son texte intitulé « Le narrateur » publié en 1936 et consacré à l'œuvre de l'écrivain russe Nicolas Leskov. Si, constate Walter Benjamin, le narrateur est une figure de culture toujours plus inactuelle, dont le visage ne cesse de s'effacer en prenant de la distance avec notre présent, c'est que le moment actuel est justement caractérisé par le peu de cas conféré dans les sociétés modernes à l'expérience, ainsi qu'à sa transmission orale accomplie par le narrateur : « le cours de l'expérience a baissé » (in Écrits français, éd. Gallimard-coll. « folio essais », 1991, p. 265).
L'effondrement circonstancié de l'expérience, comme garantie pour soi et pour les autres d'un monde de valeurs et d'un échange social et symbolique au principe de la solidarité des individus et de la solidité des communautés auxquelles ils appartiennent, se comprend dès lors comme déclin de l'art de narrer et affaiblissement corrélatif de « l'aspect épique de la vérité » (opus cité, p. 269). Sous-tendue par les processus de massification dont Walter Benjamin fut l'un des témoins privilégiés (ce dernier commence par évoquer le mutisme des soldats revenus de la Première Guerre mondiale pour ensuite embrayer sur un développement concernant le journalisme et la rupture occasionnée par le triomphe historique du roman impliquant un repli individualiste divisé entre l'isolement de l'auteur d'une part et la solitude du lecteur d'autre part), cette raréfaction de la figure (identifiée ici au monde artisanal) du narrateur induit la fin possible d'une époque dévolue à « la chaîne de la tradition qui transmet le passé de génération en génération » (op. cit., p. 283).
Pour résumer, on dira alors que, d'un côté, la narration n'impose pas au lecteur, à la différence de l'information, l'explication immédiate des faits et « l'enchaînement psychologique des événements. On le laisse libre d'interpréter la chose comme il l'entend, et ainsi le récit est doué d'une amplitude qui fait défaut à l'information » (ibidem, p. 272-273). De l'autre, la narration, pour autant qu'elle soit encore effective et opératoire, ne témoigne d'une expérience vécue et de son souci d'en proposer la transmission orale et collective qu'en raison de la promotion de la mémoire, « le don épique par excellence » (ibid., p. 283), grâce à laquelle l'auditeur pourra à son tour raconter à d'autres ce qui lui aura été raconté. C'est pourquoi Walter Benjamin, s'appuyant sur la tradition des conteurs orientaux, peut alors affirmer la chose suivante : « Dans l'âme de chacun d'eux il y a une Shéhérazade qui, à propos de chaque passage de ses histoires, se souvient d'une autre histoire » (ibid., p. 284).
Shéhérazade est précisément le masque qu'aura décidé stratégiquement d'arborer le cinéaste portugais Miguel Gomes à l'occasion de son quatrième long-métrage intitulé Les Mille et une nuits, l'un des enchantements critiques de la sélection de la Quinzaine des Réalisateurs (quand, à de rares exceptions, la compétition officielle du dernier Festival de Cannes s'est complu dans la vérification des nouvelles bornes de l'académisme cinématographique mondial). Un film particulièrement ambitieux doté d'une durée totale et hors-norme de 381 minutes dont la distribution estivale en trois parties (respectivement intitulées L'Inquiet, Le Désolé et L'Enchanté) d'un peu plus de deux heures chacune, à la fin des mois de juin, juillet et août, s'inscrit délibérément dans le régime narratif universalisé par le recueil éponyme de ces contes orientaux ayant fixé au 13ème siècle un enchâssement de récits aux origines diverses, persane et indienne.
On connaissait le goût de Miguel Gomes pour les machines narratives schizo, ses trois premiers longs-métrages (La Gueule que tu mérites en 2004, Ce cher mois d'août en 2008 et Tabou en 2012) se proposant à chaque fois de recommencer en leur milieu pour bifurquer et déployer à partir de nouvelles modalités ou perspectives narratives les enjeux symboliques de la fiction.
Ainsi, avec La Gueule que tu mérites, la crise de la trentaine d'un professeur dépressif fêtant son anniversaire se vivait d'abord sous les allures carnavalesques d'une comédie musicale enseignée avec les enfants d'une cours de musique pour ensuite s'expérimenter avec les habits distanciés du conte (Blanche-Neige et les sept nains) l'ayant inspirée.
Ainsi, avec Ce cher mois d'août, le road-movie documentaire consacré à la tradition bien vivante des bals populaires estivaux situés en plein centre montagneux du Portugal avait accumulé suffisamment de matériaux, de récits et de légendes pour les reconvertir en une fiction interprétée par les personnes rencontrées en chemin et disposées à en devenir les personnages.
Ainsi, avec Tabou, la mélancolie affectant un présent grisé par la crise économique se retournait sur lui-même pour laisser place à la joyeuse nostalgie d'un passé colonial ressouvenu avec les lunettes du film d'aventures d'antan.
C'est avec ce dernier film que les choses se seront quelque peu gâtées, l'agencement de l'insolence ludique (la seconde partie, muette, était tournée avec des sons d'ambiance et en 16 mm.) et de la référence cinéphile prestigieuse (Tabou de Friedrich W. Murnau en 1931) ayant peine à masquer un dispositif mué en système tournant à vide ainsi qu'un rapport politiquement ambigu (et peut-être supposé tabou par l'auteur) avec une époque coloniale malheureusement réduite à l'insouciance des colons et l'innocence des colonisés (les seconds n'accédant à l'avant-plan de l'Histoire qu'en raison stricte de l'impasse des petites histoires des premiers).
On voudrait alors croire que Les Mille et une nuits représente l'occasion cinématographique d'une ressaisie pour un geste esthétique soucieux de passer le portrait documentaire d'un pays socialement affaibli par les politiques « austéritaires » catastrophiques imposées par la fameuse Troïka (l'Union Européenne, la Banque Centrale Européenne et le Fonds Monétaire International) au tamis d'une générosité kaléidoscopique en termes de formes narratives et de moyens fictionnels susceptible de préserver le noyau de vérité morale et épique des expériences vécues par les victimes portugaises du fardeau inique de la dette. Du grain du 16 mm. à l'emploi du format large, autrement dit du documentaire consacré à des vies minuscules au redimensionnement épique des fictions dont ils sont riches, Les Mille et une nuits joue ainsi de tous les écarts qui, continuellement redisposés durant les trois actes de sa structure en triptyque, creusent la différence entre un peuple malheureux d'avoir été objectivement appauvri et le même peuple heureux d'être riche de mille et une histoires à raconter de mille et une manières afin d'avérer qu'il n'en a pas fini avec l'Histoire qui s'écrit sur son dos.
Dont acte – et le premier d'entre eux, L'Inquiet, inaugure les principes d'orientation générale d'un dispositif qui, d'emblée, raccorde justement le motif général de la crise avec celle particulièrement vécue par un cinéaste écartelé entre le devoir militant d'information et de documentation et le droit artistique à la distanciation et la fabulation. D'où, en guise de prévention, le carton introductif (en lettres jaunes inscrites à même une vue d'ensemble) suivant : « Le film n'est pas une adaptation du livre des Mille et une nuits mais s'inspire seulement de le structure de son récit pour parler des problèmes contemporains du Portugal intervenus entre juillet 2013 et août 2014. Durant cette période, le Portugal a été l'otage d'un programme d'austérité imposé par la Troïka à un gouvernement manifestement sourd à la justice sociale. La grande majorité des Portugais se sont en effet appauvris durant cette période ».
La crise, Miguel Gomes n'a de cesse de la mettre en scène : crise de la trentaine dans La Gueule que tu mérites où la musique sauve et protège l'enfance dont la crainte mythique est qu'elle disparaisse ; crise de la production de Ce cher mois d'août démarrant sur les chapeaux de roue du documentaire avant de se réinitialiser pour redémarrer en mode fictionnel nourri du folklore local ; crise économique d'un pays vécu dans Tabou comme paradis perdu dont la généalogie remonterait avec le paradis retrouvé des souvenirs légendaires ou mythifiés de l'époque coloniale. A ce titre, le cinéaste se pose explicitement – et ce n'est pas rien quand règne aujourd'hui la fausse monnaie de la postmodernité – comme un héritier légitime de la modernité cinématographique. Une époque de rupture avec la longue séquence classique toute en transparence et continuité dont le motif de la crise reste l'un des paradigmes fondateurs.
Pour prendre trois exemples phares : de la crise du couple se prolongeant en scène conjugale réitérée dans Le Mépris (1962) de Jean-Luc Godard à la crise du film lui-même bloqué dans son impossibilité avec L'État des choses (1980) de Wim Wenders en passant par la somme de crises de nerf nécessaires à ce qu'un plan au moins puisse être tourné déclinée avec Prenez garde à la sainte putain (1971) de Rainer Werner Fassbinder.
Au début du premier volet de son film-rhizome, Miguel Gomes se met effectivement en scène comme un réalisateur au regard vague qui, tel l'âne de Buridan, ne sait choisir entre tel fait divers (la fermeture de chantiers navals de Viana do Castelo) et tel autre (les nuisances occasionnées par l'invasion de guêpes d'origine asiatique). Et c'est en prenant la ligne de fuite du hors-champ (la séquence est d'ailleurs plutôt drolatique, on le voit passer de l'autre côté du reflet d'une baie vitrée) pour être retrouvé plus tard par son équipe technique qui le menace de la mort en l'enterrant jusqu'au cou, qu'il mobilise à bon escient la référence fondatrice à la figure de Shéhérazade (une référence déjà présente dans Tabou).
Le meilleur moyen de retarder le couperet fatal (un collectif de salariés en colère parce qu'au chômage technique par suite de l'indécision du réalisateur) consistant alors pour ce dernier à se saisir stratégiquement de la figure exemplaire d'une narratrice, fille du Grand Vizir qui sut tirer de la prolixité narrative dont elle était capable une habile politique du différé (chaque fin d'histoire racontée le soir était reportée le lendemain) finissant par neutraliser la pulsion meurtrière de son époux, le sultan Sharyar (échaudée par l'adultère dont il fut victime, ce dernier a décidé de condamner à mort son épouse ainsi que toutes les vierges qui, le soir des noces de mariage, auront pris sa place). Comme le rappelle le psychanalyste Fethi Benslama insistant déjà sur la fonction chez Shéhérazade de l'ouïe qui «''tympanise'', temporise (mille et une fois), diffère la mort, en accueillant la voix comme raison », « si les intégristes à l'époque actuelle ont brûlé les Mille et une nuits, c'est bien parce qu'il leur paraît, à juste titre, comme un texte de posture anti-coranique, puisque c'est une femme qui prête sa voix à la raison contre la folie, qui plus est sans en passer par la littéralité de la loi » (in La Guerre des subjectivités en islam, éd. Lignes-coll. « Les fins de la philosophie », 2014, pp. 220-221).
S'il n'est jamais question de fondamentalisme islamique dans Les Mille et une nuits, il est par ailleurs fortement question d'un fondamentalisme de marché qui, incarné par ce chien à trois têtes qu'est la Troïka, impose aux gouvernements qui les déchargent ensuite sur la tête des peuples les obligations du règlement d'une dette publique épongeant les conséquences désastreuses de la bêtise spéculative des banques d'affaires et du capital financier jusqu'à la crise du crédit hypothécaire et des « subprimes » en 2007.
Surtout, le problème fondamental de Miguel Gomes est précisément celui de la narration, dès lors qu'il a mis en place pour les besoins de son projet ce qu'il a appelé un « Comité central » grâce auquel il a pu, aux côtés de ses co-scénaristes Mariana Ricardo et Telmo Churro, mandater plusieurs journalistes envoyés dans tout le pays, de l'été 2013 à l'été 2014, afin de récolter des faits divers en étroite corrélation avec les effets sociaux de l'endettement de l'État portugais. Et dès lors qu'il aura surtout refusé de se contenter d'une telle moissons d'histoires vraies qui auraient été seulement documentées en préférant démultiplier, telles des herbes folles, les régimes narratifs en vertu desquels l'information importe au final bien moins que la traduction en mode digressif d'expériences diversement vécues et ainsi susceptibles de livrer au spectateur, libre d'en interpréter la valeur métaphorique, le noyau de vérité morale qu'elles contiennent.
L'inégal partage des richesses se rétablirait au moins symboliquement en avérant la richesse d'histoires et de manières de les raconter dont est couturé le peuple portugais. Comme l'écrivait à juste titre Cyril Neyrat à l'époque de la sortie de Ce cher mois d'août : « de Paulo Rocha (Mudar de vida) à Pedro Costa (Dans la chambre de Vanda) en passant par Antonio Reis (Tras-os-Montes), les grands Portugais ont cultivé au cinéma un génie national qui les précédait : une disposition populaire à la fable, à la poésie, un don de vision et d'écoute qui recueille chez un pêcheur, un paysan, un junkie, le goût de la beauté et le talent des conteurs » (in Cahiers du cinéma, n°646, juin 2009, pp. 36-38). Alors, et alors seulement, le peuple portugais ressemblera au « peuple enfant » évoqué dans notre exergue par Jules Michelet, la métaphore en elle-même problématique et probablement de provenance hégélienne se comprenant enfin comme participation directe et enfantine, réinventée et ludique, de figures populaires à la représentation cinématographique de ses propres faits vécus.
La crise, ce n'est alors plus seulement le temps du blocage en termes de décision à prendre (réduire les dépenses publiques ou déclarer la dette illégitime du côté des États, abandonner un film au carrefour de ses déploiements possibles pour son initiateur). Elle est celle, moins stérilisante que productive, de l'incessant différé caractérisant une décision qui serait ultime, valant « une fois pour toutes » (Giorgio Agamben, Pilate et Jésus, éd. Payot & Rivages, 2014, p. 97). La dette, dès lors qu'elle est indexée sur l'investissement productif et protégée de tout taux d'intérêt usuraire, représente un excellent moyen de relance économique auquel il ne devient plus obligatoire d'y sacrifier ce que les idéologues néolibéraux nomment les « dépenses sociales ». La valse hésitation du réalisateur devant l'abîme de sens ouvert par le rapprochement non nécessaire de deux faits divers distincts et hétérogènes devient pour ce qui le concerne extrêmement féconde, n'étant plus obligé de choisir entre un régime de représentation plutôt qu'un autre (le documentaire brut versus la fabulation distanciée) puisqu'une histoire relatée devient par proximité filmique, montage et conversion métaphorique l'image en miroir de l'autre.
C'est alors toute la beauté esthétique de l'introduction de L'Inquiet que de monter des plans concernant la fermeture des chantiers navals puis la destruction de nids de guêpes avec des témoignages racontés off et portant alternativement sur l'une et l'autre des deux situations. En conséquence d'une trame diagonalisant l'image par le son comme une séquence par une autre, une manifestation d'ouvriers en lutte contre les plans de licenciement peut équivaloir métaphoriquement aux baptêmes festifs célébrant la mise à l'eau des navires, tandis qu'un problème écologique peut offrir la métaphore d'une situation économique et sociale. La dignité au travail, elle se transvase alors des rituels ouvriers liquidés avec la désindustrialisation et la mise au chômage aux manifestations en lutte bariolées contre la destruction des emplois en dernière instance déterminée par la mobilité de capitaux prédateurs.
La « destruction créatrice », cette vieille fable capitaliste énoncée en son temps par l'économiste Joseph Schumpeter, est retournée comme un gant pour se comprendre désormais sur un mode extensif grâce auquel l'économique et l'écologique entrent en congruence, la déstabilisation des écosystèmes (la menace que représentent les guêpes pour les abeilles et pour les apiculteurs qui en récoltent le miel) englobant la déstructuration de la société industrielle et salariale par la volatilité assassine du capital transnational. A cet égard, l'ouverture magistrale du premier volet des Mille et une nuits fait écho à l'autre grand film portugais vu l'année dernière, Et maintenant ? (2013) de Joaquim Pinto et Nuno Leonel, journal filmé à quatre mains et deux regards où, l'amour de l'autre et l'affection de quelques chiens aidant, la chronique de l'avancée de la maladie du premier (doublement victime du sida et d'une hépatite C) s'inscrivait dans l'enregistrement plus vaste, en cercles concentriques, des symptômes d'un malaise autrement plus vaste, écologique tout autant qu'économique, des feux de forêt ravageant la région à l'appauvrissement de systèmes de santé pressurés par l'obligation européenne de la réduction des déficits.
A la suite de Ce cher mois d'août, le feu brûle encore et à de nombreuses reprises dans le nouveau film au long cours de Miguel Gomes, crépitant de telle manière que ses braises, magnifiquement saisies comme des lucioles dans la nuit par Sayombhu Mukdeeprom (le directeur de la photographie thaïlandais des films d'Apichatpong Weerasethakul), rebondissent symboliquement de séquence en séquence. Par exemple, de la destruction par un chalumeau utilisé à l'occasion de spectacles populaires de nids de guêpes en haut des arbres (dans la partie intitulée « Les Travaux du Réalisateur, des Constructeurs navals et de l'Exterminateur de guêpes ») à l'explosion d'une baleine en carton sur une plage (dans un autre portant pour titre « Le Bain des Magnifiques »), en passant par Sandra, la petite amoureuse trahie par Rui Miguel entiché de la sapeur-pompier Catarina qui embrase par vengeance les montagnes environnant la ville de Resende en bordure du Douro (c'est la partie dite de « L'Histoire du coq et du feu »).
Avec ces trois exemples, on aura ainsi tout le loisir d'apprécier l'hétérogénéité bariolée des régimes de représentation et de narration employés, du documentaire dédoublé par le croisement des sons et des images au rêve surréaliste logé à l'intérieur d'une séquence fictionnelle plutôt réaliste mais baignant dans les eaux du documentaire, en passant par un fait divers rejoué par trois enfants habitant la région où celui-ci eut lieu. La toile poétique des correspondances permettant ici à ce qu'une destruction par le feu se transforme en arbre de Noël puis fusées colorées pour feux d'artifices estivaux, et là à ce qu'un peuple de marins naguère héroïques s'envisage comme baleine mythique (une idée qui rapprocherait le film de Miguel Gomes, plutôt que le Leviathan d'Andreï Zviaguintsev en 2014, des Harmonies Werckmeister de Béla Tarr en 2000) dont l'agonie flatulente menace d'exploser (mais c'est un cauchemar) sur la grève en gerbes de viandes sanglantes au milieu desquelles s'agite une sirène homérique.
En grève ou mis sur la touche, le peuple mobilisé en drapeaux colorés, rouges en particulier, serait alors ce cétacé mythique qui a pu d'ailleurs inspirer le verbe lyrique de Jules Michelet : « Rien de plus beau à voir que ce peuple avançant vers la lumière, sans loi, mais se donnant la main. Il avance, il n'agit pas, il n'a pas besoin d'agir ; il avance, c'est assez » (in Histoire de la révolution cité par Paul Viallaneix, « Le Héros de Michelet » in Romantisme, volume 1, numéro 1-2, 1971, p. 106). On devra également évoquer toute la parenthèse enchantée dédiée à « L'Île des Jeunes Vierges de Bagdad » qui, rappelant le dernier volet de la « trilogie de la vie » représenté par Les Mille et une nuits (1973) de Pier Paolo Pasolini, a été tournée dans les calanques marseillaises (on comprendra alors la présence dans le générique-fin de Robert Guédiguian à l'un des postes de production du film). C'est aussi l'allégorie intitulée « Les Hommes qui bandent » jouée par des acteurs professionnels (dont Diogo Doria, Americo Silva et Adriano Luz – les deux derniers ayant été acteurs des Mystères de Lisbonne de Raul Ruiz en 2010), caustique à l'égard des rapports étroits entre les représentants de l'État portugais et les technocrates de la Troïka comme des basses raisons déterminant l'adoption de la « règle d'or » gravant dans le marbre un déficit à 4 %.
C'est également « L'Histoire du coq et du feu », proposant de rejouer par quelques-uns de ses protagonistes réels un fait divers local (un procès a été intenté contre la propriétaire d'un coq bruyant pour le voisinage) tout en le tirant du côté du merveilleux (le coq affublé d'un jabot buñulien parle et se fait comprendre du juge venu instruire son procès) et en y logeant l'histoire d'amour contrariée de Rui Miguel, Sandra et Catarina. C'est enfin « Le Bain des Magnifiques » qui, subdivisée en trois témoignages documentaires (ceux d'Anibal Fabrica qui travaille dans le soutien aux PME, des chômeurs Sonia et Rui et de Paulo Carvalho qui attaqua son entreprise en justice), raconte comment un syndicaliste victime d'une faiblesse cardiaque organise tous les premiers janvier à Aveiro un grande baignade où ses participants sont récompensés par une tasse de cacao. Allégorie, fiction dont les pieds baignent dans le documentaire, documentaire en style direct comme rejoué sur un mode fictionnel par ses propres protagonistes ou par d'autres : on l'aura compris, Les Mille et une nuits sous l'impulsion de sa première partie multiple les manières de branchement ou d'emboîtement et les vases communicants entre formes cinématographiques supposées opposées alors qu'elles représentent le versant complémentaire et miroitant l'une de l'autre.
Certes, les nombreux effets de circulation poétiques organisés par Miguel Gomes (et soulignés notamment par la possibilité pour un acteur de jouer deux personnages comme par la présence godardienne d'un traducteur prenant quelques libertés dans la traduction des propos de ses interlocuteurs) poussent la récolte journalistique des faits divers du côté d'une narration épique et échevelée en accord avec la diversité d'un peuple qui n'est pas moins grand en dépit des affaiblissements provoqués par les politiques d'austérité européennes.
Pourtant, on pourra légitimement discuter de certains détails narratifs au regard desquels le populisme généreux du cinéaste bute sur quelques articulations politiquement problématiques. Tantôt parce que la satire moqueuse du coût de la bandaison gagnée puis perdue par la Troïka et les hauts représentants de l'État portugais indexe son prix sur les gains d'un sorcier sénégalais dont on se demande qui il peut bien représenter dans le diagramme allégorique des forces en présence (comme si l'Afrique représentait la bénéficiaire secrète de l'endettement du Portugal). Tantôt parce que le récit des trois Magnifiques aplanit au nom d'un prétendu désarroi social général des individus dont les appartenances de classe sont non seulement distinctes mais opposables (le gestionnaire d'affaires travaillant pour les PME n'occupant pas vraiment la même position sociale que le couple de précaires ainsi que le salarié licencié).
On aime quand Shéhérazade et une punkette sont jouées par la même actrice (Crista Alfaiate) ou quand la figure du syndicaliste interprété par Adriano Luz est scindé en deux figures antithétiques, le dirigeant d'une bureaucratie confédérale lié au pouvoir en place d'un côté et l'homme de terrain et professeur de natation organisant le bain des chômeurs du 1er janvier. On appréciera moins les imprécisions de l'allégorie ou la suspension relative des divisions de classe sous prétexte du caractère générique de la crise. En tous les cas, cette liberté d'interpréter appartient de plein droit au spectateur qui, comme le sultan Shahryar, se trouve suspendu aux lèvres du narrateur Shéhérazade et de la poursuite des contes à raconter qui seront proposés avec les deux volets suivants du triptyque, Le Désolé et L'Enchanté.
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