« À partir du point où l'homme ne peut plus parler, parce qu'il est absent ou mort,
où les archives font défaut, deux témoignages subsistent : celui de l'Art et celui des techniques »
(André Leroi-Gourhan, L'Homme et la matière, éd. Albin Michel, 1943, introduction)
« Il n’y a pas de délire d’interprétation puisque l’interprétation est elle-même un délire » a un jour prévenu le philosophe Clément Rosset. Le documentaire La Grotte Chauvet, dialogue d’équipe réalisé en 2003 par Pierre-Oscar Lévy investit l’espace de la recherche scientifique axée sur la datation (environ 32.000 ans) puis le sens des images pariétales contenues dans la grotte Chauvet (du nom de son découvreur, le spéléologue Jean-Marie Chauvet en 1994 - cette grotte de l’ère paléolithique supérieure se situe en Ardèche). Plus que La Grotte Chauvet : devant la porte (2000), plus que Dans le silence de la Grotte Chauvet (2002) et plus encore que La Grotte Chauvet, la première fois (2003), La Grotte Chauvet, dialogue d’équipe insiste davantage que les autres films du documentariste consacrés à ce lieu sur l’excès interprétatif, le reste spéculatif, l’inépuisable travail d’interrogation et de supputation auxquels succombe peu à peu l’équipe de chercheurs (dirigée depuis 1995 par Jean Clottes), ici filmée dans son travail de rationalisation (qui est une domestication) d’images dont la vision in situ demeure toujours interdite au public. C’est d’ailleurs cette situation qui assure en tout premier lieu le caractère d’impérieuse nécessité esthétique du film de Pierre-Oscar Lévy qui, mis en regard ici avec le nouveau film de Werner Herzog intitulé La Grotte des rêves perdus et portant sur le même site, offre ainsi au regard spectatoriel la vision d’images ordinairement impossibles d’accès au public pour des raisons scientifiques avérées depuis la fermeture de la grotte de Lascaux.
Aussi, on aimerait bien découvrir les travaux de Mario Ruspoli réalisés pour la télévision et concernant l'art pariétal du paléolithique, en particulier les quatre épisodes tournés en 16 mm. de Corpus Lascaux (1981-1982), premier grand documentaire consacré à la grotte.
Ce que montre le documentaire de Pierre-Oscar Lévy, c'est une collectivité en proie à un délire – parfois sauvage – qui excède les catégories rationnelles et scientifiques auxquelles recourent ces spécialistes en peintures pariétales afin de valider professionnellement leur recherche. Le délire relève aussi (en les révélant) des trajectoires personnelles structurées à partir de cadres de socialisation cognitifs et normatifs qui les sous-tendent (telle hypothèse à caractère passablement sexiste, telle référence au personnage d’Arthur Conan Doyle, Sherlock Holmes). Il s'agit bien d'une lutte symbolique à laquelle ces chercheurs concourent afin de se positionner au plus fort dans le champ professionnel qui leur est propre, car dans tous les espaces sociaux, « la vérité est un enjeu de luttes » comme l’a montré le sociologue Pierre Bourdieu. On se dit alors que ce délire interprétatif auquel se prête aisément le spectateur (est-ce ici des traces de doigts humains ? et là, un taureau ou bien un sorcier revêtu de la peau dudit animal ?), et qui déborde largement des cadres scientifiques de départ, renseigne au fond sur le caractère foncièrement esthétique de l’appréhension humaine du réel. Et cette appréhension s’effectue par le biais de peintures pariétales, comme par celui de reproductions numériques puis imprimées de celles-ci (filmées ensuite par Pierre-Oscar Lévy dans un subtil jeu d’imbrication des images et, partant, des temporalités) permettant d’asseoir le travail de l’enquête scientifique comme celui de l’interminable supputation subjective. Ce perspectivisme est déjà au centre du premier film du documentariste en 1982 intitulé Je sais que j'ai tort...mais demandez à mes copains, ils disent la même chose et consacré aux réflexions d'enfants portant sur des reproductions de toiles cubistes de Pablo Picasso). Car à cet endroit-là, la posture scientifique se double toujours déjà d’une posture esthétique et spectatorielle fondamentale.
Nous sommes ici bel et bien dans ce « partage du sensible » dont a parlé le philosophe Jacques Rancière, qui détermine historiquement, socialement et culturellement le « sensorium » commun. Autrement dit la sensibilité générale dans laquelle nous baignons tous comme le poisson dans son bocal. Ce qui n'empêche pas de ne pas ou plus ignorer que l’image détient cette puissance disruptive (de « dissensus » ajouterait Jacques Rancière) capable d’ouvrir le « partage du sensible » tel que les rapports humains l’ont à des époques données institué sur une interrogation dont l’inépuisable excès outrepasse facilement les catégories perceptuelles et conceptuelles historiquement héritées. L’image figure alors cette ouverture à partir de laquelle, comme l’a écrit la philosophe Marie José Mondzain, chaque spectateur peut se construire sa propre place dans le monde (« sur la terre comme au ciel » pour reprendre le titre secondaire de Soigne ta droite en 1987 de Jean-Luc Godard, sachant qu’il s’agit ici de nos humaines préoccupations, tout autant et en même temps matérialistes – « sur la terre » – et symboliques ou spirituelles – « comme au ciel »). Et dans cet excès propre aux puissances « dissensuelles » de l’image – sa sauvagerie difficilement domesticable comme ce chiendent dont on va bientôt parler – se trouve l'obligation du scientifique à se différencier du spectateur qu’il est aussi, se trouve aussi l'obligation du spectateur à se différencier lui-même entre celui qui croit voir ceci alors que peut-être il s’agit de cela (ce sont là les mots de l’exergue du documentaire finement choisis par Pierre-Oscar Lévy et extraits du poème « Chiendent » de Raymond Queneau). Devient en conséquence sensible tout ce qui nous relie avec l’humanité qui a créé les images de la grotte Chauvet par delà 32.000 années. Soit ce temps qui objectivement nous sépare de ces êtres humains qui ont projeté leur imaginaire commun ou leur délire symbolique sur les murs de la grotte en question.
Voilà ce qui trouble dans ces images, dans toute image digne de ce nom : celle(s)-ci ouvre(nt) sur ce que nous sommes aujourd’hui, sur ce que nous avons été hier, et que le temps passé nous a fait oublier tant le long et lent travail de notre devenir humain a été intériorisé. C’est alors un délire que de voir dans les images contenues dans la grotte Chauvet (d’ailleurs éclairées par l’équipe scientifique de telle façon que l’on songe aux rougeoiements intérieurs des toiles de George de la Tour) comme un résumé paradoxalement conjugué au futur antérieur d’une bonne partie de l’histoire de l’art (surtout dans ses déclinaisons modernes, de L’Origine du monde de Gustave Courbet au surréalisme en passant par l’art brut et le cubisme). Comme une compression fulgurante et délirante des temps vérifiant la théorie que développe le philosophe Régis Debray dans son ouvrage Vie et mort de l’image (1992) lorsque ce dernier représente l’histoire de l’art non pas sous une forme de successions de cycles, mais plutôt sous la forme de progressions spiralées, de révolutions qui induisent le fait que l’on en repasse toujours par ce qui a préalablement été fait mais en plus avec les acquis du temps linéaire qui a passé. A partir du même, c’est donc la différence qui s'expose (la « différance » aurait même écrit Jacques Derrida) et qui se donne comme le cœur du processus humain ainsi démontré.
Si l’image en tant qu’elle est ouverture est la « différance » qui nous appelle et nous rappelle que nous sommes si loin et si proche du groupe humain qui s’est graphiquement auto-désigné, et qui ainsi de manière mnémotechnique (par la conservation matérielle de sa propre mémoire) a pu survivre à sa propre disparition, c’est que l’image vaut donc comme la matérialisation de ce « phylum », comme la désignation de cette « épiphylogénèse » dont a parlé le philosophe Bernard Stiegler en s’appuyant sur les travaux du préhistorien et archéologue André Leroi-Gourhan. C’est-à-dire cette continuité mnémotechnique grâce à laquelle l’espèce humaine s’est auto-générée comme genre humain, par exemple par le truchement des peintures pariétales contenues dans les grottes de Lascaux ou de Chauvet. Et elle continue de le faire (par exemple par le biais du documentaire à la temporalité stratigraphique de Pierre-Oscar Lévy), en s’extériorisant notamment sous la forme d’images qui requièrent que nous nous projetions en elles pour les com-prendre et les con-naître. Pour (re)naître avec elles, toujours.
Spéculer sur la base de telles images qui ont traversé les millénaires et arrivent encore à solliciter esthétiquement tout spectateur disponible pour son excès interprétatif (tel le chiendent du poème éponyme de Raymond Queneau), c’est participer à l’immense mémoire collective, tout aussi subjective qu’objective, psychique que technique, intériorisée qu’extériorisée, dont l’espèce humaine s’est fait le véhicule jusqu’à présent, depuis ce jour obscur où elle a mystérieusement désiré se hausser du biologique au symbolique, de l’espèce au genre. S’interroger par le biais de telles images qui demeurent de puissantes images (que nous voyons et qui nous regardent - pour reprendre le titre du livre de Georges Didi-Huberman en 1998) mérite de nous autres contemporains, non de la dévotion ou de l’adoration, mais une interminable œuvre de mise en question (Des nouvelles du front cinématographique (25) : L'image, les images). C’est faire l’expérience de notre commune humanité délirante, car sans fin désirante : ce que traduit l’excès interprétatif requis par toute véritable image. Nitre fragile humanité désirant symboliquement s’émanciper par la projection technique (par le dé-chaînement « prothétique » aurait précisé Bernard Stiegler) du régime matériel de la nécessité et de la précarité dont l’animal humain est l’ontologique sujet.
En ce sens aussi, les images de la grotte Chauvet figurent notre avenir ouvert sur un passé que présentement nous incarnons. Et cet excessif débordement – ce chiendent, cette « différance » – des temps dont La Grotte Chauvet, dialogue d’équipe se fait le tranquille mais assuré écho relève proprement d’un délire avec lequel, en tant que membres du genre humain, nous n’avons heureusement pas fini.
« Je donnerais dix ans de ma vie pour pouvoir entrer avec une caméra dans la grotte Chauvet » a avoué Werner Herzog lors d'un entretien avec les critiques Hervé Aubron et Emmanuel Burdeau (in Manuel de survie, éd. Capricci, 2008, p. 90). Il aurait ailleurs affirmé qu'il était en capacité d'échanger la possibilité de tourner dans la fameuse grotte abritant des peintures pariétales vieilles de plus de 30.000 ans contre le fait de devenir fonctionnaire de l'Etat français avec un seul et unique euro pour salaire. Dans tous les cas, son vœu aura été exaucé par l'actuel ministre de la culture, le cinéphile Frédéric Mitterrand, qui a autorisé la réalisation du film entre mars et avril 2010 à partir du moment où le tournage s'inscrivait à l'intérieur du périmètre scientifiquement prescrit et techniquement circonscrit qui limite drastiquement l'accès à une grotte interdite au public depuis sa découverte (et dont la copie grandeur nature est prévue pour 2014). De toute évidence, le cinéma de Werner Herzog qui privilégie les tournages sous la forme d'aventures et les difficultés dans la prise de vue était forcément destiné à investir la grotte ornée découverte en décembre 1994 en Ardèche, et qui contient les plus anciennes peintures rupestres issues du paléolithique et connues à ce jour (celles abritées par la grotte de Lascaux ne seraient en comparaison âgées que de 15.000 ans !). Après les visions telluriques de Fata Morgana (1971), la touffeur amazonienne de Aguirre, la colère de Dieu (1972) et Fitzcarraldo (1982), les fumées du volcan de l'île guadeloupéenne de Basse-Terre entrant en éruption dans La Soufrière (1977), l'air raréfié des montagnes granitiques de la Patagonie de Cerro Torre (ou Le Cri de la roche en 1991), les flammes des puits de pétrole koweïtiens en feu de Leçons de ténèbre (1992) tourné pendant la première guerre du Golfe, les ours de la réserve d'Alaska dans Grizzly Man (2005), ou encore les glaces de la base antarctique de McMurdo dans Encounters At The End Of The World (2007), la grotte Chauvet prolonge indubitablement un geste esthétique tendu par l'idée selon laquelle une image ne se livre ou ne se dévoile qu'à la condition où son accès est rendu matériellement difficile. Il faudra toujours ici un grand effort, du courage et de la ténacité pour arracher du réel une image qui le transcende. Parce qu'une image mérite une lutte au terme de laquelle des visibilités quelconques se renversent en images dont le caractère sublime permet de les situer en bordure de ce qui partage l'humain du non-humain, la forme de l'informe, le symbolique du diabolique. La vision architectonique et cosmologique privilégiée par Werner Herzog dispose donc de la grotte Chauvet comme d'un lieu certes difficile d'accès mais nécessairement accueillant pour qui veut se coltiner avec la perspective anthropologique des rapports que le genre humain entretient avec la question de l'image. L'image en tant qu'elle doit s'extraire de la dureté naturelle de la roche : l'image en tant qu'elle est une projection doublée d'une empreinte, une expression imprimée à même le réel.
Si La Grotte des rêves perdus consiste ainsi en la réalisation d'un désir du cinéaste qui aurait été attisé par la lecture d'une série d'articles intitulée « Letters From Southern France » écrits en 2008 par Judith Thurman pour le journal The Newyorker lors d'un séjour dans le sud de la France, « La Grotte de mes rêves perdus » désigne le titre d'un billet rédigé par le documentariste Pierre-Oscar Lévy au sujet d'une grotte qui a été l'objet de quatre films (La Grotte Chauvet, devant la porte en 2000, Dans le silence de la grotte Chauvet en 2002, La Grotte Chauvet : la première fois et La Grotte Chauvet : dialogue d'équipe en 2003) sur lesquels le film de Werner Herzog fait malheureusement silence (http://blogs.mediapart.fr/blog/pol/050911/la-grotte-de-mes-reves-perdus). Il est donc faux de (faire) croire que le film du cinéaste allemand est le premier à se consacrer à la grotte ornée. Et il est évident que La Grotte des rêves perdus est totalement (et involontairement ?) ignorant des manipulations politiciennes qui ont pesé sur la révélation publique de la grotte (le calendrier de cette découverte aurait permis à Jacques Chirac de court-circuiter l'agenda de son concurrent à l'élection présidentielle de 1995, Edouard Balladur). Comme il semble tout aussi ignorant de l'imbroglio judiciaire qui est à la base tant de la querelle entre l'Etat français et les trois personnes (Jean-Marie Chauvet, Eliette Brunel-Deschamps et Christian Hillaire) qui ont découvert la grotte Chauvet (et qui se nomment ses « inventeurs » : cf. http://www.lepoint.fr/archives/article.php/96123) que des conséquences que cette querelle exerce encore sur la visibilité des quatre films de Pierre-Oscar Lévy. On peut donc comprendre la légitimité du tort subi par un documentariste qui a consacré plusieurs années sur ce site fabuleux, ainsi que son désarroi devant la médiatisation du film de Werner Herzog qui de fait risque d'être concomitante de l'oubli relatif de ses propres films sur le sujet. On ne partagera malgré tout pas les vives critiques que le documentariste français adresse au film de son pair allemand qui, mis à part ce point éminemment litigieux, suscite un intérêt réel quand il est référé à l'œuvre cinématographique entière de son auteur. Certes, pour les personnes qui ont eu la chance de découvrir la série des quatre films de Pierre-Oscar Lévy, celui de Werner Herzog ne se distinguera pas et n'apprendra rien qu'elles ne savaient déjà. En revanche, c'est parce que La Grotte des rêves perdus prolonge ou vient complémenter la plupart des films réalisés par un cinéaste passionné par l'expressivité dont est capable le genre humain quand elle s'arrache de l'animalité biologique qui détermine sa vie naturelle, que ce documentaire trouve son ultime et impérieuse nécessité esthétique. Notamment dans son intelligent usage de la 3-D comme on va bientôt s'en apercevoir.
Mais d'abord, cette première question : qui sont les êtres humains qui vivaient à l'époque aurignacienne et qui ont ressenti l'ardent désir il y a donc plus de 30.000 de s'exprimer au cœur de la nuit caverneuse et au travers des représentations ornant l'actuelle grotte Chauvet ? « Les premiers hommes inventèrent l'image faite de main d'homme, image de l'homme spectateur des œuvres de ses mains, spectateur des mains de l'homme qui font naître le regard humain sur l'homme » écrit Marie José Mondzain dans Homo spectator (éd. Bayard, 2007, p. 41), son beau livre qui cite d'ailleurs l'un des documentaires de Pierre-Oscar Lévy, et qui est consacré à notre humaine condition de spectateur dont la grotte Chauvet fournirait comme l'originel site accueillant « le sujet des signes du retrait et de la séparation », le site de l'origine du sujet spectateur qui est aussi celui de son « départ sans retour » (idem). Parti de son animalité foncière, l'être humain de Chauvet s'est donc projeté dans une perspective de séparation symbolique dont les parois de la grotte résonnent encore, tels d'immortels témoignages portant acte de notre condition d'« Homo spectator » (plutôt que d'« Homo sapiens » ou même d'« Homo spiritualis » comme tente de le justifier dans le film le préhistorien Jean Clottes, l'homme responsable de l'étude scientifique de la grotte). Ces projections dans leur diversité (animaux, mains positives et négatives, femme accroupie dont le sexe attirerait un être mi-homme mi-bison...) représentent les multiples expressions à partir desquelles le genre humain a voulu symboliquement extérioriser son désir de se distinguer en imprimant la face du réel. L'expressivité comme modalité humaine d'impressions extériorisées, comme projection d'empreintes distinguant les animaux humains des autres animaux : comme « ex-pression ». Voilà ce dont fondamentalement il s'agit dans la grotte Chauvet, et il était somme toute logique qu'un cinéaste comme Werner Herzog en repasse symboliquement par ce qui peut apparaître de son point de vue comme une sorte de case départ, là où rétrospectivement bon nombre de ses visions et de ses fictions habitées par les personnages les plus remarquables trouveraient comme une sorte d'affiliation généalogique. Des feux d'artifice du soldat allemand désœuvré sur l'île de Crête dans Signes de vie (1968) à la forêt amazonienne retournée par le bateau du personnage éponyme de Fitzcarraldo jusqu'aux images tournées en amateur par Timothy Treadwell dans Grizzly Man de l'intérieur de la réserve naturelle des ours en Alaska, en passant par les crises hystériques de l'acteur Klaus Kinski ainsi que les tournages périlleux propres à tant de films du cinéaste, ce seraient là comme autant de preuves que ce qui s'est joué il y a près de 32.000 ans continue encore de se jouer dans une œuvre cinématographique passionnée par l'excès en tant qu'intensité humaine dans l'expressivité (y compris jusque dans l'irrationnel). Le désir de vivre pour un personnage des films de Werner Herzog se matérialise souvent dans un désir d'empreinte. L'expression domine alors l'impression, parce que le personnage désire le choc avec le dehors, autrement dit la violente rencontre avec le réel. Et ce, au risque parfois assumé et souvent destructeur que le réel engloutisse et abolisse l'auteur de l'empreinte. Alors restent des traces, des ossements, ceux des ours recouverts de calcite dans la grotte Chauvet, ceux des êtres humains dans les catacombes au début du remake de Nosferatu (1979) après la peste laissée dans son sillon par un vampire dont la vie éternelle affirmerait sur le plan de la morbidité romantique l'immortalité dont est capable l'animal humain quand, pour parler un peu comme Alain Badiou, il se veut le sujet des Idées qu'il soutient et affirme. La trace, c'est donc le signe d'un trait séparant l'animal humain des autres animaux qu'il représente. C'est aussi le signe d'un retrait que matérialise la caverne et qui manifeste l'aller-retour entre des humains qui se projettent et d'autres qui en sont les spectateurs. Dans un des entretiens avec Jean Clottes, le préhistorien en profite pour réaffirmer sa « théorie du chamanisme pariétal » selon laquelle les notions de fluidité et de perméabilité détermineraient a posteriori les pratiques représentatives des Aurignaciens. Pour montrer l'actualité de ce point de vue, un autre scientifique, un archéologue qui a été forain dans une vie antérieure, va dans son sens en établissant un rapport avec un Aborigène d'Australie qui, lorsqu'il peint, se considère moins comme un peintre que comme la fourmi à miel travaillant la matière sucrée. Il faut entendre et reconnaître, par-delà la narration en voix off assurée en français par l'ami Volker Schlöndorff, l'étonnement du cinéaste qui trouve là une inattendue confirmation de ce qu'il avait déjà montré en 1984 dans son film tourné en Australie et intitulé Le Pays où rêvent les fourmis vertes. La visite de la grotte Chauvet le ramène bien à son cinéma (comme elle peut se brancher sur l'image de la grotte tout aussi primitive montrée dans Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures). Et si la grotte Chauvet est la première salle de cinéma puisqu'elle accueille virtuellement les premières projections primitives (des chronophotographies d'Etienne-Jules Marey décomposant le mouvement au cinéma d'animation), et si tout cela avait déjà été signifié dans les documentaires de Pierre-Oscar Lévy, La Grotte des rêves perdus y ajoute le nouveau chaînon parachevant le mouvement d'une extériorisation mnémotechnique (ce que Bernard Stiegler inspiré par André Leroi-Gourhan appelle donc « épiphylogénèse ») et d'une actualisation transhistorique dont les germes virtuels sont contenus dans la matricielle grotte Chauvet : soit le relief et la 3-D.
« Dans le relief, il y a deux espaces : l'espace positif, qui vient vers nous, et l'espace négatif, qui est derrière le point de convergence et s'éloigne de nous » explique la directrice de photographie Caroline Champetier dans un recueil de propos intitulé « Le numérique, à marche forcée » paru dans les Cahiers du cinéma de l'été dernier (juillet-août 2011, n°669, p. 82). Comme elle le montre très bien, Avatar (2009) de James Cameron a fait montre d'une remarquable rigueur dans sa démarche esthétique parce que c'est bien le gouffre qui a intéressé le cinéaste hollywoodien, « et le gouffre est derrière, pas devant. Il y a un malentendu profond, philosophique sur la 3D. La 3D, ce n'est pas ce qui vous vient dessus, ou vous tombe dessus quand vous regardez le film, c'est au contraire quelque chose qui doit offrir une profondeur » (idem). On comprend de ce point de vue-là comment La Grotte des rêves perdus pourrait arriver à puissamment résoudre l'antagonisme décrit par Caroline Champetier. D'une part, parce que le film de Werner Herzog rend précisément compte, à l'aide de la technologie 3-D, du gouffre qui se présente devant nous sous les aspects des parois de la grotte Chauvet dont les images s'animent dès qu'elles croisent les rayons de quelques projecteurs. D'autre part, parce que ce même documentaire projette ce gouffre au devant de nous comme s'il allait nous tomber dessus afin de susciter le désir transgressif de toucher ce qui se présente à nous. L'illusion sensorielle en termes de participation fait de l'impression du gouffre (qui renvoie au romantisme allemand et à la peinture de Caspar David Friedrich qui passionne tant Werner Herzog) l'expression renforcée d'images vertigineuses comme si elles se jetaient sur nous. Si l'impression est expression, la projection devient rétro-projection : le gouffre au fond se présente devant. C'est parce que l'image est, à l'instar de l'aura selon Walter Benjamin, ce lointain aussi proche fût-il. C'est que l'image est une étrange combinaison d'inactuel (30.000 ans) et d'actuel (aujourd'hui) qui accomplit l'improbable accord dans la querelle philosophique entre les partisans de Jacques Derrida promouvant l'« adestination » ou la « destinerrance » des messages et ceux de Jacques Lacan (tel Slavoj Zizek) valorisant l'idée selon laquelle un message arrive toujours à destination en consacrant rétrospectivement son destinataire (cf. Slavoj Zizek,Jacques Lacan à Hollywood, et ailleurs, éd. Jacqueline Chambon, 2010, p. 32-57). Pour simple preuve de la valeur strictement contemporaine des images proposées par la grotte Chauvet, et plus généralement de l'idée d'image (au sens d'une « relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l'anachronisme » : Giorgio Agamben, Qu'est-ce que le contemporain ?, éd. Payot & Rivages, 2008, p. 11), considérons tel scientifique tentant de projeter (encore une projection...) une lance comme on devait probablement le faire à l'époque des Aurignaciens, tel autre jouant avec une flûte de l'époque l'actuel hymne étasunien, tel autre enfin montrant une statuette de femme dont les formes rappellent celles de la « Vénus Hottentote ». C'est que l'image, comme les mains positives (la paume des mains recouverte de peinture et servant de tampons) et négatives (la peinture autour d'elles ménageant ainsi l'espace vide de leur retrait), est un mixte de positivité et de négativité que l'on pourrait aussi retraduire tantôt en actuel et en inactuel (les deux faces du contemporain selon Giorgio Agamben), tantôt en gouffre au fond tout autant qu'au devant de nous, tantôt en matérialité et en immatérialité, tantôt en signes optiques et en signes tactiles. Alors que les films de Werner Herzog mettent souvent en avant des personnages négatifs comme happés par une pente irrationnelle (comme on l'a encore vu avec le remake de Bad Lieutenant en 2009), La Grotte des rêves perdus préfère insister sur l'intelligence positive et collective qu'incarne le groupe de scientifiques (après Jean Clottes, citons entre autres les noms de Jean-Michel Genestre, Michel Philippe et Dominique Baffier) et qui rend possible la sauvegarde comme la compréhension de la grotte Chauvet. Comme si la grotte ornée permettait justement d'inverser les principes habituels structurant l'œuvre du cinéaste. En même temps, son usage de la technologie 3-D restitue, par-delà la simple visibilité des peintures pariétales, un tact qui en actualise encore plus intensément la puissance esthétique. Cette tacticité est une « tactilité » qui est le propre du geste de cinéma pratiqué par Werner Herzog, comme l'a montré Gilles Deleuze à la suite d'Emmanuel Carrère (cf. Werner Herzog, éd. Edilig, 1982, p. 25) : « Et cette libération des valeurs tactiles ne se contente pas d'inspirer l'image : elle l'entrouvre, y réintroduit de vastes visions hallucinatoires » (in Cinéma 1. L'image-mouvement, éd. Minuit, coll. « Critique », 1983, p. 253) ; « Mais, bien plus, c'est le tactile qui peut constituer une image sensorielle pure, à condition que la main renonce à ses fonctions préhensives et motrices pour se contenter d'un pur toucher. Chez Herzog, on assiste à un effort extraordinaire pour présenter à la vue des images proprement tactiles » (in Cinéma 2. L'image-temps, éd. Minuit, coll. « Critique », 1985, p. 22). Ce que le philosophe appelle ailleurs « haptique » (cf. Francis Bacon. Logique de la sensation, éd. De la Différence, 1981, volume 1, p. 99), Werner Herzog le trouve dans la grotte Chauvet, dont les peintures témoignent de l'utilisation esthétique des anfractuosités de la roche afin d'en dynamiser les valeurs représentatives. Et cette dynamisation est très précisément prolongée par la 3-D qui en autorise ainsi le partage avec le spectateur (ce point est d'ailleurs ce qui permet de rapprocher La Grotte des rêves perdus de Werner Herzog du documentaire de Wim Wenders intitulé Pina sorti cette année, hommage à la chorégraphe Pina Bausch qui employait la 3-D afin de magnifier cinématographiquement l'expressivité sensuelle de l'art de la danse). Mieux, elle appelle chez le spectateur le désir transgressif de toucher (les peintures autant que la roche – et puis ce calcite orange et brillant dont on croirait qu'il s'agirait de miel...) ce qui demeure intouchable d'après les prescriptions scientifiques en vigueur. Alors, nous nous retrouvons dans l'intenable position du personnage de Timothy Treadwell qui, dans Grizzly Man, a désiré aller au-delà des limites prescrites par la brutalité animale des ours, en se projetant au-devant de lui à la rencontre inconsciente du gouffre qu'il y avait au fond de la réserve comme il était aussi au fond de lui-même. Le mouvement de projection amputé du mouvement corrélatif de retrait ou de séparation symbolique ne conduit alors qu'au plus grand désastre pulsionnel – une catastrophe littéralement « diabolique ». Ce sera à nouveau l'objet de l'un des prochains films de Werner Herzog (il est d'ailleurs sorti ce mois-ci au Canada), le documentaire intitulé Into The Abyss qui contient plusieurs entretiens avec les familles des victimes d'un triple meurtre qui eut lieu au Texas.
La Grotte des rêves perdus a donc permis à Werner Herzog de retrouver le site originel ou matriciel contenant le rêve fondateur des rêveurs appartenant à son cinéma. Soit laisser une empreinte. Mais le film signifie aussi, à cause de lui mais malgré lui, la perpétuation du rêve perdu du documentariste Pierre-Oscar Lévy dont les films souffrent encore d'une invisibilité scandaleuse. Si ce dernier a raison de critiquer sur son blog la facilité des battements de cœur sur la bande sonore ou la musique vaguement mystique composée par Ernst Reijseger dans La Grotte des rêves perdus, il échoue aussi à saisir l'humour et l'intelligence d'un épilogue animalier qui, au-delà de refaire un tour de piste aux reptiles et autres crocodiles de Bad Lieutenant, accomplit l'idée selon laquelle les « signes de vie » projetés par le genre humain ne cessent pas, dans la perspective esthétique du cinéaste allemand, d'excéder sa base naturelle (mentionnons encore les travellings aériens réalisés à flan de montagne grâce au montage d'un caméra numérique sur un modèle réduit d'hélicoptère). Comme ces « signes de vie » survivront à sa disparition. Hervé Aubron l'a bien dit, qualifiant « un cinéma qui cherche précisément à fuir l'anthropocentrisme, à connecter l'anté et le post-humain, les pierres des étoiles et celles des machines, les charognes de bêtes mortes et les carcasses de voitures » (Manuel de survie, opus cité, p. 104). Surtout, la réussite de La grotte Chauvet : dialogue d'équipe de Pierre-Oscar Lévy n'aide hélas pas son auteur à reconnaître dans le documentaire de Werner Herzog ce qui le distingue, autrement dit sa force « haptique » et transgressive telle qu'elle est intensifiée par l'usage de la technologie 3-D. La puissance contemporaine dont témoigne in fine La Grotte des rêves perdus rappelle alors que l'expressivité esthétique propre au genre humain persévère, tel le conatus spinozien, en tendant vers le dépassement du caractère mortel de ses membres. Sortir de la caverne, c'est aussi à la fin du film de Werner Herzog faire le deuil du « site du deuil maternel » (Marie José Mondzain, op. cit., p. 160) qui fut aussi celui des cultes funéraires des Aurignaciens : « L'image est la modalité expresse de la survivance de ceux qui sont morts et de ceux qui ne disparaissent pas avec leurs morts » (ibidem, p. 161).
Lundi 12 septembre 2011
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