On ne voyait guère jusque-là que le caractère stratégiquement agressif de la politique industrielle et commerciale menée par la franchise Marvel, renforcé depuis le rachat en 2009 de Marvel Entertainment par The Walt Disney Company qui en a fait l’une de ses filiales. Qu’il s’agisse de la multiplication des adaptations de comics inscrites dans une perspective sérielle et répétitive (Iron Man, X-Men et Wolverine en attendant les suites de Captain America et de Thor). Ou encore de la promotion sans complexe des reboots, soit de filons déjà exploités mais promis à de nouveaux gisements de rentabilité, soit de projets considérés sur le plan de l’adaptation comme relativement insatisfaisants (Spider-Man d’un côté et Hulk de l’autre). Marvel téléguidé par Disney occupe dans tous les cas une place éminente dans l’économie générale hollywoodienne, tant sur le plan des récits et de leurs représentations que du côté de leur production et de leur distribution. Ce qui entraîne pour l’ensemble de l’industrie une contraction de l’inventivité, l’écoulement de produits divertissants à forts capitaux (et donc de plus en plus en chers comme y pousse l'emploi de la spectaculaire 3D) pour être rentables au maximum s’effectuant dès lors à partir du principe économique du zéro risque.
Heureusement, Joss Whedon est arrivé, héritant du projet The Avengers (2012) qui, mieux que la convergence provisoire des aventures individuelles de Captain America et Iron Man, Thor et Hulk (et, en outsiders, la Veuve noire et Œil-de-faucon), a su produire la synthèse attendue par tous les fans et même au-delà, et dont l’intelligence et le dynamisme ont su relancer plus loin que prévu l’ensemble des films pris séparément. Encore une fois, le théorème de la synthèse supérieure à la somme de ses parties (valable tant sur le plan du projet lui-même que sur celui de sa propre diégèse) était brillamment vérifié par un auteur qui, en cela très proche de J. J. Abrams, a su mettre à profit les diverses ressources accumulées à la télévision (exemplairement Buffy The Vampire Slayer entre 1997 et 2003) afin de redonner du jeu (par l’humour) et de l’élasticité (par la narration) à une constellation menacée par l’éparpillement.
Il suffira de prendre en considération la troisième mouture des aventures de Tony Stark réalisé par Shane Black, un spécialiste du cinéma d’action qui a scénarisé le premier Lethal Weapon (1987) de Richard Donner et Last Action Hero (1992) de John McTiernan, pour saisir l’importance du travail accompli par Joss Whedon (en gros, passer du principe sériel à la logique feuilletonesque). Non pas que la série des Iron Man (les deux premiers volets ayant été réalisés par Jon Favreau en 2008 et 2010) manquait par exemple d’humour, l’abattage du cabot Robert Downey jr. rendant justice au côté fantasque et ironique de son personnage de milliardaire manquant d’humilité. Mais, à l’inverse de son héros, cette série manquait sérieusement de personnalité, préférant satisfaire le lourd cahier des charges par la présentation rutilante de mécaniques bien huilées plutôt qu’oser proposer, même a minima, des micro-expérimentations narratives. Rien que le motif (deleuzien) de la blessure avec laquelle il faut s’identifier pour paradoxalement relancer sa puissance d’agir diminuée, faiblement interrogé dans les films de Jon Favreau (qui joue ici le rôle du garde du corps Hogan), brillait infiniment mieux dans The Avengers. Notammentparce que ce film proposait la mise en rapport dialectique du bout de métal frôlant le cœur de Tony Stark avec les conséquences de l'expérimentation scientifique du docteur Bruce Banner accidentellement irradié par des rayons gamma. L’armure sophistiquée d’Iron Man représente donc pour le sémillant milliardaire ce que les transformations en géant vert expriment pour le scientifique introverti : le supplément permettant autant de supporter la blessure affaiblissant le soi que de faire de celle-ci le principe d’un dépassement de soi.
C’est alors tout l’intérêt de ce troisième volet, dont le démarrage aura même dépassé celui de The Avengers, que d’insister constamment sur les écarts entre le héros et son armure démultipliée en plusieurs exemplaires depuis qu’il souffre d'angoisse et d’insomnie après la bataille remportée contre les Chitauris à la toute fin de The Avengers. Il ne s’agit plus seulement d’affronter une figure de père symbolique (Obadiah Stane en Iron Monger dans le premier film) ou de double (Ivan Vanko en Whiplash dans le deuxième épisode). Il ne s’agit pas davantage de renforcer la figure du lieutenant-colonel James Rhodes (Don Cheadle) en side-kick privilégié (sous la défroque métallique de War Machine ou Iron Patriot) afin de représenter la sainte-alliance idéologique de la société civile (représentée par le capitaliste fabricant d’armes) et de l’état (incarné par son ami militaire). On ne sera même que modérément intéressé par la dissociation de la figure du super-vilain en terroriste d’opérette (Le Mandarin, double grotesque d’Oussama Ben Laden joué par Ben Kingsley) manipulé par un autre double envieux du héros (le génétiquement modifié et métallisant Aldrich Killian interprété par Guy Pearce). Même si l’on a compris que l’intention consiste à symboliquement discréditer la thèse de l’ennemi de l’extérieur au nom de la réalité d’ennemis intérieurs bien plus dangereux (la forfaiture du vice-président joué ici par Miguel Ferrer).
C’est que tous ces motifs, plus ou moins intéressants pour eux-mêmes, forment ensemble une constellation consistant à renouveler et actualiser, à l’époque de la mythologie populaire des comics, le constat philosophique que Jean-Luc Nancy reconnaissait déjà dans sa lecture du théâtre de Sophocle : « Nous sommes, avec tous mes semblables de plus en plus nombreux, les commencements d’une mutation, en effet : l’homme recommence à passer infiniment l’homme (c’est ce qu’a toujours voulu dire la "mort de dieu", en tous sens possibles). Il devient ce qu’il est : le plus terrifiant et le plus troublant technicien, comme Sophocle l’a désigné depuis vingt-cinq siècle, celui qui dénature et refait la nature, qui recrée la création, qui la ressort de rien et qui, peut-être, la reconduit à rien. Celui qui est capable de l’origine et de la fin » (in L’Intrus, éd. Galilée, 2000, pp. 43-44). Rien de plus beau donc dans cet Iron Man 3 que de perdre littéralement de vue Tony Stark, bousculé par les fragments de ses propres inventions comme si celles-ci gagnaient en autonomie, ou bien encore virtuellement démultiplié dans les armures qu’il manipule à distance (grâce à son superordinateur centralisateur prénommé Jarvis, inverse sympathique du HAL de 2001 : A Space Odyssey de Stanley Kubrick en 1968). Excédé par lui-même, disséminé, à la fois dedans et dehors, mi-organique et mi-mécanique, Tony Stark happé par un devenir-machine pourrait alors parfaitement incarner le sujet éclaté de l’époque postmoderne.
Certes, le film n’est pas sans défaut ou concession. En effet, la clandestinité provisoire du héros est enveloppée dans les habits un peu trop spielbergiens d’une amitié naissante avec un petit génie du Tennessee, pendant que sa relation amoureuse avec Pepper Potts (Gwyneth Paltrow) souffre d’être mise un peu trop à l’écart du centre de la narration. Sauf que le film se rattrape in extremis puisque l’héroïne, victime des tests d’Aldrich Killian, bénéficie à son corps défendant des gènes mutants qui lui permettent, fortes comme l’acier, de défaire son propre démiurge emprisonné dans l’une des armures Iron Man. Mais de tels gènes, parce qu’ils sont instables, risquent aussi d'en faire une bombe à retardement. Sa guérison est alors représentée en contrepoint de celle du héros qui, après s’être débarrassé de ses multiples armures superflues, n’a dès lors plus besoin du réacteur logé au cœur de sa poitrine afin de tenir à distance le fameux morceau de métal. La guérison induirait-elle la disparition de la blessure ou bien autoriserait-elle de l’identifier dans un nouveau régime de l’extériorité succédant au vieux régime de l’intériorité ? A l’instar de Jean-Luc Nancy s'auto-définissant lui-même après sa greffe du cœur comme un « androïde de science-fiction » (opus cité, p. 43), Tony Stark aurait appris lui aussi que « la vérité du sujet est son extériorité et son excessivité : son exposition infinie » (op. cit., p. 42).
A côté du capitaliste et patriote Iron Man, fait hélas un peu pâle figure le mutant vaguement anarchisant Logan (Hugh Jackman) pour le second volet d'un spin-off issu de la franchise X-Men (The Wolverine sous-titré en français le combat de l'immortel tourné par le vieux routard James Mangold). Il faut dire que ce dernier expérimente moins l'excessive hybridation d'une nature animale (la physiologie agressive du serval) et d'une armature métallique (son squelette fondu dans le métal imaginaire appelé adamantium) qu'il accepte le déplacement en terre japonaise afin de remiser son air grognon et d'accepter une fois pour toute son statut d'increvable super-soldat. Une acceptation qui lui permettra tout à la fois de triompher des lourdeurs scénaristiques propres au complexe de culpabilité qui le ronge (il a tué son aimée, la mutante Jean dont la schizophrénie menaçait le monde), comme de juguler cette pente avilissante qui lui fait ressembler au tout début du film au grotesque héros joué par Chuck Norris dans le nanar écologiste Forest Warrior (1996) d'Aaron Norris. Les fans du comic soupirent lors que se présente enfin à eux la séquence post-générique (la seule intéressante du film avec son incendiaire ouverture sur le bombardement nucléaire de Nagasaki du 9 août 1945) qui promet un nouvel épisode passionnant des origines de la saga X-Men. Il n'empêche que ceux-ci méritaient bien mieux qu'une fade remise à zéro des compteurs du super-héroïsme contemporain.
C’est acquis : Detective Comics et Warner Bros. envisagent bien de produire la franchise cinématographique qui viendra sérieusement concurrencer, sur le terrain du blockbuster mettant en scène le spectaculaire affrontement des super-héros et des super-vilains, l’entreprise semblablement développée depuis 2008 par Marvel Studios (sur le plan de la production) et Walt Disney Pictures (sur celui de la distribution), avec pour récente acmé The Avengers (2012) de Joss Whedon. Man of Steel, reboot assommant des aventures de Superman réalisé par Zack Snyder doit donc selon toute attente servir de rampe de lancement à cette guerre économique intrinsèque à la reconfiguration financière de l’industrie hollywoodienne. La présence symptomatique au générique de David S. Goyer (spécialiste de l’adaptation cinématographique de comics) et surtout de Christopher Nolan (qui en a proposé l’idée et a produit le film) n’est évidemment pas fortuite puisque il s’agit de l’homme ayant puissamment rebooté cette figure également originaire de l’univers DC qu’est Batman (avec la trilogie Batman returns en 2005, The Dark Knight en 2008 et The Dark Knight Rises en 2012).
La translation du monde des comic books à celui du cinéma hollywoodien de la vieille concurrence entre Marvel et DC a donc pris une tournure nettement accentuée. A une époque de surcapitalisation spectaculaire des films de divertissement étasuniens, cette intensification parachève la politique de réduction de l’espace propre à l’invention fictionnelle au nom de la préférence accordée à la reprise (sous les formes désormais canoniques des remakes, reboots, sequels et autres prequels) d’une formule qui, connue et donc potentiellement rentable, est censée amoindrir la prise de risques. A moins que la politique espérée de l’amnésie chez le consommateur (une relance succédant à une autre tous les dix ans à peine) bute sur les conséquences pratiques d’un rabâchage lassant (pour ceux qui ne satisfont pas d’une mémoire de poisson rouge). En passant, on rit forcément du discours patronal français qui, il y a dix ans, et sous la férule des idéologues serviles Denis Kessler et François Ewald, opposait à l’ère du néolibéralisme triomphant les « risquophiles » représentatifs de l’esprit d’entreprise et d’initiative et les « risquophobes » figurant les « avantages acquis » et les « privilèges » d’un modèle social déficitaire et censément à bout de souffle.
On rit parce que, précisément, les agents économiques qui aujourd’hui prennent un minimum de risques sont les capitalistes divisés en rentiers qui ne pensent qu’à faire travailler uniquement leur mise de départ et en gros industriels qui considèrent que le retour sur investissement espéré doit impérativement être indexé sur le seul toilettage de vieilles recettes éprouvées. A l’autre bout du spectre, et corrélativement, le travail salarié toujours plus précarisé à force de flexibilité doit souffrir d’un transfert des risques normalement supportés par les propriétaires de capitaux. La preuve : la part du produit intérieur brut dévolue à la recherche et développement n’a pas, toutes choses égales par ailleurs (et inflation prise en compte), bougé en France ces trente dernières années, à l’inverse évidemment des rapports entre le travail et le capital (les 10 points perdus par le premier ayant été dans le même temps empochés par le second). De ce point de vue-là, l’actuelle configuration hollywoodienne expose limpidement l’épuisement d’un capitalisme sans projet, sinon celui de la survalorisation et la suraccumulation sans fin des capitaux. Le néolibéralisme aura bel et bien sonné le tocsin de la figure chérie de l’entrepreneur tant valorisée par le patronat, pendant que règne en réalité le rentier symptomatique de la subsomption du capital productif sous le capital financier. En attendant (comme nous y invitait déjà l’économiste John Maynard Keynes il y a quelques décennies) sa nécessaire et prochaine euthanasie.
Pendant ce temps, Hollywood se demande toujours quoi faire du super-héros le plus représentatif de l’américanisme comme idéologie ayant su conjuguer consumérisme (sur le plan national) et impérialisme (concernant tout le continent américain) afin d’en exporter la mirifique formule dans le reste du monde. Tim Burton, Robert Rodriguez et Darren Aronofsky se sont ainsi cassés le dent sur un projet de reboot devant succéder à l’épuisement d’une franchise qui, si elle avait donné quelques résultats notables (moins le premier épisode réalisé par Richard Donner en 1978 que les deux épisodes suivants réalisés en 1981 et 1983 par Richard Lester), s’est effondré dans la médiocrité la plus totale (le nanar Superman IV en 1987 réalisé pour la Cannon par Sydney J. Furie). Les projets avortés se sont alors succédés (Superman 5 en 1992, Superman reborn entre 1993 et 1995, Superman lives entre 1996 et 1998), jusqu’à la mise en chantier en 2006 d’un Superman returns réalisé par Bryan Singer qui s’occupait alors de la série des X-Men originaire de l’écurie adverse Marvel. Censé pouvoir se passer entre les deuxième et troisième épisodes de la première série avec Christopher Reeve ou bien après le quatrième volet, Superman returns n’a écopé que d’un succès commercial relatif (390 millions de dollars par rapport aux 260 dépensés pour sa réalisation). En tous les cas, le compte ne fut pas bon du point de vue de la Warner Bros. qui n’a alors pas poursuivi son entreprise, même si une suite était pourtant prévue sur le papier.
Surtout, le film de Bryan Singer échouait à réactiver la figure super-héroïque et mythique puisque son actualisation s’effectuait à l’ombre des attentats du 11 septembre 2001 qui, dans la fiction, représentaient le point aveugle ou mort de l’action du super-héros. Ce dernier souffrait alors d’un lourd complexe de culpabilité consécutif à sa décision d’avoir préféré partir à la recherche de ses origines kryptoniennes plutôt que de neutraliser les nouveaux ennemis intérieurs de l’Amérique. Plein comme un œuf, saturé d’effets spéciaux, s’ouvrant avec une séquence piochant sans complexe dans les imageries mêlées de la fantasy et de la science-fiction, Man of Steel veut tout raconter du mythe en y insinuant en même temps le même existentialisme pâteux que celui que Christopher Nolan avait imaginé pour Batman begins. Sauf que la perspective fictionnelle ventilant en flash-back quelques épisodes elliptiques (et vaguement malickiens) de la jeunesse du héros et d’un présent identifié à la fuite en avant d’un marginal en manque d’intégration (on pense à nouveau à Batman begins) vire rapidement à la compression narrative renforcée par les accords « Panzer » du tanker Hans Zimmer, fidèle compositeur de Christopher Nolan. La flamboyance habituelle de Zack Snyder, le grand réalisateur rococo de Hollywood avec Baz Luhrman, n’explosant alors plus qu’en gerbes succinctes de destruction urbaine grand format qui en arriveraient même à excéder le « complexe de Néron » qu’André Bazin devinait chez tout spectateur. En 3D, le mal de crâne est assuré.
Les seuls moments qui savent vraiment intéresser (en suspendant notamment le stade migraineux) seront ceux qui justement s’engouffrent dans un « ciné-potlatch » (Peter Szendy) au nom duquel les grandes lignes narratives sont provisoirement abolies au bénéfice d’un pur formalisme innervé par des accélérations poussant la représentation aux confins du cinétisme et de l’abstraction. Avec, en passant, ce gag : le sens du devoir de Superman s’échinant à sauver quelques vies humaines menacées par l’arrivée sur Terre du général Zod (Michael Shannon attifé comme un romain) entouré de ses sbires ne pèse au fond que très peu par rapport au niveau de destructivité atteint par ses combats contre les super-vilains. Au moins, dans The Avengers, la fiction précisait que la cité était vidée de ses habitants. Dans Man of Steel, la destruction de Metropolis est quasi-totale, lorgnant davantage vers les images cendreuses de désastre urbain offertes par War of the Worlds (2005) de Steven Spielberg.
On aurait alors pu imaginer que Zack Snyder aurait pu s’offrir ici ou là quelques moments de transgression qui auraient pu trouver à se connecter avec l’hétérodoxie propre à son adaptation en 2005 du génial Watchmen (1986-1987) d’Alan Moore et Dave Gibbons, bande dessinée siglée DC. Las, la révision politique de l’idéologie sécuritaire associée aux figures de super-héros qui ne sont finalement que les gardiens de l’ordre (impérial et militaro-industriel) existant n’apparaît plus que comme un lointain souvenir quand on reconnaît dans toute sa pleine lisibilité idéologique l’horrible récit allégorique proposé par Man of Steel. Mieux que l’énième commentaire du deuil intrinsèque aux attentats terroristes du 11 septembre 2001 et la nécessité d’un regain de combativité face aux nouvelles figures du mal, Man of Steel représenterait plutôt le premier blockbuster à être le contemporain des attentats du marathon de Boston qui firent le 15 avril dernier trois morts et plus de 250 blessés. Le problème consistant moins, malgré la pertinence de l’analyse de Gilles Penso, en la christianisation d’une figure originellement conçue sur le modèle judaïque de Moïse.
Si le personnage inventé en 1932 par Jerry Siegel et Joe Schuster a été vendu à Detective Comics afin d’incarner exemplairement l’assimilation réussie du migrant éloigné du pays d’origine et adopté par le pays d’accueil, il doit désormais prouver en 2013 sa plus totale et sincère loyauté envers le pays d’accueil. Et tant pis si l’administration de la preuve doit inclure la disparition de la mèche noire et du slip rouge de Superman. Et tant pis si cette preuve doit être administrée en l’absence quasi-générale d’humour. Ce qui signifie très concrètement ici pour Superman de tuer le général Zod qui représente une figure complexe de mal radical et de personnification pathologique de ce qui reste de Krypton après son autodestruction. On ne doit alors pas comprendre autrement l’impuissance du super-héros lorsqu’il est mis en contact d’un peu de roche originaire de sa planète d’origine : la kryptonite manifesterait donc bien la nécessité de rupture avec le pays d’origine (dont l’attachement représenterait une faiblesse), au nom d’une assimilation au pays d’accueil ou d’adoption synonyme de loyauté.
Le super-héros ayant détruit en conclusion du film un drone le suivant à la trace afin de vérifier s’il n’agit pas contre les intérêts des États-Unis l’avoue sans vergogne à un militaire : il n’est qu’un petit gars du Kansas (il aurait pu ajouter que son père adoptif était un fermier interprété par Kevin Costner, gage d’une américanité sans défaut). D’ailleurs, cette déclaration fait sourire la soldate accompagnant le gradé, moins parce que le super-héros est « craquant » comme elle le dit que parce que cette femme, visiblement d’origine arabe, reconnaît dans cette affirmation démonstrative de loyauté la sienne propre, l’ironie en plus peut-être. Ironie ou pas, la perspective du meurtre symbolique du pays d’origine (source d’un mal radical non-négociable comme d’un affaiblissement minant le super-héros qui n’est tel que parce qu’il a grandi sur Terre) et l’affirmation de la nécessaire servilité de l’adopté au nom de l’assimilation au-delà de toute suspicion au pays d’adoption sont idéologiquement réactionnaires. Parce que parfaitement raccords avec la réaction conservatrice et droitière qui reconnaît systématiquement dans tous les binationaux, à l’instar des auteurs supposés des attentats de Boston, les réfugiés tchétchènes Djokhar et Tamerlan Tsarnaïev, de potentiels traîtres et terroristes.
Dans Star Trek (2009), J. J. Abrams proposait de justifier le principe du reboot de l’autre grande série de science-fiction étasunienne avec Star Wars de George Lucas par l’indexation de la jeunesse des personnages Kirk (Chris Pine) et Spock (Zachary Quinto) sur l’apparition d’une distorsion temporelle de la réalité suite à un voyage dans le passé du vieux Spock (Leonard Nimoy) venu du futur. Grand artificier en termes de réinitialisations (exemplairement la sixième et ultime saison de sa série Lost entre 2004 et 2010), J. J. Abrams sait aussi que le redémarrage à zéro, s’il ne veut pas seulement servir les objectifs mercantilistes des grands studios moins désireux de production que de distribution, doit appeler aussi et surtout une régénération (en termes de croyance et de récit). Comme si le cinéaste avait su tirer profit de la différence philosophique (établie par Gilles Deleuze héritant de Kierkegaard et Nietzsche) entre répétition statique et répétition dynamique, creusant ainsi magistralement la différence entre son travail sur Star Trek et les pauvres reboots concernant ces deux dernières années The Planet of Apes et Spider-Man. Avec la suite Star Trek : Into Darkness, ce dernier n’a plus de temps à perdre en posant consciencieusement les nouvelles bases d’une série dont l'habile reprise entraîne la subtile combinaison de la fidélité à l’original (les mêmes personnages) et de la relance originale (la réalité alternative dont ils héritent).
Désormais, il s’agit de proposer une passionnante variation au deuxième épisode cinématographique de la série Star Trek (sous-titré The Wrath of Khan par Nicholas Meyer en 1982) en inversant la donne initiale puisque, Spock mourant dans le premier film, c’est au tour de Kirk de trépasser (puis de revenir à la vie sans attendre un troisième épisode qui aurait alors représenté l'égal de Star Trek : The Search of Spock réalisé en 1984 par Leonard Nimoy lui-même). Dans tous les cas, est mise à rude épreuve l’amitié de deux personnages aux ethos si absolument antithétiques (le passionné Kirk ne cessant de s’opposer au raisonnable Spock), mais dont la complémentarité appelle entre eux aussi de passionnants phénomènes de circulation (Spock s’ouvrant à sa part humaine et passionnée et Kirk se sacrifiant à la fin sur la base du principe vulcain selon lequel « le bien de tous est préférable à celui d’un seul »).
On rit d'un prologue mené tambour battant sur le mode des teasers des séries James Bond et Indiana Jones, proposant entre autres choses de moduler à partir de l’axe d’une civilisation entière la question récurrente de la réalité temporellement altérée. En même temps que la beauté plastique époustouflante de cette planète crayeuse à la végétation rouge vif habitée par une peuplade barbare rappelant de loin les exterminateurs de Zardoz (1974) de John Boorman est inséparable de l’exposition en mode mineur et ludique d'une problématique générale dévolue à la question de la règle et de sa transgression. Sans compter, passant à la vitesse de la lumière cristalline et psychédélique des « lens flares » bleutés revenus de Super 8 (2011), l’identification par les autochtones de leur besoin de transcendance religieuse à la technique représentée par l’USS Enterprise sortant des eaux sous lesquelles il s’était caché. Une identification elle-même induite par le souci de l’amitié comme prise de risque maximale du collectif au bénéfice d'un seul et comme priorisation sur le respect des règles propres à la Fédération interstellaire Starfleet.
La reconnaissance structurale du divin et du technique (déjà actée en son temps par Sophocle cité précédemment par Jean-Luc Nancy) implicitement soutenue par l’amitié comme passion transgressant les normes collectives est donc l’enjeu d’une séquence introductive époustouflante, rapide comme la foudre et drôle comme du Joss Whedon. Et le reste du film va s'acharner à tenir cette note comme s'il était un trompettiste de jazz, entre l’humour sautillant des dialogues, la fulgurance des enchaînements et le ravissement plastique des décors de Scott Chambliss comme de la lumière du chef opérateur Daniel Mindel. Kirk ayant donc transgressé, au nom de son désir de sauver son ami Spock voulant se sacrifier lui-même afin d’éviter la destruction d’une planète menacée par l’éruption imminente d’un volcan, les règles relatives à la non-influence d’une civilisation par celle à laquelle il appartient, c’est le commandement du fameux USS Enterprise qui lui sera en conséquence confisqué, devenant le second du vieux Pike. De son côté, Spock, reconnu comme l’auteur de semblables transgressions (moins au nom de l’amitié qu'à celui du salut d’une civilisation en rappel du souvenir traumatique de la sienne détruite par des Romuliens dissidents du premier épisode), est affecté à un autre vaisseau spatial. Le programme attendu de l’exploration des autres mondes interstellaires tel qu’il devrait être normalement repris de la série télé-cinématographique initiale est alors précisément suspendu au nom de l’institution d’un état d’exception consécutif aux terribles attentats meurtriers commis entre-temps par un certain John Harrison. Le retrouver et le détruire sans autre forme de procès est alors la mission prioritaire qui l’emporte sur l’ordinaire de missions d’exploration dont la règle de non-intervention rompt en passant avec les codes habituels de la science-fiction et ses récits récurrents de colonisation (tels qu'on les retrouve dans les Chroniques martiennes de Ray Bradbury dont le nom est d'ailleurs ici repris pour un vaisseau de la fédération jusqu'au récent After Earth de M. Night Shyamalan).
S’agirait-il alors pour J. J. Abrams de mettre ses talents de conteur ayant à cœur de réinitialiser et donc régénérer les vieux récits que les studios lui confient au service hélas d’une triste entreprise idéologique de justification de l’état d’exception plaçant la vengeance militaire au-dessus de la décision politique et de l’institution judiciaire ? S’agirait-il donc pour Star Trek : Into Darkness de répéter sur le mode science-fictionnel l'hyper-réaliste Zero Dark Thirty (2012) de Kathryn Bigelow visant au nom de la réalité telle qu'elle s'est passée la justification de l’état d’exception dans la traque réussie d’Oussama Ben Laden ? On comprendra rapidement que le scénario limpide de la traque meurtrière du méchant terroriste est progressivement compliqué par différents paramètres, d’abord externes (le risque de déstabilisation géopolitique et intergalactique avec les Klingons, piste potentiellement amorcée pour l'épisode suivant) puis internes (le désir belliqueux d’un amiral voulant justifier la guerre avec ces derniers par l’utilisation d’un être supérieur génétiquement modifié, John Harrison soit la version alternative de Khan évidemment réfugié sur le satellite Kronos, qui s'est entre-temps retourné contre son manipulateur).
Entre un terroriste à la puissance intellectuelle et physique hors du commun désirant venger la mort des siens par l'assassinat ciblé des représentants d'une Fédération ayant usé sans ménagement du génie de son groupe et un chef de guerre dont l’ambition personnelle le pousse à légitimer auprès de la Fédération l’affrontement avec les belliqueux Klingons, Kirk a décidé de choisir. Il refuse d’abattre le terroriste dont les raisons sont audibles (à défaut d'être complètement légitimes), comme il refuse de répondre à la demande expresse de l’amiral qui le somme de lui confier l’individu, préférant la troisième option d’un jugement fédéral en bonne et due forme. Un combat se met alors en place et il est asymétrique tant la puissance de feu de l'amiral dépasse largement celle de l'USS Enterprise. Ce qui oblige Kirk à pactiser provisoirement avec son double obscur (puisqu’il partage la même passion pour une équipe dont le salut justifie aussi de transgresser les règles), avant que ce dernier ne tue l’amiral et souhaite faire de même avec Kirk. Le sacrifice de ce dernier afin de relancer le réacteur défectueux de l’USS Enterprise entraîne en conséquence la rage inédite de Spock qui, retrouvant sur Terre Khan, cherche à le tuer alors que son sang permettrait justement de redonner vie à son ami décédé à la suite des radiations provoquées par la relance du réacteur. Considérer l’ennemi à abattre comme un adversaire à garder vivant (et dont le sang pourrait même être utile à ceux qui en auraient besoin) constitue une véritable leçon de civilisation qui, génialement, devient en conclusion du film l’implicite caché sous la fameuse phrase-fétiche concernant l’exploration de mondes inconnus qui ouvrait les épisodes de la série originale et avec laquelle se closent les deux films de J. J. Abrams.
Il aura donc fallu être rigoureusement attentif à la dialectique subtile d’un récit triangulaire structuré en retournements successifs. Loin de défendre une vision relativiste brouillant les différences entre le bien et le mal, la présente fiction considère à juste titre que le bien en tant qu’il est la justice (comme suspension de la souffrance et jugement de ses responsables) opposée à toute idée de vengeance (comme perpétuation mimétique de la souffrance au nom de la souffrance) peut tantôt s’identifier au respect de la règle, tantôt s’envisager comme sa transgression supérieurement nécessaire. C’est ainsi Kirk se reconnaissant dans son double monstrueux Khan à qui finira par ressembler Spock dont la passion finale dans l’assomption de l’amitié de Kirk résonne avec celle que le même Kirk avait mobilisée au début du film afin de sauver la vie de son ami. Film kantien (en ce qu’il est motivé par la représentation d’un conflit des facultés entre raison pure à la Spock et raison pratique à la Kirk), Star Trek : Into Darkness s'offre pourtant l'audace d'autoriser la transgression du principe moral kantien du refus du mensonge quelle que soit la circonstance.
C'est Spock qui sait alors devoir excéder ses propres limites en mentant par omission à Khan lors de l’échange de torpilles qui, censées contenir les membres de son équipe cryogénisée, sont en fait de véritables bombes. En ce sens, le meilleur blockbuster de la première moitié de l’année affirme exemplairement l’idéale position de son auteur. Soit la position de celui qui peut affirmer dans le même élan fougueux le respect de la règle (de la série originale) comme l’affirmation de son entretien sous la forme paradoxale de sa nécessaire mais ponctuelle transgression (les fulgurances en termes d’inventions narratives ou d’effets de distanciation comique). De la même façon que le respect des conventions hiérarchiques autorise ici à laisser les places de commandement temporairement vacantes (Sulu prend la place de Kirk qui la cédait dans le premier film à Spock, pendant que Chekov prend celle de Scotty). Le fauteuil vacant comme lieu privilégié désignant le vide structural du pouvoir pourrait représenter ici l'équivalent tout aussi structural des armures vides de Tony Stark dans la série Iron Man (et en particulier dans le troisième épisode). De la même façon encore que le fonctionnement de l’USS Enterprise, à la fois collectif technicien subordonné à des logiques hiérarchiques et communauté élective se préservant des marges de manœuvre en termes de créativité, peut se comprendre comme une projection allégorique de la fameuse société de J. J. Abrams, Bad Robot. Moins pachydermique que Christopher Nolan avec sa trilogie Batman (malgré ce grand moment que constitue le deuxième volet, The Dark Knight en 2009), J. J. Abrams ne souffre pas non plus d'ambitions auteuristes contradictoires avec les obligations industrielles du blockbuster comme l’est aujourd’hui M. Night Shyamalan (After Earth, s’il est davantage un film d’auteur, est globalement bien moins haletant et réussi que Star Trek : Into Darkness).
J. J. Abrams est en réalité devenu si important pour Hollywood qu’il va réaliser en 2015, adoubé par George Lucas (qui a vendu sa franchise pour The Walt Disney Company), l’épisode 7 de la saga Star Wars. Comme si, dans une autre réalité alternative, Christopher Nolan n’en avait pas fini avec Batman tout en s’attaquant à Spider-Man ! C’est dire qu’une bonne partie du sort relatif au blockbuster hollywoodien en tant que divertissement possiblement intelligent se joue entre ses mains.
Une séquence en forme de flash-back propose, de manière allusive et sans forcer le trait, de condenser toute la problématique de After Earth, le film de science-fiction réalisé par M. Night Shyamalan dans une même logique économique de superproduction que le film de fantasy The Last Airbender (2010). Cypher Raige (Will Smith) envoyé en mission très loin de chez lui communique par écran interposé avec sa famille formée de sa compagne Faia (Sophie Okonedo), de sa fille aînée Senshi (Zoë Kravtiz) et de son fils cadet Keita (Jaden Smith). La célébration télé-technologique de l’anniversaire du héros constituant l’enjeu de cette séquence oblige à faire la comparaison avec une séquence semblable présente dans la deuxième partie de 2001 : A space Odyssey (1968) de Stanley Kubrick, cette dernière s’inscrivant pour sa part dans le registre pessimiste de l’inauthenticité. Dans le film de Stanley Kubrick, primait en effet l’idée que la médiatisation télé-technologique sous couvert de communication interstellaire produisait une fausse proximité appauvrissant en formules convenues la réelle affection unissant la petite fille (dont c’était l’anniversaire) et les grands-parents du héros se dirigeant alors vers la lune.
Chez M. Night Shyamalan, au contraire, l’anniversaire du père en voyage à travers les étoiles est l’occasion d’une petite mise en scène familiale qui vise à retendre symboliquement le tissu électronique ou numérique des nouvelles technologies de la communication, qui sinon peineraient à compenser le réel éloignement spatial des uns et de l’autre. C’est que Cypher est invité à souffler des bougies dont il sait qu’elles ne peuvent s’éteindre de là où il se trouve. Il s’exécute pourtant, cédant au nom du plaisir du rituel partagé à la vieille formule du déni établie par le freudien Octave Mannoni : « Je sais bien, mais quand même ». Le héros sait donc bien que son souffle ne pourra jamais traverser l’espace intersidéral et l’écran. Mais quand même, il souffle, ne serait-ce que pour faire de ce semblant une sorte de flamme symbolique venant allumer (ou réchauffer) un simulacre dont personne n’est dupe mais qui vaut pourtant comme joie simple communément partagée. Sauf que, après avoir soufflé, les bougies s’éteignent réellement de l’autre côté de l’écran. Après l’étonnement du héros suivi du rire complice de sa compagne et de sa fille de l’autre côté de l’écran, est alors dévoilée la supercherie. Keita, caché hors-cadre, a soufflé sur les bougies en même temps que son père faisait semblant de le faire, l’actuel rattrapant le virtuel pour au final le doubler et le coiffer au poteau. A l’inverse alors de l’image de la retransmission en direct néantisant la relation affective proposée dans 2001 : A space Odyssey, la séquence d’anniversaire de After Earth propose de son côté de ramasser tous les enjeux cinématographiques de M. Night Shyamalan. Ces enjeux sont ceux qui valent autant pour son dernier film en particulier (soit la filiation littéralement représentée comme une affaire de souffle animique et de transsubstantiation), qu’ils concernent toute son œuvre en général (soit la nécessité pour l’image au sens fort du terme d’un régime de croyance qui fasse aussi l’épreuve paradoxale de l’illusion et la crédulité).
Cette petite séquence filmée simplement en champ-contrechamp (mais selon un axe à 180° induisant une frontalité inhabituelle à Hollywood, sauf précisément dans les films de M. Night Shyamalan) ne pèse pas bien lourd narrativement, en regard du reste d’une fiction vrombissante et spectaculaire dont l’idée a été initialement proposée par Will Smith (coproducteur du projet) à Gary Whitta avant que le cinéaste ne se réapproprie le scénario après un travail de scénarisation préalablement effectué par Stephen Gaghan. Elle résume pourtant très bien l’esprit d’un film qui, s’il prolonge le choix stratégique de son auteur de continuer à œuvrer dans une économie de blockbuster (150 millions de dollars pour The Last Airbender, 130 millions pour After Earth) amoindrissant considérablement la puissance esthétique de son geste, ne s’est malgré tout pas éteinte.
Il est d’ailleurs tout à fait aisé de reconnaître dans le récit de ce nouveau long-métrage l’esprit de la plupart des fictions qui le précèdent, notamment celles qui mettent en jeu un homme et un enfant dans un rapport de paternité ou de filiation symbolique. Qu’il s’agisse d’un enfant accompagné par le spectre d’un adulte (The Sixth Sense en 1999), d’un père dont la vie est entre les mains de son fils (Unbreakable en 2000) ou du contraire (Signs en 2002). Ou qu’il s’agisse encore du motif d’une personne avançant en tâtonnant à l’aveugle vers l’inconnu (The Village en 2004) ou d’un environnement naturel devenu hostile en conséquence des pressions de la présence humaine (The Happening en 2008). Effectivement, on aura beau jeu de reconnaître dans After Earth un principe narratif repris de Avatar (2009) de James Cameron, et probablement issu de l’imaginaire instrumental des jeux vidéo, selon lequel l’esprit d’un homme entraîné pour l’action mais paralysé se projette symboliquement dans un corps étranger plongé dans une nature sauvage afin de parvenir à rétablir et sauver la situation.
Pour autant, la question technique de la prothèse comme supplément soutenant des processus d’individuation (que Bernard Stiegler qualifierait d’« épiphylogénétique ») ne sert plus, comme dans Avatar, à légitimer esthétiquement le double principe technologique de la projection 3D et de la « motion capture ». Bien au-delà d’une philosophie utilitariste bornée (et sans les béquilles commerciales de la 3D), l’histoire d’un père bloqué dans une première moitié d’épave de son vaisseau téléguidant son fils ayant revêtu une combinaison riche en gadgets et prothèses télé-technologiques sur une terre dangereuse afin de retrouver une balise située dans l’autre moitié du vaisseau échoué est directement lisible sur le mode allégorique et universel d’une métaphysique de la transsubstantiation. Et cette transsubstantiation est une question de souffle (de mots soufflés dans la bouche de l’un et reçus dans l’oreille de l’autre) telle qu’elle se manifeste encore dans deux belles séquences. C’est d’abord la séquence du père calmant son fils en lui apprenant à retrouver avec la main un rythme respiratoire pendant que la navette est en train de traverser l’atmosphère terrestre. C’est ensuite celle montrant le fils noter à même une paroi exposant plusieurs peintures rupestres dignes de la grotte Chauvet les symboles lui permettant de résumer la situation. Il faut alors citer ici Marie-José Mondzain pour comprendre la nécessité anthropologique de la bouche comme instance de projection soufflée de la peinture ensuite appliquée avec la main sur la paroi : « L’homme va se livrer à deux sortes d’opérations, soit qu’il enduise sa main de matières colorées, soit qu’il remplisse sa bouche de ces pigments sous une forme plutôt liquide. Pour cela la bouche doit cesser d’être une bouche qui saisit, déchire et avale. Elle redevient la bouche du premier cri, celle qui respire, un orifice qui aspire et qui souffle » (Homo spectator, éd. Bayard, 2007, p. 28).
Pour prolonger justement la question de la respiration et du souffle (comme ce qui vient symboliquement dynamiser les techniques prothétiques au-delà de leur stricte ustensilité), M. Night Shyamalan institue un relatif minimalisme dans sa matière narrative qui, brossée avec un sens du tracé hyper-elliptique (le film ne dure que 100 minutes), se voit quasiment réduite à l’essentiel (des clichés du genre, avec planète terre dévastée et abandonnée et colonies humaines en guerre contre des aliens). Au risque d’une célérité frisant l’abstraction. Malgré un lourd cahier des charges inhérent à ce type de projet industriel en regard duquel ses films précédents apparaissent de façon plus nette encore comme des séries B. quasi-indépendantes des studios (The Happening compris), le cinéaste sait encore manifester une capacité à la concentration et l’essentialisation qui, si elle facilite l’universalité allégorique du récit, tend à le priver de consistance fictionnelle. C’est un premier paradoxe que celui d’un film qui souffre de manquer de chair (ou d’incarnation s’agissant du père figé dans son autorité et de son fils séduit par la geignardise), alors qu’il est par ailleurs passionné par le motif de la transsubstantiation (héritée de la tradition chrétienne de l’eucharistie, du Saint-Esprit traduit en grec par le terme « pneuma » signifiant souffle et conceptualisée par Thomas d’Aquin).
Ce premier paradoxe pourrait tout à fait être relevé par ce point de capiton réel de la dimension symbolique de la fiction narrée par After Earth : le père et le fils fictionnels le sont en vrai dans la réalité. Ainsi, M. Night Shyamalan tiendrait idéalement les trois bouts de son film, soit l’imaginaire science-fictionnel (prolongeant la fable écologiste de The Happening), la symbolique chrétienne (déjà très explicite dans l’insolite Signs et son héros renouant avec sa foi au contact des extraterrestres censés la nier) et le réel des Smith père (Will) et fils (Jaden). Sauf que, on l’a dit, les acteurs principaux irritent plus souvent qu’ils n’arrivent à convaincre. Et que l’idée moderne d’une fiction commentant la réalité de ceux qui l’incarnent peut aussi se retourner contre elle-même, la célébration de la filiation pouvant alors valoir comme autorisation luxueuse accordée à l’héritier de rejoindre enfin le rang prestigieux des légataires (soit le gratin de l’actorat hollywoodien). Un autre paradoxe concerne la prétendue influence de la scientologie (à laquelle est adhérent Will Smith) sur le scénario (par exemple la neutralisation de la peur comme affection biologique problématique si l’on cherche à éviter d’être chimiquement repéré par les « ursas », les méchants aliens du film), alors que l’idée d’effacement et de désaffection réitère cette raideur doublée de minimalisme ou cette neutralité si typiques du cinéma pratiqué par M. Night Shyamalan.
Mieux, l’effacement induit l’idée d’imperceptibilité qui imprègne bon nombre de récits imaginés par le cinéaste, de The Sixth Sense (le fantôme qui ignore qu’il en est un) à de Signs (l’extraterrestre caméléon) en passant par The Happening (les courants invisibles de toxines végétales). On pourra légitimement affirmer que M. Night Shyamalan aurait été avisé d’effacer du scénario final la plupart des moments animaliers, notamment celui (un peu trop disneyien) consacré à l’aigle gigantesque sauvant le jeune Keita parce que celui-ci a voulu sauver des griffes de fauves ses petits oisillons. Certes raccord avec la problématique générale de la, ces séquences concèdent trop facilement au grand public familial, alors que les séquences plus atmosphériques (de la menace régulière du gel aux cendres flottant à côté du volcan), magnifiées parle chef opérateur Peter Suchitsky, sont plutôt réussies.
Mais c’est alors un troisième paradoxe qui se profile, difficilement compensée par l’habileté du cinéaste. Le caractère de fable écologiste du film After Earth s’estompe un peu quand on constate en effet que les animaux représentés à l’écran ne résultent que de manipulations numériques sur palette graphique et autres « motion capture ». On pourrait même ironiquement évoquer l’allure baudrillardienne de ce paradoxe selon lequel est préfère au réel d’animaux encore existants l’hyper-réel d’animaux simulés. Toutes ces difficultés contraignent, voire étouffent la subtilité d’un film qui, s’il se place (à la suite directe de The Last Airbender) sous le signe de l’air, échoue à condenser son esprit en séquences vraiment mémorables. Après le succès très relatif de l’avant-dernier film et l’échec déjà avéré de ce dernier film au souffle trop court, la position de M. Night Shyamalan demeure encore incertaine, trop molle ou flottante pour promettre de beaux lendemains aussi dignes que l’étaient les films réalisés hier, il y a seulement dix ans.
Guillermo del Toro a beau avoir laissé tomber son projet de réaliser lui-même la nouvelle saga inspirée de J. R. R. Tolkien (la trilogie The Hobbit tournée par le spécialiste Peter Jackson à partir d’éléments scénarisés en compagnie du réalisateur mexicain sortira entre 2012 et 2014), il en a conservé un goût pour le gigantisme qui se déploie souverainement aujourd’hui dans Pacific Rim, son huitième long-métrage succédant cinq ans après la seconde mouture des aventures de Hellboy. Ce nouveau blockbuster au coût avoisinant les 200 millions de dollars ressemblerait schématiquement à un remake infidèle de Godzilla vs. Mechagodzilla (1974) de Jun Fukuda programmé pour censément rivaliser avec la série des trois Transformers (2007-2009-2011) réalisée par Michael Bay et produite par Steven Spielberg. On se souvient que les séquences de destruction du premier volet de The Hobbit (2012)étaient les plus intéressantes d’un film par ailleurs sans grand intérêt autre que celui de capitaliser paresseusement sur l’immense succès de la première trilogie Le Seigneur des anneaux. Mettant en scène un dragon mû par la soif de l’or, des trolls gloutons et des montagnes anthropomorphes et furibardes, ces séquences dantesques préfigurent d’une certaine manière les grands moments de Pacific Rim dévolus au combat des « Jaegers » (des robots de 75 mètres pilotés par deux soldats en symbiose neuronale) contre les « Kaiju » (des monstres issus d’une brèche sous-marine, nouveaux Léviathan et autres Béhémoth téléguidés par une intelligence extra-terrestre).
Il faut d’emblée dire que toute complexité narrative ou diégétique ainsi que toute caractérisation un tant soit peu subtile des personnages (comme elles étaient à l’œuvre dans l’excellent Labyrinthe de Pan en 2006) auront ici été purement et simplement sacrifiées. Et ce au bénéfice d’une dramaturgie moins motivée par l’angoissante question du possible anéantissement de l’espèce humaine que par les affrontements des gentils humains revêtus de leur carapace robotisé contre les méchants extra-terrestres habitués à cloner du dinosaure amphibien afin de coloniser les planètes vivantes. Le spectateur sera heureux de découvrir que ces colons de l’espace intersidéral avaient en fait déjà tenté de faire le coup pour la Terre à l’époque du Mésozoïque mais cette première entreprise a été comme on le sait sanctionné par un cinglant échec ayant donc nécessité 65 millions d’années pour se faire oublier. On pourra trouver éminemment sympathique l’hommage de Guillermo del Toro au genre japonais populaire du « kaiju-eiga », plus sincère en tous les cas que le remake hollywoodien de Godzilla (1998) par Roland Emmerich (et peut-être peut-on déjà s’attendre à une nouvelle tartine de cynisme avec le nouveau remake annoncé pour l’année prochaine des aventures de la créature imaginée par Tomoyuki Tanaka pour le studio Toho en 1954). On appréciera également l’hommage de l’auteur de Cronos (1993) à ses héros d’enfance Ishiro Honda (le réalisateur du premier Godzilla) et Ray Harryhausen (le concepteur des effets spéciaux des péplums inspirés par la mythologie gréco-latine des années 1950-1960).
Mais ces éléments pèsent peu dans un film réduit majoritairement à des combats titanesques opposant des robots et des monstres dont on pressent qu’ils ont été aussi conçus pour alimenter l’industrie des produits dérivés (des figurines aux jeux vidéo). Heureusement, ces combats sont sauvés par un impressionnant sens plastique combiné à la luxuriance proto-psychédélique des couleurs (dans la lignée du reboot de la franchise Star Trek initié par J. J. Abrams) dont la plus belle réussite concernerait sûrement les effluves fluorescentes et bleutées émanant des corps massifs des bestioles pachydermiques.
Deux éléments de scénario peuvent susciter quelque intérêt : d’une part le recours à un vieux modèle de « jaeger » qui fonctionne non pas en numérique comme les nouveaux modèles mais en analogique ; d’autre part le duo de soldats non pas formé de parents facilitant la « dérive » neuronale nécessaire au pilotage des robots mais d’un homme étasunien (Raleigh) et d’une femme japonaise (Mako). Or, la défense de l’analogique à l’époque du triomphe du numérique (acté par Pacific Rim lui-même harnaché à une 3D imposée par le studio Legendary Pictures) inclut aussi celle du nucléaire dont l’énergie alimente la turbine du vieux modèle. De plus, le pseudo-féminisme interracial du scénario coécrit par Guillermo del Toro et Travis Beacham (le scénariste du remake de La Colère des titans de Jonathan Liebesman en 2012) se trouve largement contredit par le fait que le commandement est accaparé par le pilote masculin hurlant ses ordres à son homologue féminin victime d’une affectivité risquant de compromettre la synchronisation des esprits nécessaire à la fameuse dérive neuronale.
Si l’on choisit alors de se rabattre tactiquement sur les quelques motifs récurrents signant de manière auteuriste le film, le recours à l’horloge (présent dans l’œuvre depuis Cronos) manifeste un appauvrissement puisqu’elle ne sert ici qu’à entretenir la pression relative au raccourcissement des intervalles séparant l’apparition de monstres toujours plus gros et nombreux. Plus intéressante sera l’insistance (manifeste là encore depuis Cronos) quant à la composition organique des monstres disséqués dans tous les sens et dont les organes sont ensuite revendus au marché noir dominé dans une cité asiatique à la Blade Runner par un prince des bas-fonds interprété par le fidèle Ron Perlman (jouant pour la première fois chez Guillermo del Toro dans Cronos, film fondateur donc à plus d’un titre). Si le principe de la brèche dimensionnelle grâce à laquelle des extra-terrestres belliqueux débarquent sur Terre afin de la ravager semble repris tel quel de The Avengers (2012) de Joss Whedon (la brèche était céleste dans ce dernier film, elle est sous-marine dans celui dans Pacific Rim), il est ressaisi avec une franchise typique de l’auteur dans sa caractérisation anale, la brèche valant ainsi symboliquement comme un sphincter expulsant ses gros morceaux excrémentiels issus d’un dedans impossible. Il faut alors bien entendre le rire tonitruant du pantagruélique Guillermo del Toro (douze projets actuellement en réflexion) affichant frontalement le plaisir régressif et anal de ce type de représentations qui au fond rappellent à ses spectateurs la nécessaire régulation dans les processus d’hominisation et de socialisation du transit intestinal.
L’antagonisme élémentaire du récit tel qu’il s’exprime dans les combats de titans mécaniques et organiques ne doit pas faire oublier que, dans les deux cas, s’affirment des agencements machiniques qui prennent tantôt la forme humaine de prothèses gigantesques, tantôt résultent d’une pratique extra-terrestre du clonage génétique. L’homologie propre à l’imaginaire de Guillermo del Toro du fonctionnement interne des organismes vivants et des horloges industrielles induit une logique mimétique, déjà largement manifeste dans Mimic (1997), et qui va alors se diffuser à différents niveaux de scénario. De la rivalité un peu grotesque entre deux scientifiques à la pratique elle-même de la dérive neuronale exigeant la synchronie mentale de ses sujets en passant par l’usage hétérodoxe de la dérive avec le cerveau d’un monstre permettant autant de comprendre la stratégie destructrice du camp extra-terrestre que d’induire involontairement l’amélioration par imitation extra-terrestre de certains éléments stratégiques développés par le camp humain. Ce mimétisme détermine probablement en amont l’hybridation du vieux modèle japonais du « kaiju-eiga » avec le dernier modèle rutilant du blockbuster façon Transformers (encore que le pilotage humain de robots géants qui ne sont donc pas des extra-terrestres appelle de rapprocher plus justement Pacific Rim du manga Robotech diffusé pour la première fois en France en 1987). Mais c’est surtout la subtile compréhension de la logique mimétique présidant au fonctionnement des « jaegers » qui vaut vraiment le coup, distinguant définitivement Guillermo del Toro de son homologue Michael Bay.
C’est toute la différence en regard de ce dernier qui n’envisage pas de faire autre chose de ses gros machins que les joujoux élémentaires servant la purgation de ce bon vieux « complexe de Néron » évoqué il y a longtemps par André Bazin. Pour sa part, le réalisateur mexicain inspiré par le dispositif de Avatar (2009) de James Cameron (salué au générique-fin ainsi qu’Alfonso Cuaron et David Cronenberg) imagine l’enchâssement des prothèses (les pilotes usant synchroniquement des mouvements de leur corps pour piloter les « jaegers » et les spectateurs avec au bout du nez leurs lunettes 3D) afin de radicaliser l’identification empathique nécessaire à la réussite de son entreprise. L’empathie sera donc au fond moins celle des sentiments et des motivations psychologiques (il y en a bien dans le film mais ils n’en représentent clairement pas son cœur) que celle des mouvements des pilotes se prolongeant dans ces formes d’extériorisation prothétique que sont les robots géants et que ressaisissent dans leur corps les spectateurs avec l’intensité de la projection 3D. Cette pensée de l’imitativité qui conjoint dans une perspective prothétique et machinique cognition et affectivité comme perceptivité et identification fait de Pacific Rim l’involontaire contemporain de tout un pan de la réflexion cinématographique française, du Gilles Deleuze et les images (sous la direction de François Dosse et Jean-Michel Frodon et publié en 2008 aux éditions des Cahiers du cinéma) au Corps du cinéma de Raymond Bellour (sous-titré hypnoses, émotions, animalités et édité par P.O.L. en 2009). Ce pan qui s’intéresse de près aux thèses concernant dans le domaine des neurosciences cognitives les neurones miroirs (ou « neurones empathiques » d’après le neuroscientifique Vilayanur Ramachandran) désignant une catégorie de neurones actifs autant lorsqu’une action est entreprise que lorsqu’elle est vue, ressentie comme si elle était celle du sujet percevant.
La découverte dans les années 1990 de ces neurones miroirs par l’équipe de Giacomo Rizzolatti détermine aujourd’hui les efforts de la cognition sociale concernant l’apprentissage par imitation et les processus affectifs comme l’empathie (pensons entre autres aux travaux du neuropsychiatre Jean-Michel Oughourlian inspirés par l’anthropologie fondamentale de René Girard axée sur le désir mimétique). La synchronisation neuronale des pilotes de « jaegers » activant le mouvement de leurs enveloppes prothétiques et robotiques expose ainsi littéralement l’effet-miroir produit par les neurones empathiques des spectateurs munis de leur prothèse spécifique (les lunettes 3D). La jonction moins psychologique que neuronale du personnage et de son spectateur est sûrement discutable, mais elle distingue tout aussi sûrement Pacific Rim de son statut initial de blockbuster estival.
Si l’on est prévenu que le Z de World War Z désigne la première lettre du mot zombie, on s’obstinera pourtant à y reconnaître le signe d’un acte manqué symptomatique d’un film dont la cherté n’aura pas réussi à l’immuniser contre le virus du cinéma Z bel et bien contracté. Moins nanar sympathique et fauché qu’en réalité navet dispendieux et antipathique, le film de Marc Forster aura donc entrepris d’acclimater au sein de l’économie hyper-capitaliste du blockbuster hollywoodien contemporain la réinvention moderne de la vieille figure zombique issue du folklore haïtien et initiée il y a déjà plus de quarante ans par George Romero dans le cadre du cinéma contemporain. Sauf que cette acclimatation consiste en un double appauvrissement puisque, d’une part, l’originale lenteur et amorphie du zombie a été remplacée par une vitesse homothétique au régime hollywoodien de l’inflation et de l’accélération spectaculaires (toutes choses anticipées par les figures contaminées et furieuses de 28 Days Later... de Danny Boyle en 2002). Et que, d’autre part, l’esthétique gore corrélative de la figuration du mort-vivant a purement et simplement été évacuée. Dans la droite lignée de la dernière adaptation en date (et la moins bonne) de Je suis une légende (2007) de Francis Lawrence avec Will Smith, World War Z contourne au nom de raisons commerciales supérieurement consensuelles le double scandale du lent et du sang afin que ce film-catastrophe réunisse sous sa bannière fédératrice l’hygiénique et le trépidant. On peut d’ailleurs se demander pourquoi en de pareilles conditions l’option fut celle de conserver formellement la figure zombique quand sa reprise instruit le déni de la plupart de ses traits figuraux spécifiques (à l’exception du nombre – le zombie est une figure ontologiquement multiple – faisant masse).
A moins de prendre en compte l’impact stratégique d’une entreprise soucieuse de capitaliser sur la très grande popularité d’une des grandes inventions du cinéma d’horreur moderne. Le fait que Max Brooks, l’auteur en 2006 du récit original (comme d’un Guide de survie en territoire zombie en 2003), n’ait jamais cessé de rappeler, en héritage du cinéma politique de George Romero, la mollesse paradoxalement consubstantielle à la terreur zombie n’aura donc visiblement pas ennuyé les producteurs d’un blockbuster estival qui n’auront pas hésité non plus à compacter dans le sens de l’individualisation et de la personnalisation toute la dense matière narrative et polyphonique imaginée le fils de Mel Brooks. On ne sera que plus étonné que l'un des scénaristes habituels de J. J. Abrams, Damon Lindelof, généralement soucieux de multiplier les perspectives, ait participé à cette triste entreprise de compactage et de réduction diégétique. Heureusement pour le coup que Brad Pitt (dans le rôle de l’homme sans qualités que la circonstance révèle comme providentiel) en fait le minimum, tant son personnage concentre en lui toutes les qualités nécessaires afin de suspendre le désastre mondial en cours.
De ce point de vue-là, la comparaison avec War of the Worlds (2005) de Steven Spielberg avec Tom Cruise est éloquente, tant le héros incarné par ce dernier ne réussissait qu’à remplir seulement sa mission fordienne de ramener ses enfants à leur mère. Il est alors idéologiquement cohérent que le complément structural du traitement narratif privilégiant un hyper-individualisme héroïque (omniprésent, omniscient, omni-combattant) consiste en la représentation furieuse et hystérique de la masse exponentielle des contaminés (là encore le film de Danny Boyle est sûrement une référence symptomatique). Terrifiante régression donc que celle qui voue un film de divertissement sur-capitalisé à répéter les lieux communs d’une « psychologie des foules » que Gustave Le Bon avait rédigée en 1895, alors que les masses zombiques possèdent chez George Romero une puissance critique de problématisation de l’humanité qui reste. Une humanité restante qui, au-delà du partage entre humains et non-humains, est consécutivement clivée, partagée entre les rares dignes soudés par une croyance hawksienne dans l’intelligence pratique et collective et les nombreux avilis tombant successivement dans l’aveuglement racial (Night of the Living Dead), le pillage consumériste (Dawn of the Dead), le militarisme proto-fasciste (Day of the Dead) et le séparatisme social (Land of the Dead).
Et ce constat est d’autant plus pénible que les séquences de gesticulation syncopée des corps en cours de contamination comme d’agglutinement monstrueux des corps enragés par suite d’une contamination aux causes obscures (mais le succès commercial de World War Z validera la mise en chantier de deux suites explicatives) contenaient un potentiel (chorégraphique et pictural) terrorisant. Mais elles sont rapidement fondues dans un flux audiovisuel privilégiant formellement la caméra sur l’épaule (qui prolonge l’hystérie), le montage heurté (qui réitère la fureur syncopée des corps contaminés) et les longues focales (qui parachèvent l’esthétique de l’agglutinement). Il ne s’agira pas seulement de regretter l’illisibilité des séquences d’action au nom d’une prétendue phénoménologie du chaos indexée sur les codes (naturalisés par Hollywood) du reportage télévisuel, que d’insister sur le souffle coupé du spectateur imposé sans ménagement par une dynamique rythmique parfaitement redondante en regard de ce que raconte la fiction.
Là encore, pourra-t-on affirmer que font symptôme tant la caractérisation furieusement hystérique des masses contaminées que l’asthme affectant l’une des filles du héros puisqu’ils viennent figurer sur l’écran la violence (pas seulement symbolique mais donc aussi psychique et somatique) subie par les spectateurs devant l’écran. Cette violence symptomatique des formes de visibilité les plus spectaculaires est, comme l’a exposé Marie-José Mondzain, archétypique d’une brutalisation de la condition du spectateur qui, voyant peu ou mal, souffre de ne rien voir ou mal voir. Pire, frappé dans sa poitrine, il souffle, il s’essouffle et hoquète, comprenant alors (mais trop tard ?) comment s’embouchent originairement vision et respiration. Il faudra alors opposer, dans le domaine récent des blockbusters figés par leurs impératifs commerciaux et spectaculaires, la stratégie du souffle coupé propre à World War Z à celle du souffle restauré (dans l’héritage du père et du fils) imaginé par M. Night Shyamalan dans After Earth (2012), pourtant pas un grand film avec lequel World War Z partage aussi le motif du leurre physiologique afin de tromper l’hyper-sensibilité de l’ennemi. Mais le film peut-être le moins réussi de M. Night Shyamalan reste soutenu par la subtile compréhension des agencements originaires et mythiques de la vision et de la respiration (ce que le christianisme aura appelé la « transsubstantiation ») quand le manque d’intelligence cinématographique du film de Marc Forster (mais y a-t-il seulement un auteur derrière cette entreprise ?) induit tous les saccages, de l’invention de la figure zombique à la condition du spectateur.
L’un des moindres n’aura pas été le traitement de l’épisode israélien qui témoigne d’une scandaleuse légitimation de l’injustice coloniale faite sur le peuple palestinien. En trois temps : c’est Jérusalem désignée capitale israélienne alors que sa partie palestinienne est illégalement occupée depuis 1967 (dans le livre de Max Brooks, Tel-Aviv et Bethléem sont des lieux de l'action et non Jérusalem) ; c’est le représentant israélien qui s’appuie sur l’histoire de l’oppression juive pour identifier nazis, Arabes et zombies ; c’est l’impossible suspension du conflit israélo-palestinien puisque, sur l’invitation (inventée encore une fois par les scénaristes dans l'infidélité en regard du texte original) d’une musulmane, le moment en-chanté du rassemblement des deux peuples déclenche la fureur contaminatrice de zombies sensibles aux moindres variations sonores. La catastrophe aura donc été moins représentée que présentée, esthétiquement comme politiquement, par un film du coup homothétique à la bêtise de ses figures contaminées. On apprend en toute dernière minute que ce film est le plus bankable de la carrière de Brad Pitt. La bêtise systémique a toujours de l'avenir.
La première partie plus analytique de la frange la plus spectaculaire de l'industrie hollywoodienne depuis les neuf derniers mois se trouve ici.
Mercredi 14 août 2013