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Texte tiré de : http://www.objectif-cinema.com/analyses/100.php |
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L'ENFANT DE LA PEINE
Se refiler le bébé quand on a jeté l’eau du bain : que faire d’un corps en plus au cinéma, dans un plan de cinéma ? Tout récemment, Mischka de Jean-François
Stévenin envisageait cette question via le corps rond de Jean-Paul Roussillon, gros bébé au bord de la sénilité qui encombrait le départ en vacances de son fils (interprété par le
pétaradant Yves Afonso). Ce corps en plus était un corps en trop. En rencontrant l’infirmier Gégène (Stévenin tel qu’en lui-même, c’est-à-dire dans la posture contorsionniste d’un
altruisme dépensier), grêlé de corps absents qui lui manquent (oncle, père, fille) mais auxquels il ne manque pas, Roussillon, rebaptisé Mischka, lui servira non pas tant de
béquille que de contrepoids. Chez Stévenin, la pesanteur peut être aussi une grâce. On lâche du lest d’un côté, on en récupère de l’autre. Ce qui était vieillesse usée devient par
un jeu d’échangeurs (pas seulement autoroutiers) rondeurs enfantines : un corps ne se perd jamais, c’est la mauvaise fiction (celle des vacances programmées et hystériques en
famille, par exemple) qui est perdante de tant manquer à ces corps-là. De ne plus vouloir les voir. De ne pas ou plus savoir qu’en faire.
Il y a cinq ans, dans Ossos du Portugais Pedro Costa, le bébé était plus rudement encore le corps du délit, non plus métaphorisé et malléable comme chez Stévenin, mais
ici filmé frontalement, dans sa douleur raide. C’est la question : " Que fait le Portugal de ses enfants ? ". Et c’est la réponse : " Des
rejetons, des corps rejetés ". Ce corps particulier, comme la vie concentrée jusqu’à la souffrance, sert aussi de prise de poids nécessaire quand l’étiolement (social avec le
chômage, affectif avec le suicide, physiologique avec la drogue) règne, implacable. Le plan a plus de chances de durer positivement quand il prend en charge cette prise en charge
involontaire (un bébé tombe toujours, dans les bras ou du ciel), se substituant aux prises de drogue et aux tentatives inopérantes de suicide, à la dé-prise sociale. La référence
obligée se situe du côté du Kid de Charlie Chaplin : c’était la geste cinématographique chaplinesque (un art du plan en tant qu’il est une scène habitable du
monde, qu’il rend le monde stable et habitable) qui surenchérissait sur le désir moteur et secret du personnage de Charlot de tenir un espace et de le rendre vivable, pour lui
comme pour cette figure de l’altérité maximale et obtuse (le môme, antithèse absolue du tigre du Cirque qui n’appelait alors que la fuite) qu’il tenait dans ses bras,
à bout de bras.
Et on aurait pu tout aussi bien parler du bébé de Nanni Moretti dans Aprile comme décongestion à teneur politique du trop-plein de discours écrasant la puissance citoyenne
de la parole, du bébé de Nénette et Boni de Claire Denis comme rééquilibrage entre le frère et la sœur de ce qui manque chez l’un et qui étouffe chez l’autre, du bébé
de Sinon oui de Claire Simon comme appel névrotique à la fiction et besoin de jouer au prix du mensonge une part reluisante (la maternité) du théâtre social. Non pas
l’hymne régressif de l’enfant-roi hystérisé : " Dur, dur d’être un bébé ", mais la difficile ré-interrogation des valeurs d’un cadre quel qu’il soit (de vie,
de cinéma) : " Dur, dur d’avoir un bébé ou de savoir quoi en faire ". Le bébé comme personnage natif du cinéma quand celui-ci en repasse pour son salut ou sa survie
par quelques questions primordiales facilement oubliées (qu’est-ce qu’un plan, un personnage, un récit ? Plus généralement, qu’est-ce que le cinéma, pour reprendre le titre
du livre fondamental d’André Bazin ?). C’est la nativité du cinéma qui s’en trouve ré-éclairée. La vie comme le cinéma ne cessent de se justifier : pourquoi
existons-nous ? Pourquoi un autre enfant, pourquoi un autre film ? Perdurer, c’est justifier sa volonté de perduration. C’est sans cesse se battre, feinter, monter au créneau
ou au filet (le bébé comme balle de tennis, comme témoin à faire passer).
Ce premier film, adapté d’un roman écrit par l’auteur lui-même (en attendant de pouvoir le tourner), a été remarqué très justement à Cannes et à Belfort mais demeure toujours invisible chez lui, à cause d’autorisations de tournage qu’il n’a pas obtenues, volant des fragments critiques de réel à l’arraché, à l’insu des pôles de surveillance du pouvoir (et l’on peut imaginer sans forcer que cette invisibilité forcée durera). La vigueur de cette œuvre, sa contemporanéité précieuse et connexe de notre propos, son application à rendre visible tout un pan traumatique du réel absenté ou refoulé par le cinéma chinois académique qui le masque sous des couches épaisses de fresques historiques grandioses, font qu’elle en repasse par les mêmes problématiques dégagées plus haut tout en réussissant à s’inventer des réponses plus qu’honorables, souvent justes, souvent touchantes.
Il n’y a pas plus matérialiste et plus beau – cette beauté n’a de valeur que contemporaine, elle n’a d’utilité que pour ici, maintenant et tout de suite – quand un regard peut sauver le cinéma tout entier, quand le cinéma peut être sauvé par un plan, quand un plan peut sauver un personnage, et réciproquement (c’est l’équivocité du cinéma, au sens propre toutes voix égales, le rêve encore fonctionnel d’une démocratie possible, en Chine comme ailleurs, et qui fonctionnerait). Le bébé donne alors à l’image un plus de poids, fait plan quand les images souvent n’en ont pas ou plus (le syndrome généralisé du light : obésité du signe et rachitisme ou nullité du sens, impossibilité d’autre chose). Il permet en outre aux corps qui sont à son contact, qui partagent le plan avec lui, de dépasser leur statut normatif d’archétypes de départ (ici, ceux du mélodrame) et d’accéder à celui plus incisif de personnages de fiction, et qui n’ont d’autre ambition que d’avoir une place sur la Terre.
Chao ne se départira pas de ce comique discret, un peu collant, à l’instar de Dagang qui refuse à un moment du film de sortir du cadre alors qu’on veut l’en expulser. Et c’est par ce biais que vont se nouer les différents fils narratifs du récit, et comme chez Chaplin, le comique n’est que le côté pile d’une pièce dont le tragique est le côté face. Dagang n’a en sa possession que des tickets-repas de la cantine de l’usine qui vient de le virer, et ils ne lui sont d’aucune utilité pour pouvoir se payer un bon bol de nouilles. Même ses voisins ne peuvent l’aider, les usines n’ayant pas débauché bloquent depuis plusieurs mois le paiement des salaires. Le gag veut qu’en tombant par hasard sur un nourrisson abandonné sur lequel un billet manuscrit promet une petite somme d’argent afin de prendre soin de lui, Dagang ait résolu momentanément ses problèmes pécuniaires. La vacance frustrante du personnage est terminée, son assise active est trouvée : il lui faut donc assurer son nouveau cadre, le cadre du plan et n’en plus sortir. Son obstination prête à sourire, elle émeut surtout, palliant à la désaffection du milieu (le sol poussiéreux) et à la démission sociale (les usines fermées). Anyang aussi est un peu l’orpheline de Pékin, laissée à l’abandon, préférée aux promesses un peu putes de l’Ouest.
Et pour le contester, pourquoi pas : cet enfant non voulu, pas programmé, va précipiter un regard, un mode de vie, une fiction, faire ou défaire des unions, contestant même notre vision première du film. On avait cru d’abord voir une œuvre post-antonionienne, avec ses espaces amorphes ou déconnectés, ses personnages épuisés, son sens d’une durée étale et son récit minimal. Il s’agit en fait d’un mélodrame tout ce qu’il y a de plus classique (Chaplin, encore) mais comme mis à distance, non pas comme l’aurait fait un Fassbinder en insistant par le théâtre sur le théâtre, mais par la frontalité des plans tellement ouverts sur le réel, tellement imprégnés par celui-ci que bien souvent la circulation automobile ininterrompue va jusqu’à empêcher parfois la visibilité de la fiction.
L’attendrissement, voire la mièvrerie intrinsèque au genre résiste au filmage (certaine déclaration de la prostituée, un peu courte : " Je ne fais pas ce métier par
plaisir mais par besoin "), la mise en scène résiste aux codes universels du genre (voir ce plan impressionnant où Yanli récupère de l’argent à un guichet pendant que
l’agent n’arrête pas de bruyamment tamponner des fiches invisibles à l’œil du spectateur : la bande-son informe le plus simplement du caractère administratif lourd
ossifiant les passages obligés décrétés par la société). L’origine romanesque du film se fait d’abord oublier, puis revient discrètement, s’insinuant dans les intervalles et
les fondus au noir qui ponctuent chaque séquence de l’œuvre, en en contrebalançant l’intérêt documentaire (la modernité comme garde-fou, tampon et jonction entre le pur
romanesque et le pur document).
C’est à équidistance de ces trois modes diégétiques ou filmiques (le mélo, le comique, la modernité à tendance documentaire) qui répondent sur le versant de la forme au croisement de trois existences du point de vue du scénario que L’orphelin d’Anyang peut vivre dans une triangulation redoublée assurant sa force, que le bébé peut attirer au sein de ce triangle humain rapidement constitué les plus vives attentions. Et l’une des plus belles fonctions qu’assure le nourrisson sera en conséquence celle de trait d’union, de raccord : entre deux êtres que rien ne devait un jour devoir rassembler, entre deux voire plusieurs modalités de cinéma. Pour que puisse enfin avoir lieu un regard.
Il est celui par qui le scandale arrive (la prostitution, la maternité impossible à gérer, l’argent) ; il est aussi celui grâce à qui un récit peut se nouer, offrant
surtout à Dagang et à Yanli de grands moments de présence concrète qui bouleversent. Une scène de repas qui n’est pas sans rappeler Naruse succède à une autre plus en
aval du film : dans la seconde, Dagang manque à l’appel, il manque au plan comme à celle qui finalement ne peut réprimer ses larmes en avalant ses nouilles, son bébé dans les
bras. Yanli, par sa tristesse affectant sans effusion tout le plan, nous susurre qu’elle est désormais orpheline de cet homme, que le plan en adéquation avec les désirs de ses
héros est dorénavant orphelin de son personnage.
Au bout du compte, on comprend que ce n’est pas le bébé l’orphelin promis par le titre du film (il a une mère biologique, et deux pères qui se le disputent, l’un biologique et l’autre plus d’élection que d’adoption), mais Dagang lui-même, résolument seul, sans famille alors que Si-De ne bouge jamais sans être accompagné par son escorte et le souvenir prégnant de sa mère, coordonnant son avidité de perceptions (regarder le Fleuve jaune et puis mourir) avant d’irrémédiablement basculer dans le hors-champ programmé par la leucémie. C’est encore un gag qui signe ce basculement, mais tragiquement, au détriment de Dagang, puisqu’en se bagarrant avec Si-De au sujet de Yanli, en voulant demeurer vissé dans son champ (d’intervention), il se retrouve jeté en prison, ayant probablement provoqué prématurément la mort du maquereau repenti. Dagang entôlé, Si-De disparu, le film entier dans une forme d’accélération absurde et désespérante repose maintenant sur les frêles épaules de Yanli.
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13 avril 2002
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