Le bourdon algérien

à propos de trois courts-métrages d'Amin Sidi-Boumédiène

« Quand le rythme est devenu le seul et unique mode d’expression de la pensée, c’est alors seulement qu’il y a poésie. Pour que l’esprit devienne poésie, il faut qu’il porte en lui le mystère d’un rythme inné. C’est dans ce rythme seul qu’il peut vivre et devenir visible. Et toute œuvre d’art n’est qu’un seul et même rythme. Tout n’est que rythme. La destinée de l’homme est un seul rythme céleste, comme toute œuvre d’art est un rythme unique. » (Friedrich Hölderlin, cité par Maurice Blanchot, L'Espace littéraire, éd. Gallimard-coll. « Folio essais », 2007 [1955 pour la première édition], p. 299)

 

 

Dans Demain, Alger ? (2011), un jeune étudiant algérien sur le point de partir faire ses études à Paris prépare sa valise, et s'apprête à quitter sa chambre sur les murs de laquelle on reconnaît entre un poster du Che et un autre de Bob Marley quelques affiches de cinéma : The Wall (1982) d'Alan Parker d'après l'album éponyme du groupe de rock Pink Floyd, Blade Runner (1982) de Ridley Scott et Star Wars, VI : The Return of the Jedi (1983) de Richard Marquand. Dans L'Île (2012), la science-fiction n'est plus seulement une référence culturelle et générationnelle circonstanciée, elle s'impose désormais en inquiétant la représentation attachée à une autre histoire de trajectoire migratoire (le film est d'ailleurs dédié à Ray Bradbury). Serial K (2014) trouvera encore d'autres moyens d'amplifier l'inquiétude, mais cette fois-ci expérimentée sur le versant d'une obsession maladive étonnamment décalée, sinon rédimée par celui qui en est l'obscur sujet compulsif. Leur auteur, Amin Sidi-Boumédiène, qui est également monteur et compositeur, c'est-à-dire ce musicien montant sensiblement ses films dans le souci de leur composition rythmique, place effectivement ses premières fictions sous la condition allégorique, et toujours plus affirmée, du cinéma de genre, pourvu qu'il vienne troubler la rythmique mimétique de la représentation. Les conventions repérables d'un certain cinéma de genre sont ainsi employées comme des éléments qui viendraient paradoxalement inquiéter le réalisme ou le naturalisme dont le régime domine la production cinématographique algérienne.

 

 

Un autre titre datant de 2008 pourrait d'ailleurs énoncer l'équation voulant que l'addition de formes identifiables valables comme autant de rythmes relevant du réalisme comme du cinéma de genre produise au final un total en soustraction au régime de représentation dominant : 2+2=1. Le privilège musical accordé à la musique progressive (outre la référence à Pink Floyd, les ambiances spectrales et minimalistes de Steven Wilson qui a travaillé avec Robert Fripp l'emportent à la fin de Demain, Alger ? et avec la formation Bass Communion elles enveloppent l'intégralité de L'Île, les grincements de King Crimson parachevant de leur côté la qualité anxiogène de Serial K) participe enfin à l'expression tonale ou atmosphérique de cette inquiétude, en diffusion d'une angoisse sûrement pas loin d'être ontologique, moins générique que « transgénérique » (Marie-José Mondzain), autrement dit transversale à l'ensemble des histoires proposées, aussi cryptiques ou hermétiques paraissent-elles.

 

 

Lancinances de l'oscilloscope

 

 

L'inquiétude se dira présentement ici bourdonnante (justement dans l'inspiration de la musique lancinante, ambient drone de Steven Wilson), qui pourra en effet se traduire rythmiquement, soit par une annonce finale aux effets rétrospectifs (Fouad dans Demain, Alger ? part pour Paris le 4 octobre 1988, la veille d'une insurrection populaire historiquement réprimée par l'État algérien), soit par l'effet de ralentissement d'une ambiance post-apocalyptique (dans L'Île que l'on aimerait rapprocher d'une nouvelle urbaine et fantastique de Guy de Maupassant comme La Nuit en 1887, un homme en combinaison et masque respiratoire traverse au petit matin Alger désert), soit encore par les agissements mécaniques et cryptiques d'un tueur en série d'un type particulier (le héros de Serial K collectionne des photos d'inconnues auxquelles il associe des pattes de béliers mutilés). A cet égard, Amin Sidi-Boumédiène partage avec quelques autres réalisateurs bricolant le plus souvent leurs expérimentations dans le cadre économique plus léger du court-métrage, comme Abdelghani Raoui (Exterminator en 2015), Mohamed Yacine Benelhadj (Je suis mort en 2015, exceptionnellement un long-métrage), Damien Ounouri (Kindil El Bahr en 2016) ou encore Rami Aloui (That Lovely Life en 2017), une passion inégale mais commune du genre comme un filtre permettant de cartographier diagonalement, en ses effets pervers et diffus, le malaise algérien contemporain. La métaphore du filtre pourra significativement inclure la dimension respiratoire du masque du scaphandrier de L'Île, dont la respiration est au principe de la rythmique même du film, dans les inspirations du champ et les expirations du contrechamp. Pour que le malaise vécu accède enfin à une sensibilité matériellement partagée, il faudrait alors qu'il se mette dans nos oreilles à bourdonner. Comme les oreilles remplies d'acouphènes qui peuvent par exemple accabler les amateurs de plongée. Le bourdon algérien est ainsi une ambiance (post-apocalyptique), c'est aussi un rythme lancinant, des élancements obsédants, une rythmique qui devient sensible au son mais aussi à l'image dans les films de celui qui les tourne pour y donner à voir son âme. Et ce bourdon, ces lancinances méritent bien alors qu'on y entende la basse fréquence de ses bourdonnements, ressaisis dans leur tracé graphique par un oscilloscope cinématographique.

 

 

Du groupe des jeunes réalisateurs précédemment cités, Amin Sidi-Boumédiène est peut-être parmi eux le plus agenceur (on ne sait pas en passant si la présence au générique-fin de Demain, Alger ? d'un certain Pierre Henry comme ingénieur du son est une blague clandestine ou bien sous couvert de l'homonymie un beau hasard objectif digne des surréalistes). Celui qui sonde en cadres peaufinés et bandes sonores raffinées une inquiétude moléculaire et bourdonnante émanant de la capitale algérienne et ses banlieues, archipel morcelant un territoire continental ainsi rappelé à sa dimension insulaire (le titre original de L'Île est Al Djazira, l'île étant au fondement étymologique d'Alger). Si l'angoisse est existentiellement sans objet, elle ne deviendrait une inquiétude qu'en anticipant du côté de Bab Ezzouar des déflagrations historiques (Demain, Alger ?), pareille à une humeur océanique débordant du côté des rivages côtiers la norme de ce qui se présente habituellement comme une « crise migratoire » (L'Île), ou encore déduite d'une terreur latente caractérisant à Ouled Fayet un comportement pathologique (Serial K). En cela, Amin Sidi-Boumédiène est fidèlement soutenu par Thala Films créée par Yacine Bouaziz et Fayçal Hammoum (ce dernier est l'auteur du documentaire intitulé Vote Off portant sur les élections présidentielles de 2014, son film ayant été censuré par le ministère de la culture qui en aura refusé la projection prévue lors des Rencontres Cinématographiques de Béjaïa en 2016), une société indépendante entre autres productrice de El Oued, l'oued (2014) d'Abdenour Zahzah et initiatrice du projet Alger, demain formé de quatre courts-métrages incluant Demain, Alger ?.

 

 

Le bourdon fera donc entendre ses bourdonnements à la croisée du générationnel et de l'existentiel (l'amitié virtuellement abîmée par les événements d'octobre 1988), au croisement de l'actualité migratoire et de la science-fiction (un scaphandrier entre Jules Verne et Chris. Marker est le contemporain du désastre de Lampedusa), au mitan d'une tradition pastorale court-circuitée par une modernité clinique (le sacrifice rituel du bélier s'impose comme un passage à l'acte viril en substitution d'un autre voué à la sublimation). Dans L'Île, les clignotements d'une diode rouge attestent autrement une basse fréquence ponctuant moins une trajectoire erratique qu'elle balise un trajet commandé par le différé de sa finalité. C'est d'ailleurs pourquoi les tracés graphiques de l'oscilloscope bricolé par le réalisateur partagent en parallèle des questions rythmiques la préoccupation d'une lisibilité du sensible, qui se manifeste encore dans l'importance accordée dans ses trois films à la photographie comprise comme une image à l'arrêt. Une image littéralement immobilisée dans les souvenirs de l'amitié toujours déjà disparue, les marques identifiant la pulsion sérielle et scopique en passant par la série de photos indiquant pour l'étranger échoué la direction à emprunter.

 

 

Une hantise redoublée,

de la déliaison (le sang) et de la fusion (la mer)

 

 

Pour reprendre une distinction antique, exemplairement conceptualisée par Umberto Eco dans De l'arbre au labyrinthe (éd. Grasset, 2010), si la trajectoire est dédaléenne, le trajet est labyrinthique (et il l'est explicitement dans la reprise du motif sur le masque respiratoire du scaphandrier et dans le dos de son scaphandre), qui soumet la désorientation inaugurale au principe d'une orientation retrouvée. Le labyrinthe consiste alors à briser la ligne droite du réalisme représentatif au nom de bifurcations qui font fourcher le sens commun (le migrant clandestin vient du nord, le tueur en série l'est et ne l'est pas), qui remontent surtout à la fourche angoissante du bourdon algérien : tantôt le présent bourdonne déjà d'un avenir seulement connu après coup (Demain, Alger ? est à sa façon un film d'anticipation), tantôt le bourdonnement doit donner à sentir le présent dans sa dimension toujours déjà post-apocalyptique, objectivement (L'Île est à sa manière une allégorie universalisant la condition de migrant clandestin) ou subjectivement (Serial K est en biais l'autoportrait malicieux de l'artiste au travail de la sublimation de ses pulsions, assez proche dans l'esprit d'ailleurs de Dernière séance de Laurent Achard en 2011). Si l'on sent le réalisateur encore hésitant dans son projet esthétique, un pied dans un désir de modernité (le présent est catastrophique, qu'il soit comme l'aurait dit saint Augustin le présent du passé, du présent comme de l'avenir), un autre dans les plaisirs de la postmodernité (l'usage ludique des références met le réalisme à distance de toute confrontation documentaire), ses films témoignent d'une grande assurance formelle, certainement osée au risque de la préciosité formaliste (le mixte de formalisme et de volonté démiurgique peut effectivement avérer d'une tendance surmoïque, c'est aussi le problème rencontré par une réalisatrice française aussi ambitieuse que Lucile Hadzihalilovic). Le côté monumental de L'Île baignant ses architectures désertes (par exemple les arcades de la rue Bab Azoun) dans une humeur mauve et amniotique (l'aurore s'y confond d'ailleurs longtemps avec le crépuscule) est aussi celui de Serial K fondu dans les contrastes brûlants de son noir et blanc (les cadres sont vissés pour faire que le hors-champ soit coupant). Mais la pente sérieuse et taiseuse, accordée à un certain minimalisme narratif, est compensée aussi par des agencements référentiels baroques (Serial K lorgnerait en effet autant du côté du western leonien que du côté d'une radicalité d'auteur évoquant le cinéma de Béla Tàrr). Et quelques traits d'humour (le costume relativement vieillot, vieux jeu comme un album de Tintin de l'arrivant du voyageur du temps dans L'Île, le regard-caméra goguenard de Samir El Hakim en pointe finale de Serial K dont le titre fait signe en direction d'une marque fameuse de céréales).

 

 

Et c'est ainsi que le bourdon algérien, titillé dans ses bourdonnements sociétaux et historiques, résonne aussi d'une angoisse métaphysique dont le rire constitue dans les films d'Amin Sidi-Boumédiène l'une des modalités expressives, toujours plus grande de film en film. Si l'inquiétude est un bourdonnement (il pourrait faire écho au piaulement kafkaïen), le rire est un éclat qui contrevient comme césure au fantasme archaïque d'une incorporation dans une totalité cosmique. L'angoisse (existentielle, créatrice), sa source (ce que signifie thala en berbère) se jouera alors rythmiquement entre les deux bords, la coupe (franche des raccords) et la totalité (plus sensible au niveau sonore), entre le flux de sang et le reflux de la mer. La séparation des amis précédant la lame de l'événement, le voyageur du temps sorti de la peau de son scaphandre, le tueur en série qui tue (des béliers) pour ne pas tuer (des femmes) représentent diverses configurations essayées en examen d'une hantise aussi lancinante que redoublée, de la coupe (ambivalente puisqu'elle peut valoir à la fois comme déliaison ou comme mutilation) et de la totalité (ambivalente puisqu'elle peut induire une perfection au risque de la fusion et la désingularisation). On se souvient alors que l'origina latine de l'adjectif lancinant signifie en réalité mettre en morceaux, déchiqueter. Ce serait alors cela qui bourdonne dans la tête de plus d'un Algérien clivé par l'amour d'une nation arrachée dans le feu de l'indépendance et son asphyxie par une capture étatique avec laquelle désirer rompre. Couper le cordon et rompre la membrane au risque de la mutilation compulsive, contre toute incorporation fusionnelle et asphyxiante. On comprendra mieux pourquoi le visiteur alien de L'Île ressemble comme un lointain petit frère au personnage de Buster Keaton dans The Navigator – La Croisière du Navigator (1924) : l'asphyxie non burlesque de la séquence du scaphandrier évoquée par Gilles Deleuze rejoint la description donnée par Jean-Louis Schefer de la crevaison de la poche des eaux accompagnant la naissance de l'enfant que redouble la délivrance du placenta.

 

 

La tâche que se serait donnée Amin Sidi-Boumédiène consisterait alors à travailler, peaufiner et raffiner les rythmes drone ambient du bourdon algérien pour extraire des lancinances d'une inquiétude circonstanciée un bourdonnement essentiel, offert à la voix maternelle d'une nation dont l'amour fusionnel se vit aussi comme une blessure.

 

 

« ... Les enfants sont des hommes, des vieillards

Qui, lorsqu'ils pensent et parlent de l'homme essentiel,

Du bourdonnement de l'homme essentiel, du bruit

De la mer, du bourdonnement essentiel de la mer,

Sont des vieillards ranimés par une voix maternelle,

Enfants, vieillards, philosophes,

Têtes chauves qui gardent le son de la voix maternelle. »

(Wallace Stevens, « The Woman that had more Babies than that »,

traduction Philippe Lacoue-Labarthe)

 

 

3 janvier 2018


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