« Porter manifeste donc la puissance du porteur, mais également la souffrance qu’il endure sous le poids de ce qu’il porte. Porter est un acte de courage, de force, mais aussi de résignation, de force oppressée : ce sont les vaincus, ce sont les esclaves qui éprouvent le plus vivement le poids de ce qu’ils portent. » (Georges Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inquiet. L’œil de l’histoire, 3, éd. Minuit-coll. « Paradoxe », 2011, p. 88)
C’est une histoire qui a commencé depuis fort longtemps, depuis tellement longtemps d’ailleurs que l’on n’aurait peut-être pas perçu à quel point elle continuerait autrement. Une histoire si vieille qu’elle en est imperceptible mais l’imperceptible est cependant cet impossible qu’il faut voir en sachant lire ce qui ne s’écrit pas entre ses lignes. Et c’est pourquoi il faut savoir tout ce qui participe à plisser et stratifier l’imperceptibilité elle-même en son impossible lisibilité. C’est une histoire aussi vieille que fondamentale parce qu’elle est une histoire de fondation : sa vérité toute entière tient moins de l’antiquité que de l’arkhè dont l’étymologie rappelle qu’y est ajointé ce qui commence à ce qui commande. Une histoire de commencement et de commandement dont l’origine est mythique avant d’être logique ou nomologique, et dont le paysage à travers les âges conserverait nominalement le secret pour en déposer le sédiment accumulé au fond du regard de l’observateur qui se double d’en être l’infatigable arpenteur. Ce regard est mélancolique, il appartient à celui qui, moins passant en coup de vent que passeur aux semelles de vent, ne peut pas ne pas voir que le mythe raconte une histoire de guerre qui continue autrement, imperceptiblement, logiquement. Par exemple dans une initiative bureaucratique de désenclavement des zones rurales du Haut-Atlas marocain qui conduirait paradoxalement à leur progressif effacement, une entreprise étatique d’électrification des campagnes qui ressemblerait à s’y méprendre à un lent processus de désertification par prolétarisation programmée.
Ce qui a commencé ainsi recommencerait mais précisément en tant que le recommencement commanderait l’exécution d’une étrange sanction prononcée à l’encontre d’un paysage circonstancié, l’accomplissement tout en lenteur d’une peine de mort dont la durée participerait à imposer l’ordre de son imperceptibilité et de son impossible lisibilité.
À l’origine, donc, il y eut une guerre parmi les divinités grecques primordiales pour conquérir la souveraineté du monde, entre le clan des Titans dirigés par Chronos et celui des dieux de l’Olympe menés par Zeus qui voulait se venger de Chronos, son père, pour avoir émasculé son grand-père Ouranos et avalé ses frères et ses sœurs Hestia, Déméter, Héra, Hadès et Poséidon. Au terme d’une Titanomachie qui dura plusieurs siècles humains, les dieux olympiens aidés notamment des Cyclopes et des Titans Océan, Prométhée et Épiméthée finirent par vaincre Chronos et la plupart de ses frères dont le bannissement s’est traduit par leur refoulement et la relégation dans la région mythique du Tartare. Parmi les Titans vaincus par Zeus armé de la foudre grâce à la science forgeronne des Cyclopes, on compte Atlas, Titan de seconde génération reconnu pour sa bienveillance envers les êtres humains (le mythe dit qu’il apprit à l’humanité les mystères combinés de la terre et du ciel, autrement dit l’astronomie) et condamné par Zeus à l’exil situé aux confins occidentaux du monde grec (soit l’actuel détroit de Gibraltar, cette porte reliant la mer Méditerranée à l’océan Atlantique) pour y accomplir la peine éternelle consistant à porter sur ses épaules la sphère céleste. Atlas dit nommément le porteur et les légendes informent également que le Titan vaincu l’aura été encore deux autres fois. D’une part par Hercule à l’occasion du onzième de ses fameux Douze Travaux (les trois pommes du jardin des Hespérides ont été volées par le demi-dieu en prenant la place du Titan à peine soulagé de sa peine qu’il y est revenu à la suite de la malice d’Hercule) et d’autre part par Persée qui s’est vengé de son inhospitalité (et d’autant plus qu’il est le fils de l’exécré Zeus) en le pétrifiant à l’aide de la tête de la gorgone Méduse qu’il venait de trancher grâce au bouclier d’Athéna. Cette pétrification aura fait d’Atlas la chaîne de montage que l’on connaît et dont le massif qui s’élève à plus de 4.000 mètres d’altitude s’étend sur l’ensemble du Maghreb en reliant le Maroc, l’Algérie et la Tunisie.
Paysage de guerre
(monstra et astra)
« Sous une puissante contrainte, aux limites du monde, en face des Hespérides au chant sonore, il soutient le vaste Ciel, debout, de sa tête et de ses bras infatigables : c’est le sort que lui a départi le prudent Zeus », c’est ainsi que le raconte Hésiode dans sa Théogonie (517-520). Et Ovide plus tard de renchérir avec ses Métamorphoses (II, 296-297) : « Voici Atlas qui souffre et peut à peine soutenir sur ses épaules l’axe du monde. ». Atlas ne nomme donc pas ici l’athlète titanesque offrant son corps musclé en exemple paradigmatique des charges impériales du pouvoir comme y invite Peter Sloterdijk dans sa considération de l’Atlas Farnèse, copie romaine d’une sculpture hellénistique acquise par le cardinal du même nom au début du 16ème siècle (Globes. Sphères II, éd. Hachette-coll. « Pluriel », 2011 [1999 pour l’édition originale], p. 53-63). Au contraire, le massif montagneux dominant la géographie du Maghreb abrite l’image mythique du Titan vaincu contraint à une douloureuse immobilisation, l’image du géant pétrifié ployant sous le fardeau de l’axe du monde et la voûte céleste, du porteur éternel d’un savoir tragique ou inquiet qui pèse sur ses épaules jusqu’à lui faire plier les genoux. Soit une figure partagée jusqu’à l’écartèlement de la puissance et de la souffrance, au point d’en avoir peut-être plein le dos de cette charge écopée dans la défaite. Ainsi, « tout ce qu’il savait du cosmos, il le tirait de son propre malheur, de son propre châtiment. (…) Mais, par sa puissance spirituelle, il est aussi le savant des abîmes et des grands intervalles cosmiques : le tenant, donc, d’un savoir abyssal aussi inquiétant que nécessaire, aussi "funeste" que fondamental » peut alors écrire Georges Didi-Huberman en rendant grâce à l’un de ses maîtres, l’historien de l’art Aby Warburg, d’avoir placé sa pensée ouverte, aussi accueillante que polarisée par les « monstra » (les monstres s’abattant brutalement sur nos vies tragiques) et les « astra » (les étoiles de notre pensée faisant aussi du savoir le moyen éthique d’une relève existentielle), sous le regard vertigineux du Titan vaincu (Atlas ou le gai savoir inquiet. L’œil de l’histoire, 3, éd. Minuit-coll. « Paradoxe », 2011, p. 94).
Le développement aura été long, il faut en pardonner la nécessité dès lors que Pastorales électriques apparaît comme un épisode ignoré d’une Théogonie imperceptiblement continuée. Son auteur arpente l’Atlas marocain depuis plus de vingt ans au moins, portant son petit matériel de cinéma sur le dos afin de conjoindre d’un même élan le geste empathique de l’ethnographe à celui plus critique du sismographe, porté par un haut désir de voir et de donner à voir dans la durée un travail de taupe et sape dont l’imperceptibilité échappe facilement aux perceptions instantanées. Parcourant en long, en large et en travers la province d’Azilal située au cœur du Maroc et habitée de populations nomades et berbérophones, Ivan Boccara en a ramené au moins trois films, Mout Tania – Mourir deux fois (1999) et Tameksaout (2005) qui, avec Pastorales électriques, composeraient une grande trilogie documentaire, mais à la seule condition d’empêcher fermement que la boucle ne soit bouclée. Au contraire, il faudrait à chaque film pouvoir ouvrir plus large le champ afin de percevoir comme une série de cercles concentriques les effets de constriction exercés sur le paysage par une entreprise étatique de développement régionale, à la fois macro (le paysage de montagne en est bouleversé) et micro (le paysage humain ne l’étant pas moins). Sous prétexte de désenclavement par l’électrification, ce vaste chantier qui propose d’offrir l’électricité aux habitants d’une région pauvre en ressources énergétiques participe cependant de l’accélération d’un exode rural qui, amorcé avec l’érosion des sols en conséquence écologiquement désastreuse de la surexploitation des pâtures, se retraduit en prolétarisation des campagnes qui alimente en travailleurs massivement exploitables la croissance exponentielle des zones urbaines de la province d’Azilal.
Plus de deux décennies vécues obligent à poser la question du paysage ainsi : que sont devenus les paysans berbères d’un hameau du haut-Atlas de Mout Tania, que sont devenus les bergers itinérants de Tameksaout ? Le paysage est un tombeau, on le sait, il est à lui-même son propre tombeau, on ne pensait pas à ce point. Ces questions constituent la secrète hantise de l’arpenteur qui, nourri des récits poétiques et ethnographiques de René Euloge collectés dans la vallée de la Tassaout durant les années 1920, n’a pas besoin de l’énoncer quand il sait reconnaître d’emblée les bruits relatifs au montage du pylône hors-champ comme la bande-son caractéristique de la guerre en cours, cette guerre de conquête qui se dénie comme telle. Et pourtant la guerre a bel et bien lieu. Car l’électrification est une guerre sournoise qui, sous les dehors nécessaires et progressistes de la modernisation, propose un nouveau chapitre de la défaite d’Atlas, le Titan pétrifié vaincu une nouvelle fois par le dieu électricité, la montage lentement électrocutée. La guerre en cours est sournoise en effet, qui par exemple pousse à faire sortir du cadre le cheval blanc et plus tard l’âne, ces animaux qui ont longtemps et si décisivement accompagné la vie pastorale et qui désormais sont invités à partir, s’en aller et disparaître sans laisser de traces. La guerre en cours est sournoise et elle l’est à plus d’un titre, qui offre avec l’électricité l’économie généralisée de l’endettement d’une majorité au profit de l’enrichissement d’une minorité, qui offre avec la télévision l’hypnose délégitimant le pastoralisme renvoyé à un archaïsme dépassé jusqu’à rendre indésirable l’immémoriale contemplation du paysage, qui offre avec l’extension du crédit l’invitation de consommer davantage doublée de l’obligation corrélative de devoir partir travailler en ville comme manœuvre exploitable à merci.
La guerre est en cours et elle ne dit pas son nom, certes avec ses monstra (les pylônes construits, ces géants de fer qui encadrent et dominent la montagne vaincue successivement à coup de pioches, de marteaux piqueurs et d’excavatrices), mais aussi avec ses astra (les personnes rencontrées et filmées en toute amitié, gardiens d’une forme de vie pastorale qui touche encore au mythique).
Dépaysement, dépeuplement
(ce qu’il reste, le dépays)
C’est pourquoi il faut des plans pour voir et donner à voir ce qui relève d’une décomposition presque imperceptible. C’est pourquoi il faut les composer, en sachant notamment conjuguer la profondeur de temps des films de John Ford avec l’assise sismique des films de Yasujiro Ozu, afin de témoigner de la disparition du paysage, cette casse aussi lente que programmée qui pourrait en forçant quelque peu le tour habituel des définitions se nommer un dépaysement. Le dépaysement ne définit plus ou plus seulement l’émotion ressentie en raison d’un changement d’environnement, il désigne précisément ici l’affect fait image d’une transmutation d’un paysage de montagne perçue selon ses deux versants, promise pour le meilleur et trahie pour le pire. Le dépaysement fonderait peut-être alors le grand récit stratigraphique de Pastorales électriques. Ce film au long cours tourné en deux temps et durant huit ans, entre 2008 et 2015, aura bien eu besoin de la durée afin de rendre gorge en effet des plissements de l’imperceptibilité stratifiée. C’est ainsi que le film d’Ivan Boccara peut voir dans un vieux berger un faune à la fois chaplinesque et rouchien, dont les rires enfantins vont jusqu’à résonner au fond dans sa gorge quand il reprend incroyablement son souffle, là où brûle aussi le début d’une agonie. C’est encore ainsi qu’il fait d’un imam répétant qu’il n’y a de dieu que Dieu le témoin obligé des avertissements clignotants du démon électricité. Tout en sachant plus tard encore entendre et faire entendre une parole de sagesse offerte par la vieille bergère dont l’antique savoir pharmacologique lui permet de reconnaître dans les remèdes de la modernité les poisons addictifs qui y sont associés.
Le dépaysement trouvera même à s’accentuer encore avec le passage risqué de la première à la seconde partie du film, où la moindre intensité des rencontres restitue à l’expérience du spectateur la dimension abyssale d’un intervalle moins lacunaire que béant. Jusqu’au départ du père pour la ville où les sanglots de sa fille se perdent au loin, tandis que l’Atlas finit par disparaître derrière les barres d’immeubles qui offusquent le paysage – pire, elles en constituent terriblement les improbables pierres tombales. L’électrification est une désertification, le désenclavement un dépeuplement : Atlas vaincu par l’électricité, bis repetita.
Le mythe d’Atlas n’aura donc pas été un problème génétique (l’affaire de la genèse ne concerne que le passé seulement) parce que sa ressaisie préfère poser la question de l’origine qui se tient moins derrière nous que devant nous, comme le tourbillon pris dans le flux du devenir pour parler comme Walter Benjamin. Les défaites ne sont pas seulement derrière nous, elles se trouvent aussi devant (Atlas se fait alors Janus). Encore faut-il savoir en affronter l’immense risque en préférant à la sidération l’organisation du pessimisme pour citer encore Walter Benjamin, qui vaut ici comme le moyen d’une considération offerte à un paysage en guerre et déjà vaincu. Y porter la caméra ne signifie cependant pas apporter héroïquement un quelconque secours mais puiser dans l’épreuve de force du film à faire presque seul l’énergie d’une puissance relevée depuis une grande souffrance, en éprouvant à chaque plan tourné tout le poids du vaincu que le cinéma aurait pour vocation messianique de prendre en considération. Le paysage n’est alors plus seulement le lieu de la disparition des dieux et de leur absence – « étrangement » et « absentement » comme l’écrit Jean-Luc Nancy dans un texte intitulé « Paysage avec dépaysement » –, il est aussi le milieu aussi bruyant que muet d’un vaste dépeuplement, le site transitoire d’une ample désertification qui signe autant sa disparition que son changement : son dépaysement. « Dépeuplé, le paysage dépayse : il n’y a plus de communauté, plus de vie civile, mais ce n’est pas la "nature". C’est le pays des dépaysés, qui ne sont pas un peuple, qui sont à la fois les égarés et les contemplateurs de l’infini, peut-être de leur infini dépaysement. » (Au fond des images, éd. Galilée, 2003, p. 116-117).
Il faut alors entendre désormais le dépaysement en le retournant sur son sens fort, c’est-à-dire rédempteur et messianique, soit la constitution ouverte et en cours d’un nouveau pays composé d’un nouveau peuple, peuple d’égarés, de dépeuplés et de dépaysés qui habitent peut-être – qui habitent déjà un nouveau pays qui existe et n’existe pas, suspendu entre le pays qui finit et l’autre qui commence, entre commencement et recommencement, entre des répétitions-rengaines et des répétitions-ritournelles. Jean-Luc Nancy encore : « Si les Bienheureux sont partis de ce pays, celui-ci n’est pas pour autant dans le malheur : ni l’un ni l’autre – il se tient en suspens. Le dépaysement se fait dans le suspens de la présence : imminence d’un départ ou d’une venue, ni bien ni mal, seulement une largeur, une largesse pour laisser penser et passer ce suspens. » (idem). La largesse d’esprit d’Ivan Boccara, qui se manifeste dans le lit de chacun de ses plans bordé dans la grâce de chacun de ses cadres, est une invitation à poursuive l’aventure du dépaysement au prochain film. Comme le nouveau chapitre du savoir inquiet ou tragique que ce grand montagnard du documentaire compose depuis presque trois décennies, si loin si proche du mineur de fond Ouahib Mortada qui extrait depuis dix ans la promesse d’un grand film depuis les terrils marocains de Jerada (et aussi, celui-là de l’autre côté de la frontière algérienne, Mohamed Ouzine filmant son montagnard de neveu dans Samir dans la poussière en 2015). Le prochain film comme celui qui donnera peut-être plus nettement à voir depuis l’abîme douloureux du paysage disparu – Atlas vaincu – le bonheur insoupçonné du « dépays » nouvellement apparu. Un bonheur aussi insoupçonné que ce rayon de soleil qui transperce gracieusement la maison en se posant tout juste à côté de la théière posée sur le feu tandis que miaule le chat hors-champ, qui est la visitation provisoire de la grâce qui rédime pendant quelques secondes toute la souffrance du monde accumulée au point d’en avoir le dos voûté.
En résultante imprévisible du dépaysement, voici donc qu’apparaît le « dépays ». Chris. Marker en parlait ainsi à l’occasion d’un ouvrage rare publié en 1982, livre éponyme contemporain du tournage de Sans soleil et consacré au Japon qui en constitue d’ailleurs l’un des points de passage. Ses propres mots valent aujourd’hui aussi pour l’arpenteur franco-marocain qui est l’héritier contemporain d’Hésiode : « Telles sont les choses de mon pays, mon pays imaginé, mon pays que j’ai totalement inventé, totalement investi, mon pays qui me dépasse au point de n’être plus lui-même que dans ce dépaysement. Mon dépays. »
11 septembre 2018