Une journée livide sous le ciel de givre et de plomb d’une cité industrielle de Mongolie intérieure. Plusieurs trajectoires s’y croisent dans le fil de longs travellings-avant déroulé comme autant de marches menant au peloton d’exécution. Et ces blocs de mouvement-durée composent le tableau à la fois clinique et labyrinthique, délavé, d’une décomposition sociale généralisée. Un insidieux poison s’est ici infiltré partout, celui de la brutalisation des rapports sociaux dont A Touch of Sin (2015) de Jia Zhang-ke avait déjà donné la chronique certes plus spectaculaire, à la fois documentée et stylisée.
Un militaire à la retraite dont veulent se débarrasser son fils et sa compagne et qui part à la recherche des propriétaires du chien qui a tué le sien, un adolescent dont l’horizon est borné par les colères de son père éclopé et le cadavre tardivement découvert de sa grand-mère, son copain victime du gros dur qui s’amuse au lycée à le faire chanter, la chute mortelle du maître chanteur et son grand frère un peu voyou qui veut retrouver son agresseur fugueur, la lycéenne platonique éprise du directeur-adjoint du lycée et qui souffre aussi d’être victime d’un semblable chantage. Tous marchent comme des monades solitaires et zombiques, dans une désaffection qui doit se comprendre également comme une désaffectation (la place occupée est la pire qui exige pour son occupant l’insensibilité).
Tous avancent en tournant en rond dans les ruines circulaires d’une modernité cafardeuse qui se mord la queue, où le vieil appareil d’État totalitaire a laissé place désormais au totalitarisme marchand qui en est le succédané moins massif ou molaire que moléculaire.
La haine,
virale et viscérale
Ici, la loi comme tiers y compris dans son expression la plus arbitraire et autoritaire semble absente. A sa place règne la règle diffuse et volatile de l’échange brutal et inégal dont les corruptions corrodent le lien social, jusqu’à rompre le pacte immémorial de respect entre les générations. Ici, tous les personnages marchent en lignes soit parallèles, soit perpendiculaires et leur marche constitue à la fin le diagramme commun et implacable d’un désastre humain où l’autre figure une trahison répétée ad nauseam. Un chien est dévoré par un plus gros, les amis trahissent les amis, les enfants détestent leurs parents dans un ressentiment partagé, un suicide hors-champ succède à un autre plein cadre, une haine aussi viscérale que virale pousse les uns à aboyer sur les autres, mimétiquement et réciproquement. Et il n’y a pas un seul travelling, aussi long et étiré soit-il dans sa durée, qui ne ressemblerait pas en effet à l’exécution de celui qui marche vers la mort et le sait, inexorablement. Mort sociale pour qui est destiné à l’hospice ou au pire lycée de la ville, mort symbolique pour qui doit fuir ailleurs puisqu’il n’est plus possible y compris de survivre ici, mort réelle pour qui n’a plus comme ultime liberté que de s’arracher d’un monde morne et clos où tout lui rappelle qu’il en est l’un des indésirables parmi d’autres. Et An Elephant Sitting Still de vérifier alors en les adaptant à sa façon les grandes leçons de Elephant (1989) d’Alan Clarke et Elephant (2003) de Gus Van Sant.
An Elephant Sitting Still est à la fois monumental (le film dure quasiment quatre heures) et désœuvré (ce premier long-métrage est comme une lune perdue dans le cosmos depuis l’extinction de la terre dont elle était le satellite, autrement dit depuis le suicide de son auteur durant la post-production de son film adapté d’une nouvelle de jeunesse). Comme l’aurait dit Jacques Derrida, le monument doit s’y comprendre comme « monumanque », le tombeau est immense mais vide aussi, dédié à celui qui manque, le tombeau où manque le corps de l’auteur dont la mort en vérifie radicalement l’absence. Le désespoir y est si épais, sa rengaine si constamment ressassée que l’impression s’impose d’abord à voir le film justement comme cet éléphant souverain et tranquille, comme ce pachyderme à l’intérieur duquel sont enfermés les personnages et qui serait assis sur le spectateur.
La Chine contemporaine comme éléphant tranquillement assis, dont l’assise souveraine est un monument d’immobilité qui rendrait vaines toutes les mobilités individuelles accomplies durant un seul et même journée ayant la couleur indéfinie de l’éternité.
La sortie du pachyderme
qui ne trompe pas
La passion de l’inexorable est la marque d’une inflexibilité qui frôle aussi l’asphyxie. Les constats sont aussi implacablement filés chez Wang Bing mais l’on y respire mieux parce qu’y aide l’ouverture documentaire. Mais il aura fallu peut-être en passer aussi par le blindage d’un tel caparaçon pour accéder dans l’intervalle des grandes plaques de désespoir à quelques grandes puissances de sensibilité et d’affection. Il y a en effet d’intempestives intensités, moins pathétiques que « pathiques », et dont on voudrait alors dire qu’elles ressembleraient à ces « formules de pathos » proposées par Aby Warburg et analysées par Georges Didi-Huberman. C’est notamment, au beau milieu du film, la grande « image-pathos » de l’hospice où s’aventure le militaire à la retraite y découvrant l’existence de retraités qui sont comme autant de doubles virtuels, et dont l’internement ressemblerait à une réclusion. Particulièrement pour le vieil homme qui fait les cents pas et tape à intervalle réguliers avec son pot de chambre sur la porte de sa cellule pour alerter l’infirmière qui ne vient pas que son seau hygiénique est plein depuis longtemps. La scène est bouleversante, retenue dans son expression visuelle (les cris sont lointains, le contre-jour y est très accentué), qui rappellerait sur un mode mineur et moins spectaculaire la grande séquence de l’hôpital des Harmonies Werckmeister (2000) de Béla Tàrr dont l’enseignement aura été décisif pour Hu Bo.
Et, comme la baleine du chef-d’œuvre du cinéaste hongrois, l’éléphant assis offre une image d’utopie. Comme une « image de rêve » pour Walter Benjamin ou une « image de consolation » pour Ernst Bloch. Provenant d’un lointain cirque situé dans la cité de Manzhouli, l’image de l’éléphant assis tranquillement est évoquée au tout début du film par le grand frère voyou à sa petite copine qui l’aimera encore moins quand il voudra plus tard lui faire peser la culpabilité du suicide de son ami qu’il aura trahi en couchant avec sa compagne. Et son horizon d’attente nourrit après tant d’atermoiements individuels le désir nécessaire au départ pour Manzhouli qui s’effectuera en car, en un long voyage final qui est une trajectoire collective – la première du genre, authentiquement. La trajectoire est désormais un trajet à la fois partagé par le lycéen auteur d’un homicide involontaire, l’adolescente dont l’amour platonique pour le directeur-adjoint du lycée est sanctionné par un scandale et le militaire retraité accompagné en la circonstance de sa petite-fille. C’est alors que le temps se précipite quelque peu, c’est ainsi que le temps réel reconstitué dominant la narration s’emballe pour déployer une nuit paradoxale, où l’obscur semblerait pourtant contenir des lueurs dont les promesses messianiques sont incessamment trahies par la rengaine morne du jour livide.
Dans le dernier plan de An Elephant Sitting Still, le car s’arrête au beau milieu de la nuit, d’une nuit étrangement éclairée, comme au bord d’un nouveau jour, d’un jour nouveau dont la couleur intervallaire, moins bleue que gris-vert, indiquerait peut-être qu’il ne serait pas la répétition du jour d’avant. Alors, les voyageurs sortent, s’amusent un peu en tapant sur un improbable ballon. Et puis ils cessent de bouger, sidérés par un cri d’éléphant et puis un autre venu d’ailleurs, en provenance du hors-champ. Le double barrissement final soulève le cœur, qui fait entendre après tant de tromperies l’enthousiasme vrai d’une trompe.
Le barrissement ouvrirait ainsi un espace d’avenir aux figures du bannissement. On pourrait donc trouver une issue au pachyderme dédaléen, en en sortant moins par le cul que par la trompe. L’appel en sa vocation utopique appartient aux personnages, mais malheureusement pas à leur auteur. Sa colère lui aurait imposé de demeurer tout au fond, à jamais dans le cul du tombeau où le barrissement vaut pour les autres mais pas pour soi.
13 janvier 2019