1. La place du spectateur désigne le lieu que lui aménage le film
en raison d'un être-au-monde problématisé à nouveaux frais.
« Je crois que la frustration est le ressort central de ce que nous appelons la place du spectateur. Une mise en scène constitue un spectateur en refusant de lui montrer un certain nombre de choses, en lui montrant qu'elle ne lui montre pas tout » (Jean-Louis Comolli, « Des images nous regardent. Entretien avec André S. Labarthe » in Images documentaires, « La place du spectateur », n°31, 2ème trimestre 1998, p. 21).
Pour qu'il y ait spectateur, il faut qu'un appareil (le cinéma dans son moment paradigmatique – celui de la projection cinématographique) lui assigne une place dans une configuration ménageant d'autres places possibles et il faut que cette place implique la problématisation de son rapport au monde. L'existence du spectateur induit la co-existence temporaire (réalisée dans la salle ou virtualisée devant son écran domestique) des spectateurs. A l'intersection d'une subjectivité particulière et d'un appareillage objectif inscrit dans un segment de l'économie de marché se voit déterminée la production modale d'une place à chaque fois unique (et dont l'unicité résulte précisément de ce croisement) en vertu de laquelle est expérimentée la singularité cinématographique d'être-au-monde. La place du spectateur est rien moins qu'affaire d'ontologie (être un spectateur, c'est être – voir le film et être vu par lui – plutôt que ne rien être – ne rien avoir à voir ni n'être vu) rendue à la phénoménologie d'une « inévidence du réel » comme l'appelle Fabrice Revault d'Allonnes (être un spectateur, c'est être invité à investir les écarts sensibles entre le semblant et le réel comme à considérer le hors-champ comme étant la part de l'ombre – le réel de toute image cinématographique). Là où les productions soumises aux prescriptions commerciales des industries spectaculaires réduisent cette place à la portion congrue et interchangeable d'un dispositif faisant massivement l'économie du réel, la place du spectateur garantie par un film en exigence de l'art du cinéma vaut comme attestation d'une unicité de position inscrite en rapport avec un monde représenté comme une non-totalité valant la peine d'être sentie, pensée et même affrontée. Si le spectateur est la figure privilégiée d'un mode particulier d'être-au-monde, le spectateur du film est requis pour l'épreuve d'un être-au-monde dont la représentation soutenue de l'ensemble des images visuelles et sonores projetées le pose comme lacunaire et inévident, plus complexe et troublant qu'habituellement. La place du spectateur est un lieu pour autant qu'il est un milieu, être au monde en son milieu et être au milieu pour vivre par exemple un désir deleuzien de restauration d'une croyance dans le monde. La frustration qui irrite encore tant certains spectateurs des films de Jean-Luc Godard (quand une phrase dite dans un café est recouverte par une vague sonore, autre phrase, bruit ou musique) devrait pourtant leur indiquer l'essentiel : le bruit vouant au confus le logos, en respect de la prose du monde (des bistrots) réellement vécu, institue l'interruption au nom de laquelle le spectateur est alors convoqué à restaurer à sa mesure la suite du monde.
2. La place du spectateur est mobile :
le spectateur est celui qui accepte de jouer le jeu du film
en ce qu'il l'invite à changer sans crainte de place.
« Jean-Luc Godard a ainsi énoncé la nature de ce non-lieu où s'inscrit le sujet qui voit, c'est-à-dire le spectateur : ''Pour voir, dit-il, il ne faut pas avoir peur de perdre sa place'' » (Marie-José Mondzain, Homo spectator, éd. Bayard, 2007, p. 54).
Loin des recommandations patronales stigmatisant les « risquophobes » au bénéfice des « risquophiles », le courage caractérisant le spectateur découle de la mobilité de la place aménagée par le film. La place du spectateur n'indique donc plus seulement la qualification modale d'un point réel parmi d'autres au milieu du monde, elle enveloppe aussi un non-lieu, le lieu imaginaire en raison duquel un sujet peut par projection et fiction occuper une autre position que la sienne. Rien de plus problématique, faut-il le préciser, que ces films qui ventilent la multiplicité de leurs plans au risque d'une équivalence ruineuse des places (un plan pour le bourreau et un autre pour la victime). Mais rien de plus troublant aussi que ceux qui travaillent à déstabiliser le spectateur en morcelant la supposée continuité du monde afin de faire droit au caractère entropique de la violence des armes (on pense aux gunfights des films de Sam Peckinpah). La phénoménologie (l'être-au-monde suspendu pour mieux être retrouvé via les écarts cinématographiques du sensible et du réel) se convertit ainsi en une éthique (la même qui soutient exactement Deux jours, une nuit des frères Dardenne) : ce qui arrive à l'autre me concerne, l'autre me regarde en même temps que je le vois, l'inter-position de l'écran renversé en voile diaphane d'une inter-médiation – l'autre est celui à qui arrive ce qui en imaginaire m'arrive aussi. Tantôt, ce sont les effrayants regards-caméra des films d'Alfred Hitchcock, retournant le spectateur contre lui-même, pointé des yeux comme celui qui ne peut décemment plus continuer à se leurrer en croyant jouir dans une ombre déculpabilisatrice des menus plaisirs de la pulsion scopique. Et le spectateur expérimente le sens même de la place (mouvante, angoissante) configurée par le film. Tantôt, ce sont les regards-caméra en travelling-avant des Raisins de la colère (1940) de John Ford ou en travelling latéral de Europe 51 (1951) de Roberto Rossellini qui requièrent une identification dans la souffrance montrée par-delà l'écran des différences vécues. Le bourreau dispose aussi d'un point de vue et le faire adopter au spectateur par convention de fiction, c'est tenir bon la note radicale et rude d'une impossibilité de jouir à l'endroit de la plus extrême jouissance promise : c'est Salo ou les Cent Vingt journées de Sodome (1975) de Pier Paolo Pasolini. Passer du milieu au non-lieu, c'est passer du réel d'un être-au-monde restitué dans son inévidence à l'imaginaire d'un commerce des regards et d'un partage des affects et c'est faire d'une phénoménologie une éthique : aucune autre place que celle que j'occupe au cinéma et pourtant cette place unique autorise à occuper temporairement et en imaginaire la place d'un autre, qui souffre ou échoue à jouir.
3. La place du spectateur,
c'est tenir lieu d'un écart en guise d'une prise de position
« Prendre position, c'est désirer, c'est exiger quelque chose, c'est se situer dans le présent et viser un futur. Mais tout cela n'existe que sur le fond d’une temporalité qui nous précède, nous englobe, en appelle à notre mémoire jusque dans nos tentatives d'oubli, de rupture, de nouveauté absolue » (Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position. L'œil de l'histoire, 1, éd. Minuit-coll. « Paradoxe », 2009, p. 12).
La mobilité imaginaire au principe d'une éthique de la place du spectateur implique le fondamental refus d'une assignation à résidence, ainsi que le dit bellement Marie-José Mondzain. C'est que la place du spectateur de cinéma implique une prise de position dans un espace positionnel rien moins que conflictuel. Politique est le nom caractérisant cette conflictualité et le partage du sensible proposé par une œuvre d'art cinématographique vérifie qu'il n'y a pas plus politique que l'esthétique qui la soutient. Être un spectateur, c'est être le sujet d'une expérience problématisant son être-au-monde sur un mode tout à la fois esthétique (le sensible comme accès au réel), éthique (l'autre à qui arrive ce qui pourrait arriver à moi) et politique (le scandale de la configuration du monde telle qu'elle s'impose). Occuper une place pour autant qu'elle propose paradoxalement de ne pas rester à sa place : un film, c'est le contraire de l'impératif catégorique par excellence policier (« Circulez, il n'y a rien à voir ») ; un film, c'est justement depuis ici aller voir ailleurs si l'on n'y serait pas par hasard aussi. L'émancipation symbolique du spectateur arraché des rets de la passivité posée par la métaphysique platonicienne, c'est la reconnaissance des processus de subjectivation impliqués par le travail du film (cf. Jacques Rancière, Le Spectateur émancipée, éd. La Fabrique, 2008). Lorsque le coiffeur juif joué par Charlie Chaplin prend la place du dictateur Hynkel en s'adressant directement non plus aux masses fanatisées mais à un spectateur qu'il regarde dans les yeux, il produit une politique antithétique à tout totalitarisme en réintégrant l'ennemi partisan de la lutte à mort des races supérieures et inférieures dans l'égalité d'une humanité générique. Lorsque les personnages racistes interprétés par John Wayne chez Ford et par Clint Eastwood dans ses propres films savent venir à bout du postulat inégalitaire qui les motivait jusque-là avant de s'effacer devant le divers empirique d'une mondialité créole, leur spectateur aura bel et bien changé de place, éprouvant les impasses de l'inégalité raciste pour apprécier la nécessité politique de l'égalité générique. D'un écart posé par l'unicité de la place du spectateur à la prise de position qu'elle implique en double raison d'une éthique (l'altérité reconnue depuis soi-même) et d'une politique (le partage du sensible à la fois vérifié dans l'existence des inégalités et pratiquée dans la vérification esthétique du postulat égalitaire), est avérée la puissance subjectivement constituante de l'art du cinéma. Et il y a tout lieu de prendre acte de l'urgence à affronter, depuis les films qui savent préserver la part de l'ombre, les immenses pouvoirs de destitution convoquées par des industries culturelles visant l'arithmétique particulièrement élémentaire des grands nombres, des entreprises idéologiques conformant leurs sujets en vue d'une économie désastreusement pulsionnelle et de l'inflation de nouvelles technologies audiovisuelles réduisant le sensible au langage binaire du capitalisme informationnel et communicationnel. Quand le spectateur arrive dans la salle, il cherche la bonne place grâce à laquelle il pourra regarder et apprécier le film et, cherchant sa place, il ne fait rien d'autre finalement que faire ce qu'il fait partout ailleurs dans le monde social. Ce que le film pourrait lui offrir alors, dans la conjonction d'un réel (la réinscription techniquement appareillée de son être-au-monde rappelé dans son inévidence), d'un imaginaire (avoir une place pour changer de place et se mettre à celle de l'autre en raison de l'altérité en soi) et d'un symbolique (la place oblige à une prise de position dans un monde inégalitaire et clivé), c'est moins une place attitrée qu'une invitation au dé-placement : le spectateur, un être fondamentalement dé-placé.
Le 14 mars 2015
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