Dormir peut disposer aux sortilèges retors de l’inconscient, ces forces du dehors qui remuent au dedans. Tantôt le noir du sommeil répare ce que la veille aura usé et blanchi, tantôt il en fait la critique dans la donnée d’une énigme, des gestes du somnambule aux rêves qui visitent le dormeur en s’y agrippant. Il n’en demeure pas moins que l’ensommeillement n’est pas l’endormissement. Dans le premier cas, le sommeil invite à déceler la tombe que l’on porte en soi comme une crypte et à en libérer les spectres pour qu’on les affronte sous la forme d’une explication ; dans le second, le sommeil est une trappe pour le temps qui y choit en s’y aplatissant. Le réveil n’est pas le même alors, agité de problèmes ou bien recouvert d’amnésie.
En Corée, le sommeil y divise les rêveurs en cinéma, selon que l’ensommeillement force à refonder les partitions du couple (Sleep de Jason Yu) ou alors que l’endormissement fasse le tour de quelques hypothèses afin d’avérer l’inconsistance des rêveries (Walk Up de Hong Sang-soo). Dormir en Corée inquiète la raison quand son inquiétude perd ses puissances dans la somnolence.
27 février 2024
Le cinéma de Hong Sang-soo se place sous les auspices des arts de l’attablement. Plus que le lit qui en a longtemps accueilli et bordé les attraits, la table est la surface qui s’est définitivement imposé en condition de l’écran de projection. L’attablement, plus que l’alitement. Voir un film de Hong Sang-soo, c’est en effet s’y attabler et en partager les agapes, convivialité (on rit en échangeant les banalités d’usage) et commensalité (on picore dans les plats, on se ressert quelques verres). Toujours restreintes, les collations qui ne sont jamais des banquets prêtent à collationner. On reconnaît les concordances (l’obséquiosité est un garde-fou des éraflures de la médisance), on repère les discordances (la gêne titille quand l’alcool fait son petit effet). Si l’hôtellerie est émaillée de légères hostilités, la somnolence en arrondira les angles. L’endormissement est un reposoir aux angoisses. Et quand le réveil advient, c’est en vérification que rien n’aura eu lieu – sinon le site d’un non-lieu.
Walk Up est un autre film de Hong Sang-soo où l’on tourne autour du pot. Le petit immeuble où s’établit un réalisateur de renom a l’étagement aplani par une série d’ellipses, mais les sauts dans le temps sont des marqueurs de narcolepsie que la pirouette finale retourne comme des peaux de lapin. La convivialité organisée sous la houlette de la propriétaire des lieux se grippe, les problèmes de digestion se mêlent aux fuites, les tuyaux sont bouchés. On a goûté au vin blanc et à la salade, on retourne à la viande et au soju. On partage sa vie avec une femme, on en essaie une autre qui pourrait être la même. La ronde des substituts féminins fait le pot autour duquel Walk Up aura tourné pour dérouler la petite rengaine des rêveries inconséquentes, le temps d’une pause-cigarette qui renvoie la convivialité des arts de la table à des obligations de moins en moins appréciables.
Les blancheurs surexposées de l’abstraction lyrique, qui pose le choix en horizon existentiel, s’engrise des équivalences non nécessaires. La griserie des astuces narratives, ellipses et alternatives, évanouie en fumée. Le cinéma du possible a la phobie du réel, celui qui a obligé Hong Sang-soo et Kim Min-hee à se retirer dans les quartiers de leur solitude. « Ou pas » est la devise d’un cinéma qui n’a plus gardé que le possible quand, pour ses infréquentables, le réel a rendu tout lieu inhabitable.
Jason Yu a beau avoir beaucoup appris du tournage de Parasite de Bong Joon-ho sur lequel il a été assistant, il n’en a pas retenu les manières virtuoses et ostentatoires. Si son premier long y rejoue la gamme dérangeante d’un lieu de séjour parasité par l’hostilité du dehors, c’est sur un mode minimaliste et concentré. L’appartement plus modeste qui succède à la grande maison bourgeoise est le site d’un grand chambardement pour le jeune couple qui l’occupe et attend un enfant. Les troubles du sommeil affectant le mari ouvrent la porte aux monstres de la frustration conjugale. Le film d’horreur reste toutefois cantonné à la porte, malgré l’appel d’une exorciste. L’horreur est autre en effet quand elle fait de l’inconscient du conjoint la crypte obscure de ses propres délires inavoués.
Le somnambule commence à parler dans son sommeil, puis se gratte la joue jusqu’au sang, il avale goulûment avant de s’attaquer au chien, et peut-être même à l’enfant qui vient de naître. C’est ce qu’estime sa conjointe qui finit par épouser les croyances de sa mère quand l’hypothèse de la possession démoniaque s’empare d’elle, alors que son mari sort de la clinique avec les preuves de sa guérison. La conjugalité est un foyer d’hystérie rentrée dont l’explosion, dans Sleep, se partage ainsi : si elle a pour amorce le mari et la solution qu’il lui apporte est rationnelle et scientifique, elle a pour conclusion violente son épouse dans l’adoption d’une réponse plus traditionnelle et mystique. On peut à bon droit trouver cette partition consensuelle, mais ce serait à oublier que l’on partage autant le lit conjugal que les délires de son conjoint. Les angoisses masculines et féminines sont le fruit de parasitages inconscients, les délires y sont accouplés, encryptés dans le corps de l’autre. Les hantises de la tradition familiale et des règles de voisinage, de la maternité et des difficultés professionnelle s’y mêlent alors en une furia qui exige des rituels conjuratoires pour s’en expurger.
Le rituel finalement adopté semble d’abord jouer le jeu du fantastique (la possession est attestée, faute à l’esprit frappeur d’un vieux voisin décédé), avant d’opter pour un réalisme plus intrigant que tout indécidable. L’hypothèse la plus intéressante renvoie en effet au mari qui décide d’entrer dans le délire de sa compagne et son désir d’exorcisme, et qui le fait en usant de ce qu’il sait faire le mieux, d’autant qu’il y est sous-employé – jouer le jeu en interprétant le rôle demandé, celui du démon à expulser. L’acteur en manque d’interprétation tiendrait ainsi le rôle que sa femme lui demande de jouer et ce rôle est celui de sa vie. Le fait que cette dernière utilise le matériel de projection pour lui expliquer ses raisons souligne que le cinéma est, en dernière instance, ce qui peut sauver des possessions délirantes. La nature originellement cathartique de l’interprétation y serait retrouvée.
Et, avec elle, la tragédie qui s’est jouée de l’autre côté de l’écran. Car Sleep sort en effet deux mois après le suicide de son interprète principal, Lee Sun-kyun, vu dans Parasite de Bong Joon-ho et plusieurs films de Hong Sang-soo. L’entendre à la fin retrouver le sommeil émeut avec une force que Jason Yu n’aurait jamais soupçonnée. Le dernier rôle tenu invite au sommeil et la paix des braves.