Des nouvelles du front cinématographique (108) : Rencontres internationales des cinémas arabes, deuxième ! (suite et fin)

Mahamat-Saleh Haroun : au nom du père, du fils et du cinéma

Pour Tahar

S'il est important de dire que le tchadien Mahamat-Saleh Haroun est, avec le documentaire Bye Bye Africa (1998), l'auteur du premier long-métrage de l'histoire de son pays, il ne faudrait pas pour autant réduire le cinéaste à ce statut d'exception héroïque. Car ses films, depuis son premier court-métrage Tan Koul (1991) à son dernier long-métrage en date Grigris (2013), témoignent d'une richesse cinématographique dont peuvent se réjouir les spectateurs du monde entier. Récipiendaire de nombreux prix (FESPACO de Ouagadougou, Mostra de Venise, Festival de Cannes), Mahamat-Saleh Haroun est l'auteur de films remués par le chaos des guerre civiles ou frontalières ayant déchiré un pays qu'il a dû fuir, blessé, alors qu'il n'avait pas vingt ans. La guerre est ce qui vient ici disloquer la reproduction des rapports de génération, entraînant la disparition des pères (Abouna en 2002), la vengeance des fils (Daratt – Saison sèche en 2006) ou bien encore, lorsque la guerre devient aussi économique, leur rivalité mimétique (Un homme qui crie en 2010).

 

 

Les défaillances de l'ordre patriarcal, le cinéaste en interroge les résonances jusque dans la ville de Bordeaux où il fit des études de journalisme (la comédie réalisée pour la télévision Sexe, gombo et beurre salé tourné en 2008 dans la cité bordelaise, comme l'avait été le moyen-métrage documentaire Bord' Africa en 1995). Ce sont leurs blessures qui invitent aussi à ce que se lèvent peut-être les promesses réparatrices de la fiction comme illusion nécessaire, des bobines du film dans lequel les garçons de Abouna croit reconnaître leur père disparu au mensonge final dans Daratt au nom duquel le pardon s'accomplit au lieu même d'un semblant de vengeance accompli. D'où l'engagement de Mahamat-Saleh Haroun afin que vive le cinéma, avec la restauration à N’Djamena du Normandie, la salle de cinéma dont il avait filmé les ruines dans Bye Bye Africa. Un dernier exemple de fiction sublimant les blessures patriarcales, afin que les fils s'émancipent des pères en même temps que les femmes des hommes, on le trouvera dans les danses du burkinabé Souleymane Démé dont le devenir féminin irise la nuit tchadienne de Grigris de fluorescences satinées légitimant l'attribution de deux prix pour son directeur de la photographie, Antoine Heberlé.

Abouna – Notre père (2002) : L’enfance du cinéma tchadien

Un homme prend le désert et se retourne une dernière fois en fixant d’un regard-caméra le spectateur : c’est l’ouverture du deuxième long-métrage (qui est son premier long-métrage de fiction trois ans après Bye Bye Africa) de Mahamat-Saleh Haroun et ce qui s’ouvre devant nous, c’est le désert d’une absence exemplifiée par la désertion de la figure paternelle en tant que, littéralement, elle nous regarde en regardant le cinéma lui-même. Parti dans ce désert dont la philosophe Marie-José Mondzain dit une fois qu’il a été le lieu où, aux premiers temps du christianisme, les communautés monacales appartenant à la tradition cénobitique y affrontaient des visions attestant de la puissance délirante des images, le père incarnerait donc un vide dont se soutient toute production imaginale. Et d’ailleurs n’était-il pas celui qui lisait à son fils cadet le début du Petit Prince (1943) d’Antoine de Saint-Exupéry racontant le souvenir d’enfance d’une image tirée d’un ouvrage de sciences naturelles montrant un serpent boa avaler un fauve et le désir de la reproduire en la dessinant ?

 

 

Mais si cette production imaginale s’avère impossible, c’est alors le désert de la folie qui croît comme celui dans la tête de la compagne du disparu, impuissante à devenir la spectatrice affrontant l’image de celui dont le défaut aura déstabilisé sa famille. A la différence de leur mère effondrée dans le trou noir d’une absence dont elle ne peut soutenir l’image (par exemple photographique), ses deux fils Tahir et Amine croient de leur côté halluciner dans une salle de cinéma (fictive, il n’en existait toujours pas à cette époque et la restauration du Normandie n’avait pas encore commencé) projetant Yaaba tourné en 1989 par le réalisateur burkinabé Idrissa Ouedraogo la trace de leur père disparu. Regardés par le film qu’ils étaient innocemment en train de regarder, les deux frères iront jusqu’à voler la bobine du film, comme Antoine Doinel le fit avec la photographie de l’actrice de Monika (1953) d’Ingmar Bergman dans Les Quatre cents coups (1959) de François Truffaut, afin de retrouver le photogramme témoignant que l’absent est bien vivant et susceptible un jour d’être enfin retrouvé.

 

 

Sauf que le père, séparé de ses enfants dans un hors-champ inaccessible, ne le sera pas et c’est avec ce vide d’un deuil suspendu par la possibilité qu’il ne soit pas mort et que l’illusion cinématographique comblera moins qu’elle jouera avec en posant la possibilité d’y reconnaître la trame d’une « fiction constituante » (Marie-José Mondzain), qu’il faudra apprendre alors à composer. Cette blessure que constitue la défection paternelle, c’est bien la fiction constituante du cinéma de Mahamat-Saleh Haroun tel que Abouna en expose l’enfance et qui ira se poursuivant depuis la disparition de ce père de cinéma que fut dans Kalala Hissein Djibrine (le producteur des deux premiers longs-métrages du cinéaste) jusque dans Daratt, Un homme qui crie et Grigris. Mais la faillite des pères enveloppe aussi la possibilité d’une relève de la blessure dans la contre-effectuation de l’accident pour en tirer l’événement qui soit constitutif de nouveaux processus de subjectivation parachevés par les danses du héros de Grigris.

 

 

Le motif de la blessure se déclinant en effet depuis la disparition du père jusque dans la folie de la mère avec le pied coupé et d’Amine et l’asthme qui lui sera fatal d’un côté et de l’autre l’amoureuse sourde et muette de Tahir est alors mis en regard avec le motif du lien, du yoyo du cadet à la bobine de pellicule, des cordes de guitare du musicien au fil de la machine à coudre, du serment (trahi comme il le sera à nouveau dans Grigris) fait sur le Coran à celui des amoureux mélangeant le sang coulant de leurs poignées. Jusqu’à ce lien ultime qu’est le chant maternel dont le ressouvenir par Tahir relance comme une noria la mère jusque-là engloutie au fond du puits du deuil creusé plus profond avec le décès d’Amine. Un chant ressouvenu, mais déjà une image (un poster de la mer qui soudain se met en mouvement en rappelant la fin des Quatre cent coups) en lieu et place de celle qui manque (le père dans le film), mais encore les chansons du malien Ali Farka Touré qui structurent un récit voulu comme initiatique manifestent ainsi, en préparation de Daratt, la nécessité de l’imaginaire et du symbolique afin de localiser et contenir le désert de la douleur. Au cœur du désert, l’image vaudrait alors comme oasis et celui-ci pourra légitimement s’identifier au cinéma dont, pour tous les ciné-fils que nous sommes depuis Serge Daney, notre enfance se sera abreuvée.

Daratt – saison sèche (2006) : Le pardon, au lieu même de l'impardonnable

Atim, c'est l'orphelin, celui qui souffre d'un rapport de filiation décapité par la guerre civile. Avec l'amnistie décrétée par l’État au bénéfice des criminels de guerre (mais cette amnéstie n'ayant pas réellement eu lieu, le film apparaît à ce titre comme un film d'anticipation), aura été ensuite instituée une amnésie au nom de laquelle l'oubli des crimes d'hier enveloppe la paix d'aujourd'hui du brouillard farineux d'une justice spectrale parce qu'elle n'a pas eu lieu. Comme nous l'apprennent l'Ancien testament, la tragédie grecque ainsi que le western hollywoodien, la justice dans l'outrepassement du droit peut particulièrement motiver un désir de vengeance dans la répétition mimétique des expéditions punitives, le fantasme d'une juste liquidation de la dette avec le sang versé induisant la multiplication des trous creusés par le réel de la mort infligée. Pourtant, Atim devra par obligation familiale se plier à la règle ancestrale de la vengeance en partant pour N'Djamena retrouver le criminel de guerre ayant assassiné son père.

 

 

Avec Daratt – saison sèche récompensé en 2006 d'un Prix spécial du Jury à la Mostra de Venise, Mahamat-Saleh Haroun a réalisé l'un des plus beaux films contemporains, équidistant du Fils (2002) de Luc et Jean-Pierre Dardenne et Gran Torino (2009) de Clint Eastwood, en ce qu'il concerne la cécité mimétique de la vengeance tout autant que son suspens au nom du recours nécessaire au symbolique. Daratt bouleverse déjà parce qu'il articule sa scène tragique sur un sens du découpage des plans et des couleurs digne des papiers découpés de Matisse. Daratt bouleverse aussi parce que la triangulation symbolique où prend place Atim vectorise le caractère boiteux de la figure du patriarche. Parce qu'un père a été assassiné, parce qu'un grand-père est aveugle et parce que l'assassin présumé (Youssouf Djaoro, qui jouera une autre figure de père dans Un homme qui crie) dispose d'une voix de synthèse après avoir eu la gorge tranchée.

 

 

Avant que les boitements ne soient contre-effectués dans l'art de la danse et de la boiterie du héros éponyme de Grigris, ils frappent ici des hommes rappelés à un impouvoir fondamental en regard duquel pourra s'affirmer la puissance éthique d'un fils qui le serait alors triplement. Pour son père assassiné bien sûr, mais aussi pour son grand-père qui déplace sur lui la demande d'un deuil impossible, mais encore pour le criminel de guerre devenu boulanger qui le prend sous son aile sans savoir quelle mission vengeresse il est censée accomplir. Daratt bouleverse encore parce qu'il fait des gestes du travail la promesse pratique d'une civilité sauvant des réflexes pulsionnels et des archaïsmes de la vengeance. Après la menuiserie dans le film des Dardenne, la fabrication du pain expose dans le film de Mahamat-Saleh Haroun le principe élémentaire d'une transformation pas simplement technique et pratique de la matière manipulée, mais engage aussi la formation symbolique du bois ou de la pâte dont sont faits les travailleurs. Au point le plus haut de la tension narrative, fulgure alors le moment d'un nouage entre deux réalités antithétiques.

 

 

Eclair digne du kaïros grec, la décision finalement prise par Atim propose la résolution dialectique d'une opposition a priori irréductible. En tirant en l'air, il préserve la vie du sujet visé par la vengeance tout en entretenant pour le grand-père l'illusion de son accomplissement (illusion consentie par ce dernier si l'on accepte qu'il sache entendre la différence entre un coup de feu tiré en l'air et un autre tiré à bout portant sur un corps). En accordant le pardon à l'homme rendu coupable de l'impardonnable, Atim aura su en relever le caractère impossible, littéralement réel. Atim désobéissant au commandement de son grand-père qui lui avait donné mandat de tuer au nom du grand récit de la vengeance mythique, Atim démissionnaire comme dans la lecture du personnage éponyme de Hamlet donnée par Luc Dardenne notant : « Ne pas faire récit, ne pas entrer dans l'histoire, démissionner de sa mission, sortir du jeu infernal de l'intrigue, pouvoir être enfin hors intrigue, commencer une autre vie, nouvelle, vraiment nouvelle, et pour cela ne pas être » (in Au dos de nos images 1991-2005 , éd. Seuill-coll. « essais », 2008 [2005 pour la première édition], p. 83).

 

 

Et en enveloppant le pardon des puissances du faux, le héros offre à son grand-père la promesse d'en comprendre aussi, aujourd'hui ou bien plus tard, les conséquences réelles. Alors, comme Gran Torino, Daratt aura puissamment attesté de la nécessité civilisationnelle de la fiction, notamment en ceci qu'elle autorise la déconnexion symbolique des imaginaires du sang versé de l'obligation du passage à l'acte.

Kalala (2005) et Expectations (2008) : Traversées du désert

Les films ont beau jeu d’affirmer leurs différences formelles (Kalala est un moyen-métrage documentaire, Expectations un court-métrage de fiction), c’est dans le jeu de leurs différences mêmes que s’atteste un geste cinématographique commun dont la puissance créative est justement soucieuse de s’affirmer dans son écartement productif. Situés dans l’intervalle de la réalisation de longs-métrages plus connus (Kalala a été tourné trois ans après Abouna et un an avant Daratt – saison sèche quand Expectations l’a été entre ce dernier et Un homme qui crie), les deux films en question font de leurs dissemblances mêmes la possibilité d’envisager quelques motifs essentiels dont le partage assure à l’œuvre entière sa pleine cohérence esthétique. Certes, ce qui frappe d’emblée appartient à la singularité de films produits et réalisés dans des contextes bien spécifiques. Alors que Kalala se veut le journal filmé en vidéo à la première personne du singulier consacré au deuil de la figure de Hissein Djibrine, le producteur des deux premiers longs-métrages du cinéaste tchadien qui est décédé en juillet 2003, Expectations qui a été produit dans le cadre du Jeonju Digital Project (l’unité de production de courts-métrages du festival de cinéma de Jeonju initié en Corée du sud depuis 2000) raconte la tentative avortée de Moussa de traverser le désert faisant obstacle à son parcours migratoire.

 

 

Entre la forme relativement classique du documentaire (voix-off du narrateur expliquant les enjeux personnels de son film, entretiens avec des témoins ayant connu le défunt à l’instar du réalisateur Issa Serge Coelo, utilisation d’images d’archives) et le formalisme caractérisant la fiction (raréfaction des dialogues et ténuité d’un récit ramené à l’essentiel, longueur des prises et stylisation dans l’utilisation des espaces et des cadrages qui les mettent en valeur), ce serait une semblable hantise pour des figures dont l’existence s’avère en lisière désertique de l’absence et de la présence, en bordure de ce qui se sait et se tait.

 

 

Ainsi, les plans vides témoignant de l’empreinte du défunt rebondissent dans Kalala avec la surexposition d’images d’archives de sa présence généreuse quand Moussa (Youssouf Djaoro, génial) revenu du désert blanc s’enferme dans un silence anomique que ses proches sont incapables de percer et qui répond autant à la voix synthétique de l’homme à la gorge tranchée de Daratt qu’au souffle affaibli du père malade de Grigris. C’est au fond le désert dans tous ses états que filme Mahamat-Saleh Haroun, désert que l’absence de l’être cher (parce qu’il est mort ou silencieux) fait croître dans le monde des vivants et qui trouve à se prolonger dans ces espaces aveugles que recouvrent l’impossibilité de dire la maladie ayant emporté le défunt (le SIDA, les difficultés matérielles à en soigner les victimes et le tabou qu’il représente dans une société à la fois marquée par la religion et le virilisme) comme l’impuissance à exprimer le désastre ressenti d’un échec migratoire (qui se double aussi d’un poids de culpabilité sociale).

 

 

La claudication de Moussa, préfigurant les boiteries du personnage éponyme de Grigris, se reconnaîtra aussi dans Kalala (qui comme Grigris est un surnom) exposant avec la mutilation symboliquement perpétrée par la mort de l’ami la place d’exception occupée par celui dont la maladie fut gardée secrète. Mais la ligne de défection des figures paternelles (et celle de Kalala, producteur de Bye Bye Africa, renouvellerait le constat de l’état catastrophique du cinéma au Tchad) se déroule aussi en ligne de trahison qui relie les héros de Daratt, Un homme qui crie et Grigris et au nom de laquelle le traître (du secret de Kalala trahi par le cinéaste au silence du migrant dont l’échec afflige ses proches) est celui qui peut faire exception à l’ordinaire des arrangements sociaux. Alors, le désert peut se repeupler avec les enfants se multipliant dans la dernière séquence de Kalala ou il peut déboucher sur un imprévisible oasis lors du versement des larmes se substituant à la fin de Expectations à l’écoulement urinaire dans le désert puis le tarissement du sperme. Après la saison sèche de la défaite d’une certaine masculinité, la saison des pluies peut commencer.

Un homme qui crie (2010) : De l'abandon au pardon

« (…) car la vie n'est pas un spectacle, car une mer de douleurs n'est pas un proscenium, car un homme qui crie n'est pas un ours qui danse » (Aimé Césaire, Cahier d'un retour au pays natal, éd. Présence africaine, 1983, p. 22). Ces vers ont inspiré le cinquième long métrage de Mahamat-Saleh Haroun qui – ce fut l'autre événement du Festival de Cannes de 2010 avec la remise de la Palme d'or à Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures du thaïlandais Apichatpong Weerasethakulest le premier film tchadien à bénéficier d'une sélection officielle au Festival de Cannes (et à empocher dans la foulée le Prix du Jury). Les pères manquaient physiquement, avec Abouna  puis Daratt – saison sèche. Ils font cette fois-ci défaut moralement et c'est le même acteur, Youssouf Djaoro, qui, après avoir interprété l'assassin du père du héros de Daratt, incarne ici le père profitant de l'incorporation militaire de son fils pour préserver sa place de maître-nageur dans un hôtel pour touristes occidentaux de N'Djamena.

 

 

Un homme qui crie instaure alors une perspective différente à partir d'une problématique insistante : entre les pères et les fils se jouent des relations innervées par les motifs immémoriaux de l'abandon et du pardon (autrement dit par les paradoxes du don). Certes, Un homme qui crie commence dans le sillage du Dernier des hommes (1924) de Friedrich W. Murnau qui racontait l'histoire du déclassement d'un portier d'hôtel finissant comme agent d'entretien des toilettes. Mais le film brouille un semblable récit en le reconfigurant à partir de la différence symbolique des positions respectivement occupées par un père et son fils. Alors qu'un fils gagne contre son père la lutte des places initiée par la course mondiale à la rentabilité du capital, son père profite des règles de l'incorporation militaire pour lui récupérer sa place perdue en le laissant se faire enrôler dans la guerre civile.

 

 

« Pas de nouvelle place (le travail se raréfie) et donc lutte à mort pour les places existantes et déjà occupées. D'abord on désire la place et ensuite, ne pouvant l'obtenir parce qu'elle est occupée, on désire supprimer l'occupant » : dans la Wallonie de Luc Dardenne ( Précisément ici, la rivalité mimétique et l'imitation rivalitaire auront donné deux guerres dont les vainqueurs (tantôt le fils, tantôt le père) sont mutuellement les perdants, ruinant la réciprocité des responsabilités paternelles et filiales. L'effort d'Adam pour arracher Abdel de son embrigadement et l'emmener au bord du fleuve près duquel il expirera vaudra alors pour instruire, après l'abandon, un double pardon : pardon du fils envers le père trahi au nom de la guerre économique, pardon du père envers son fils trahi au profit de la guerre civile. C'est la surface immémoriale du fleuve, ultime actualisation des miroitements structurant formellement le film, qui finira par délivrer des passions rivalitaires, comme plus généralement du patriarcat sous toutes ses formes (de l'État au père en passant par Dieu et les seigneurs de la guerre).

 

 

Abdel mort et Adam s'enfonçant dans le dernier plan du film dans la même eau amniotique que le cadavre de son fils, restent deux femmes (l'épouse du père, la compagne enceinte du fils) qui élèveront un enfant à l'écart des représentations patriarcales. Sortir de la piscine, c'est ouvrir un nouvel espace utopique où le meurtre (indirect car symbolique) du père ne serait plus payé ou contrebalancé par le meurtre (indirect mais réel) du fils. C'est envisager un monde au sein duquel la scène primitive d'Abraham sacrifiant Isaac serait abolie, un monde symboliquement préservé du cannibalisme saturnien affolant les pères et du schéma œdipien tenaillant le ventre des fils. Un univers sans vengeance ni crise mimétique où les pères et les fils seraient, plutôt que des concurrents ou des maîtres et des esclaves, des égaux qui auraient enfin cessé d'être des ours qui dansent comme des hommes qui crient.

Grigris (2013) : Le corps intermédiaire par excellence

Mahamat-Saleh Haroun voulait raconter une histoire de trafiquants d'essence fuyant la police dans les rues nocturnes de N'Djamena. Et il savait qu'il allait en conséquence jouer avec les codes appartenant au film de genre, particulièrement le film noir, tout en sachant devoir éviter les clichés qui lui sont propres. Ce qu'en revanche il ignorait, c'est comment en 2011 la rencontre décisive à Ouagadougou avec Souleymane Démé, un danseur professionnel handicapé de la jambe gauche, allait remarquablement transfigurer son projet. Sixième long-métrage de son auteur (si l'on inclut son documentaire Bye Bye Africa et le téléfilm Sexe, gombos et beurre salé), Grigris est un film enthousiasmant parce qu'il est électrisé par l'extraordinaire énergie dégagée par le corps singulier de son interprète.

 

 

Au point même de donner l'impression que le désir de fiction du cinéaste découlerait secondairement d'un être rencontré dans le réel et irradiant une force documentaire peu commune. Ce corps peut-être atteint de poliomyélite, contractant les paradoxes de la faiblesse (sa jambe gauche semble dépourvue de muscles) et de la force (son torse et ses bras finement musculeux et nervurés), allégoriserait idéalement la situation d'un peuple certes blessé par de longues années de guerre mais toujours debout, claudiquant certes mais persévérant. L'art poétique de Grigris déroulerait ainsi des danses du corps réel le fil des mensonges du corps fictionnel, la souplesse caoutchouteuse du premier corps se prolongeant dans les calculs reptiliens et les boiteries du second. Puisque Grigris est en effet un corps boiteux dont les boiteries ne sont pas simplement physiques mais aussi tactiques (ce qu'il partage avec le personnage de Monsieur Oscar dans Holy Motors de Leos Carax en 2012), il s'agira alors moins de promouvoir la danse comme résilience que de faire de ce personnage de faux innocent et de vrai roublard le héros ambivalent d'une fiction subtile faisant logiquement suite à Abouna, Daratt et Un homme qui crie.

 

 

Autrement dit, Grigris est un garçon qui relève l'accident effectif en le contre-effectuant, préférant être le fils des événements plutôt que de ses parents et qui, après avoir trompé son patron pour un autre au nom d'un père adoptif malade qu'il va devoir abandonner afin d'échapper aux mains des hommes qu'il a grugés, quitte N'Djamena en compagnie de la prostituée Mimi, son double mimétique (puisqu'elle est en effet une paria compensant sa condition stigmatisée de métisse prostituée en usant de leurres sous forme d'accessoires postiches). Il faut dire ici à quel point Grigris est d'une très grande beauté plastique, Mahamat-Saleh Haroun s'affirmant comme un très grand coloriste. L'image est sublime, d'une brillance satinée à couper le souffle, notamment lors des séquences nocturnes. Le film témoigne ainsi d'une créativité dans la caractérisation ambivalente de son personnage comme dans l'exposition des paradoxes plastiques de son corps, dans le rendu sensuel et coloré du sensible comme dans les constantes inventions de raccord et de mise en scène.

 

 

La conclusion résolument féministe de Grigris induit enfin la transfiguration définitive du film noir en allégorie affirmant le passage de la trahison individuelle en refondation collective, les fils devant devenir les enfants de l'événement afin de consacrer contre le pouvoir patriarcal la puissance féminine. Et c'est bien pourquoi il fallait pour assurer l'incarnation singulière de cette transition allégorique le corps intermédiaire par excellence. Celui du danseur extrayant de l'accident dont il porte effectivement les marques documentaires l'événement poétique d'un devenir féminin dont la plasticité et l'élasticité rebondissantes entraînent le triomphe dansant de la vie.

Et dire que l'on a raté dans la section Jeunes talents le très vivement apprécié Chantier A des franco-algériens Tarek Sami, Lucie Dèche et Karim Loualiche, ainsi que dans la section A la une les films Mohammad sauvé des eaux de la franco-égyptienne Safaa Fathy et Rags and Tatters de l'égyptien Ahmad Abdalla. Concernant la section Un critique, deux regards, la mise en rapport proposée par Farouk Ardam Bey de Fallega 2011 – Chandelles à la Kasba avec Le Droit à la parole réalisé dans le sillage de Mai 68 par le collectif ARC, Michel Andrieu et Jacques Kébadian aura souhaité vérifier, à partir du registre de la production politique des discours et des subjectivités, la proximité de deux processus révolutionnaires distincts et séparés de part et d'autre de la Méditerranée par plus de quatre décennies. Pareillement, la confrontation conçue dans la même section par Luc Joulé de films arabes (Light Horizon de la syrienne Randa Maddah et A Walk in a Gray Sun de l'égyptienne Mona Lotfy) et chinois (Under Construction de Zhenchen Liu en 2007 et Attente de Peng Tao en 2008) aura voulu rendre compte des homologies structurales entre des formes d'habitation et d'urbanisation formellement éloignées cette fois-ci dans l'espace.

 

 

L'espace, le temps : les Rencontres internationales des cinémas arabes auront effectivement exposé au regard du spectateur des propositions particulièrement audacieuses en ce domaine où l'événement politique de l'irruption populaire (lire la recension des livres d'Alain Badiou et Toni Negri sur le sujet) comme la souveraineté militaire des États en guerre (à l'intérieur comme à l'extérieur des frontières nationales) font et défont l'histoire et la géographie.

 

 

Qu'il s'agisse des Jours d'avant de Karim Moussaoui qui indexe sa représentation sensible du début de la « décennie noire » algérienne sur une double perspective subjective faisant fuir l'adolescence de cette époque dans une profondeur de champ tragique en laquelle cette adolescence-ci ressemble à toutes les autres vivant en France ou aux États-Unis.

 

 

Qu'il s'agisse encore de Light Horizon de Randa Maddah ou de Une journée en 1959 du libanais Nadim Tabet qui, pour le premier court-métrage, creuse l'espace-temps du présent de l'occupation israélienne du Golan syrien afin d'attester, en bout de perspective, de la préoccupation utopique du temps de l'après de l'occupation ou qui, pour le second, brouille esthétiquement les marqueurs temporels afin de faire d'un cinéma qui n'a pas eu lieu le fondement d'archives rêvées consacrant l'impossibilité de l'indolence et de la frivolité pour ce chantier perpétuel que le Liban ne cesse pas d'être.

 

 

Qu'il s'agisse enfin de la puissance architectonique de Revolution Zendj de l'algérien Tariq Teguia qui aura su inscrire, depuis le désert inauguré par l'interruption du nom communiste et la trahison de la société des camarades rêvée par Walt Whitman par l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, autant d'oasis disséminés comme les points d'une constellation fragile fourbissant la carte sans légende de ce qui, certes, n'existe pas (à l'exemple des monstres légendaires) mais vaut en fait comme ce plan de consistance porteur d'idéalités (le communisme, l'anarchisme, la grande nation arabe) au nom duquel l'existence, promise au lyrique, ne s'identifierait dès lors plus seulement à la subsistance.

 

 

Quant à la possibilité de considérer presque entièrement l’œuvre magistrale du cousin tchadien Mahamat-Saleh Haroun, l'occasion nous était donnée de vérifier à nouveau qu'il est tout simplement l'un des plus grands cinéastes en activité. Quand on songe que le Tchad est considéré comme le berceau de l'humanité depuis la découverte de Toumaï (un crâne vieux de sept millions d'années permettant de situer la divergence historique entre les chimpanzés et les hominidés), on comprend pourquoi ce cinéma-là possède la dimension mythologique des tragédies grecques et des grands westerns classiques hollywoodiens, lui qui sait restituer, au lieu même de situations particulièrement localisées dans un pays ravagé par plusieurs conflits armés (guerre avec le Congo puis la Libye durant les années 1980 sous Hissène Habré, guerre civile durant les années 2000 sous Idriss Déby, accrochages en bordure du Soudan depuis), le fondement archéologique ou généalogique des grands récits mythiques (vengeance et rivalité mimétique, trahison des pères à l'égard des fils ou des fils à l'égard des pères) partagés par les civilisations des religions du Livre. Dans le miroir des films du Tchadien, nos archaïsmes universels hérités du socle vétéro-testamentaire unissant les trois monothéismes et leur sécularisation inachevée.

 

 

Dans les meilleurs films sélectionnés pour les Rencontres (comme ces dernières années au Cinéma du réel ou aux États généraux du film documentaire de Lussas), quelques signes mémorables auront ainsi été émis, non dans l'affirmation culturaliste d'une altérité identitaire mais dans l'exposition philosophique de cet « entre nous » dont Jean-Luc Nancy dit dans Être singulier pluriel (éd. Galilée, 1996) qu'il fonde essentiellement (et même dans une forme de « co-essentialité » originaire ou « co-originarité ») notre être (comme « être-avec»).

 

 

 

Pour lire la première partie, cliquer ici.

 

 

Jeudi 17 avril 2014


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