Pour reprendre une distinction qui nous est chère, on pourrait dire qu'il existe deux sortes de documentaristes, les autoritaires et les libertaires. Les premiers considèrent le documentaire de manière instrumentale, comme un moyen efficace de transmission d'un message, et le spectateur est alors seulement requis pour valider un discours énoncé dans le seul but de le convaincre. Les seconds préfèrent dégager du réel les matériaux sonores et visuels permettant de constituer un regard critique sur celui-là. Dans ce cas, le spectateur est sollicité pour penser les formes sensibles qui introduisent face à l'existant une visibilité qui le problématise. Alors que les documentaristes autoritaires font la leçon, et demandent à leur spectateur d'acquiescer passivement, les documentaristes libertaires ne prescrivent rien, et privilégient au contraire le questionnement devant lequel tout un chacun doit apporter ses propres réponses, résultat des réflexions que l'agencement de sons et d'images dont est concrètement fait le film documentaire aura su impulser. Schématiquement, les documentaristes autoritaires imposent leur discours et ainsi pensent à la place de leurs spectateurs, car ils croient savoir ce qui est bon pour eux, et ce qui vaut d'être compris par eux. Les documentaristes libertaires considèrent plutôt leurs films comme des propositions devant appeler des (prises de) positions de leurs spectateurs. Michael Moore et Pierre Carles font partie du premier groupe, Raymond Depardon et Frederick Wiseman appartiennent au second. On voit tout de suite que les libertaires, qui sont de vrais démocrates, relèvent de la seconde catégorie, car ils ont bien compris qu'enregistrer un son ou une image n'appelle pas l'imposition de certitudes indiscutables, mais au contraire requiert des individus à qui les sons et les images sont destinés qu'ils doivent apprendre, seuls, à se débrouiller avec, c'est-à-dire qu'ils doivent apprendre à penser. Parce que la pensée ne consiste pas à identifier le monde avec ses formes connues, mais à créer une division entre le monde tel qu'on croit qu'il est, et le monde tel qu'on ne l'avait jamais vu de cette façon-là. Les libertaires sont des artistes, pendant que les autoritaires ne font que de la communication. Communiquer, c'est-à-dire relayer des opinions, c'est bien, mais cela reste consensuel. Créer, soit produire les formes qui esthétiquement interrompent notre rapport habituel à l'existant, c'est mieux, car c'est déjà politique.
Le cinéma de Frederick Wiseman, qui représente le pendant documentaire des films de fiction du cinéaste Otto Preminger, témoigne d'un souci constant de rendre cinématographiquement objectif des mondes institutionnels dont la réalité n'est souvent appréhendée que de manière fragmentaire, y compris par ses acteurs eux-mêmes. Cette mise en objectivation autorise forcément le spectateur à découvrir ce que ses seuls yeux et oreilles ne pourront jamais lui donner. Et plus que des informations, ce que livrent le magnétophone et la caméra du documentariste, ce sont les formes et les signes qui ouvrent notre perception incomplète ou seulement empirique des institutions sur leur fonctionnement structural. Ces monde clos sur eux-mêmes, tout à la fois indépendants et interdépendants, quadrillés de rapports sociaux qui sont conformés en fonction des prescriptions institutionnelles, sont révélés dans leur être même, tel qu'ils ne peuvent être appréhendables dans leur totalité systémique que par le regard du cinéaste. C'est la premier grand intérêt esthétique du travail documentaire de Frederick Wiseman : celui de reconstituer cinématographiquement une institution dont la totalité échappe tant à ses acteurs qu'à ses usagers habituels. Considérons les séries réalisées par Frederick Wiseman. Il y a les séries consacrées aux institutions judiciaires (le commissariat de Kansas City de Law and Order en 1969, le tribunal pour mineurs de Memphis dans Juvenile Court en 1973, les cours de justice où se règle la question des violences domestiques dans Domestic Violence 2 en 2002, le Parlement d'Idaho où s'élaborent les lois de State Legislature en 2007), militaires (le 16ème bataillon de Kentucky de Basic Training en 1971, les résidents militaires et civils étasuniens situés à Panama dans Canal zone en 1977, le détachement de militaires étasuniens dans le Sinaï dans Sinai Field Mission en 1978, les manoeuvres étasuniennes de l'OTAN en Allemagne de l'ouest dans Manoeuvre en 1979, le lancement des missiles par les officiers du Strategic Air Command dans Missile en 1987), médicales (l'hôpital pour malades mentaux criminels du Massachussetts dans Titicut Follies en 1967 - le premier long métrage du documentariste interdit de diffusion aux Etats-Unis pendant 24 ans -, le Metropolitan Hospital de New York dans Hospital en 1970, un centre d'apprentissage pour handicapés situé en Alabama dans Adjustment and Work en 1986, suivi d'une trilogie tournée au même endroit et la même année, Blind, Deaf, et Multi-handicapped, le service des soins intensifs dans un hôpital de Boston dans Near Deaf en 1989), scolaires (l'école supérieure de Philadelphie dans High School en 1968, le lycée pilote de Spanish Harlem à New York dans High School II en 1994). Il y a également d'autres séries, celle concernant les rapports que les sociétés humaines entretiennent avec les animaux (le centre de recherche sur les singes d'Atlanta en Géorgie dans Primate en 1975, l'élevage industriel de boeufs dans une entreprise du Colorado dans Meat en 1976, le champ de courses de chevaux de Belmont dans Racetrack en 1985, le zoo de Miami dans Zoo en 1992), et, entre autres encore, celle traitant des institutions culturelles (l'American Ballet Theater de New York dans Ballet en 1995, la Comédie-Française dans La Comédie-Française ou l'amour joué en 1996, et désormais l'Opéra-Garnier dans La Danse. Le ballet de l'Opéra de Paris en 2009).
Frederick Wiseman a commencé sa carrière professionnelle en enseignant le droit à Harvard et à l'université de Boston, et il avait d'ailleurs l'habitude d'emmener ses élèves dans les institutions
sur lesquelles ils travaillaient afin de se coltiner avec leur réalité. Il a décidé de rompre avec le monde universitaire pour se lancer dans l'aventure cinématographique en produisant le
troisième film de Shirley Clarke, The Cool World en 1963, mixte original de documentaire et de fiction consacré à des jeunes délinquants de Harlem qui témoigne déjà de préoccupations
sociales qui trouveront à se prolonger dans la mise en place d'une association d'aide sociale fondée en 1966, l'Organization for Social and Technical Innovation, qui cessera ses activités en
1973. En 1970, il crée sa propre société de production, Zipporah Films, et accède à une autonomie quasi-complète en termes de liberté de filmer que seules les contraintes institutionnelles
peuvent arriver à limiter (il y aurait, semble-t-il, un traitement juridique en cours au sujet de The Garden tourné en 2004 et concernant une salle polyvalente célèbre de Manhattan). La
plupart de ses films ont été diffusés sur la chaîne de télévision publique new-yorkaise WNET appartenant au réseau PBS. Son style factuel et neutre, influencé par les grands documentaristes
étasuniens de l'époque, les frères Albert et David Maysles, D. A. Pennebaker, Robert Drew et Richard Leacock, repose ainsi sur une méthode de tournage constituée dès son premier long
métrage, et qui ne variera quasiment plus par la suite, tant elle lui permet de rompre avec les représentations dominantes et les limitations intrinsèques à tout regard subjectif. Ainsi,
Frederick Wiseman n'emploie ni voix-off qui déterminerait unilatéralement le sens des images, ni musiques illustratives. Ses films ne proposent aucune interview. Il passe beaucoup de temps à
filmer les acteurs des institutions, moins pour tout savoir d'eux, que pour les habituer à son projet documentaire dont les conditions de production reposent sur une économie légère (la pellicule
16 mm. a souvent été employée par le cinéaste) qui ne doit justement pas gêner pas leurs interactions. Ses tournages durent en général entre quatre et douze semaines afin d'obtenir des centaines
d'heures de rushes dont résulteront plusieurs mois (voire une année) de montage. Ses films sont souvent longs (Juvenile Court est son premier long métrage à dépasser les deux
heures, durant 140 minutes ; Near Death dure presque six heures). Et y domine la technique du plan-séquence qui permet de capter dans la durée le jeu des interactions filmées.
Si Frederick Wiseman dit se défendre de toute ambition sociologique, ses films sont souvent utilisés par des enseignants-chercheurs en sociologie dans leurs cours ou leurs travaux. On a également
fait remarquer que son "geste documentaire" (Patrick Leboutte) pouvait être rapproché des méthodes sociologiques et des principes théoriques de la deuxième école de Chicago dont
sont issus Howard S. Becker et Erving Goffman, deux sociologues qui ont travaillé sur les institutions (le premier concernant "les monde de l'art", le second sur cette "institution
totale" qu'est l'asile). D'une part, la socioanalyse des institutions envisagées comme des systèmes structurant un tissu de relations sociales, et dotés d'une stabilité temporelle comme
d'une légitimité reposant autant sur cette durée que sur son caractère traditionnel ou légal-rationnel (pour reprendre la terminologie du sociologue Max Weber), d'autre part le privilège de
l'interactionnisme (G. H. Mead) misant sur une approche compréhensive (plutôt qu'explicative) et pragmatiste de l'agir interindividuel et de ses cadres interprétatifs, enfin la méthode de
"l'observation participante" introduite par Bronislaw Malinowski et décrite par Alain Touraine comme "la compréhension de l'autre dans le partage d'une condition commune", sont
effectivement présents dans toute l’œuvre du documentariste. On pourrait même mettre en rapport les choix formels de Frederick Wiseman et les orientations sociologiques défendues par la deuxième
École de Chicago : le plan-séquence rend compte dans les interactions filmées de la dynamique symbolique qui les détermine ; le refus du commentaire et de la musique off accomplit une approche
compréhensive au coeur de l'action privilégiée par l'interactionnisme ; la durée du tournage et l'utilisation d'un matériel léger autorisent une observation participante qui rend compte au dedans
de l'institution filmée des relations qui s'y jouent, et que ne dérange pas un dispositif auquel se sont habitués les acteurs institutionnels ; la longueur des métrages supportés par des
centaines d'heures de filmage marque un souci pour la durée connexe du temps long sur lequel s'appuient les institutions analysées ; enfin la durée du montage nécessitant plusieurs mois de
travail permet d'objectiver tant la force structurale des mondes institutionnels que de dégager la dynamique sociale et symbolique innervant l'agir interindividuel qu'ils abritent. On dira au
final que le geste documentaire promu par Frederick Wiseman relève moins à proprement parler d'une sociologie (parce que ses films n'énoncent aucun discours normatif ou prescriptif) que d'une
sociographie cinématographique des institutions, c'est-à-dire d'un travail de mise en forme de signes sonores et visuels rendant compte des rapports sociaux tels qu'ils sont conformés par le
monde institutionnel et la discipline des corps qu'il impose.
Est-ce que La Danse apporte quelque chose de plus à une œuvre d'ores et déjà remarquable ? On a vu que ce film représente le troisième terme d'un triptyque inauguré avec Ballet et continué avec La Comédie-Française. Triptyque dont l'objet est la production artistique (l'art chorégraphique pour les premier et troisième films, le théâtre pour le deuxième) telle qu'elle est autorisée par l'institution dont la fonction est d'en assurer la réussite. On a compris que c'est le deuxième film français de Frederick Wiseman (co-produit par l'Opéra de Paris, le CNC et le studio national des arts contemporains Le Fresnoy), et le deuxième également consacré à une passion du cinéaste, la danse classique. On peut déjà jouer au jeu des différences entre ces trois films plutôt proches a priori. Par rapport à Ballet, La Danse montre un monde institutionnel dont le partage des places et positions est fortement hiérarchisé (l'auteur parle même de "castes" dans le dossier de presse), comme si la France, pays des révolutions et de l'égalité, favorisait bien moins la mobilité sociale que la new-yorkaise American Ballet Theater. En regard de La Comédie-Française, on se rend compte a posteriori que le monde du théâtre est un véritable champ de conflictualité avec ses clans en lutte pour le partage du pouvoir, alors que celui de la danse est administré sur la base d'une verticalité hiérarchique incontestable. Brigitte Lefèvre, la directrice artistique de la danse à l'Opéra de Paris, est cette administratrice qui occupe une fonction centrale et hégémonique à partir de laquelle s'organise comme en cercles concentriques le reste de l'institution. Deux séquences proposent la métaphore de cet espace social : un apiculteur s'affairant sur les hauteurs du Palais Garnier, et la directrice qui explique à une jeune danseuse qu'elle doit faire son miel de tout ce qui se passe autour d'elle, aident aisément à formuler la comparaison entre l'Opéra de Paris et une ruche, avec sa reine, ses alvéoles (les salles de répétion et de spectacle), ses ouvrières (les danseuses et les danseurs), ses faux-bourdons (la cohorte de maîtres et d'administrateurs qui bourdonnent autour de Brigitte Lefèvre), et son miel (les représentations de Casse-Noisette de Tchaïkovski, Roméo et Juliette de Hector Berlioz, Orphée et Eurydice de Pina Bausch, Le Songe de Médée, etc.) Le film de Frederick Wiseman peut-il se réduire à une métaphore, somme toute classique pour ce type d'institution ? Non, et on va comprendre pourquoi maintenant.
Pendant 160 minutes, le documentariste engrange suffisamment d'images et de sons pour rendre compte de la totalité d'une institution, des toits aux souterrains, du corps de ballet aux premiers danseurs en passant par les étoiles, des salles de répétition aux salles de spectacle, des salons de l'administration aux salles de réception mondaine, des "petits rats" aux techniciens, des chorégraphes aux agents d'entretien, des décorateurs aux costumiers, des musiciens aux artisans, de la représentation scénique à ces coulisses. C'est un monde preque en soi qu'il filme, et la logique de celui-ci n'apparaît que dans les interstices des plans (et les escaliers ou les lieux déserts représentent ces plans de coupe assurant la transition entre la séquence précédente et la séquence suivante), c'est-à-dire au montage. C'est d'abord une extrême division sociale du travail valorisant le travail artistique au détriment des autres travaux qui lui sont pourtant nécessaires, et dont le regard égalitaire du documentariste ne fait pas l'économie. Mais son film insiste surtout sur ce que produit une pareille institution, sur la discipline des corps qu'elle requiert. Et l'Opéra est une extraordinaire fabrique sociale de corps. "La construction sociale du corps" (Christine Detrez, éd. Seuil, 2002) est le principe d'orientation esthétique générale de toute l'oeuvre wisemanienne, et il l'est à un niveau quintessencié dans La Danse. Là où la perception dominante des objets de l'art s'inscrit dans ce que Pierre Bourdieu appelait une forme de "magie sociale" qui fait oublier les conditions matérielles de production d'objets, de sujets ou de représentations artistiques habituellement considérées comme sortis ex nihilo, Frederick Wiseman dispose de trois façons de toucher le nerf de la production sociale des corps de danseurs propre à l'Opéra-Garnier. La première s'attache souvent à filmer un danseur à partir de l'agencement de miroirs dont est recouverte une partie des murs des salles de répétition. Dans l'intervalle séparant un miroir d'un autre, c'est comme une ligne qui divise le corps des danseurs lorsque leur reflet est filmé par le documentariste. Ces corps divisés, pliés, exposent la vérité d'un apprentissage qui soumet le corps à la logique de l'exercice à parfaitement accomplir. Il s'agit pour ces corps de se plier aux normes de la "phrase" chorégraphique. Car le premier matériau de l'art chorégraphique, c'est le corps des danseurs contraints à produire les figures qui seront ensuite exposées sur la scène, face au public. Ce pli des miroirs, en plus de rappeler que Frederick Wiseman n'a pas oublié les leçons picturales de l'impressionniste Degas, vaut alors comme l'expression d'une incorporation sociale, d'une intériorisation dans les plis du corps des danseurs des figures imaginées par les chorégraphes. Déjà Pascal, comme l'avait remarqué Pierre Bourdieu, avait compris que "l'ordre social n'est que l'ordre des corps", et l'ordre chorégraphique cherche à produire un "corps maîtrisé, normé, discipliné, façonné, redressé, statique, contraint, instrumental, mécanisé" (Sébastien Faure, "Apprendre par corps", cité par Christine Detrez, p. 88). Il y a d'ailleurs tout lieu d'opposer les corps façonnés par la discipline chorégraphique de La Danse et les corps obèses abandonnés par l'Etat social du ghetto noir de Public Housing (1997), les premiers étant soumis à une gestion instrumentale et totale quand les seconds sont désinvestis de toute impulsion extérieure. A la désincorporation des corps du ghetto dont le surpoids traduit la ségrégation dont ils sont victimes, répond ici l'incorporation à l'ordre chorégraphique. Cette forme valorisante et prestigieuse de socialisation est une inscription des figures du discours chorégraphique qui prend littéralement la forme d'un dressage social, d'un dressement corporel, d'une orthopédie. Et il y a une certaine violence à voir ces corps se plier à de tels exercices que l'on pourrait qualifier d'une certaine manière d'inhumains, cet inhumain qui est le propre de l'expression artistique. Orthopédie (car il s'agit au fond de marcher droit, en conformité avec les instructions de la maîtrise chorégraphique) qui se lit dans le reflet coupé des miroirs, et qu'instruit une pédagogie mimétique (les chorégraphes mimant aux danseurs ce qu'ils doivent répéter) reposant autant sur le corps des maîtres que sur leur verbe.
C'est la deuxième façon de montrer la production sociale au travail orthopédique des corps. Mélange d'injonctions, de chants, de précisions techniques, et d'onomatopées réitérant le sens du rythme que les danseurs doivent intérioriser, la parole de la maîtrise chorégraphique est ce qui indexe principalement les corps aux normes requises par les figures à exécuter. Le corps est alors une surface littéralement striée d'injonctions verbales afin de pouvoir se plier à la règle des exercices imposés. On est loin ici de la parole généreuse et solitaire qui ouvre un monde à ceux qui survivront à la catastrophe qui va bientôt l'engloutir, et comme Frederick Wiseman l'a filmée dans son seul film de fiction avec Seraphita's Diary en 1982 (et son film le plus court : 61 minutes), La Dernière lettre (2001), monologue théâtral d'après le chapitre XVII du roman Vie et destin de Vassili Grossman avec Catherine Samie, sociétaire de la Comédie-Française. Ce qui est important ici, c'est que Frederick Wiseman, en plus de s'occuper personnellement du montage de ses films, en est aussi le preneur de son. Ainsi, de nombreux plans reposent sur un écart entre une bande image représentant en plan général des danseurs en prise corporelle avec la violence de la pédagogie mimétique à intérioriser, et une bande son qui offre un large volume au verbe chorégraphique dont la densité est supérieure à toute prétention réaliste. En gros, le son est plus fort que l'image, ceci afin de montrer dans cette différence significative que le corps de l'image figurée par le corps dansant en exercice est modelé par une parole qui, parfois hors-champ, formule les instructions à suivre. Ce privilège de la parole dans la pédagogie mimétique propre à l'art chorégraphique trouve à se prolonger dans les propos plus administratifs de Brigitte Lefèvre, autre forme, supérieure encore sur le plan social, d'une orthopédie à laquelle doivent se plier les corps des habitants de l'Opéra de Paris. Pliure de l'art chorégraphique vécu par le corps des danseurs, pédagogie mimétique dont le caractère orthopédique est relayé par la parole de la maîtrise artistique et plus globalement administrative : voilà deux modalités pratiques de la manière dont une institution peut produire les corps conformes au corps de valeurs qu'elle défend afin d'assurer sa propre légitimité. L'incorporation vaut alors symboliquement comme la production finale d'un corps supérieur, l'Opéra-Garnier lui-même qui travaille à conserver et élargir son capital de prestige tant au niveau du champ institutionnel national qu'au niveau artistique international. C'est le troisième point de la production sociale des corps promue par une telle institution. Toute la sueur, toute l'énergie dépensée se transmuent dans l'espace institutionnel en capital symbolique, en miel, en prestige sur lequel peut s'appuyer l’État français, rayonnant ainsi sur le plan national comme sur le plan international. Cette institution, vieille de plus de 140 ans, a été inaugurée à l'époque de Napoléon III et du préfet Haussman. C'est dire si l'Etat a su, pour conforter sa légitimité symbolique, produire le prestige nécessaire à l'établissement de sa consécration. L'art est aussi une manière de légitimation, de rayonnement (on retrouve ici la métaphore de la ruche) et de consécration étatiques, et l'Opéra-Garnier en représente, à l'instar de la Comédie-Française, l'une des formes les plus socialement accomplies.
Il y a une véritable progression narrative au coeur de La Danse, les répétitions laissant au fur et à mesure leur place aux représentations scéniques. On comprend alors comment Frederick Wiseman réussit le tour de force esthétique d'une incorporation qui n'est jamais entreprise comme telle par l'institution, objectivée jusque dans ses moindres replis et détails concrets. En effet, les spectacles sont, du point de vue du spectateur informé par le regard objectiviste du documentariste, gros de tout ce que la représentation chorégraphique refoule à l'arrière-plan. C'est-à-dire le travail, et ce sous toutes les formes qu'il prend dans la division sociale qui régit le partage des tâches et des activités à l'Opéra de Paris. On l'a dit, c'est l'orthopédie propre à la pédagogie mimétique et à la pratique chorégraphique. Mais ce sont aussi les activités des uns et des autres, de la teinturière à l'agent d'entretien, des maçons aux couturiers, des décorateurs aux cuisiniers qui travaillent pour le restaurant interne à l'Opéra (c'est dire là aussi la puissance d'incorporation d'une telle institution qui, à l'instar de toute institution ecclésiale, nourrit les corps dont elle se nourrit !) Activités dont la réalité invisible, habituellement cantonnée hors du champ scénique, est rendue ainsi dans sa plus complète visibilité. La représentation de la tragédie d'Euripide par exemple, avec Médée sacrifiant ses enfants, devient ainsi riche de couches de visibilités autrement inacessibles pour les spectateurs de l'Opéra de Paris. Et cette visibilité va jusqu'à inclure la question des régimes spéciaux et de la retraite par répartition, alors remis en cause à l'époque du tournage (comme cela était le cas aussi pour certaines catégories professionnelles à la SNCF). Le danseur dont le talent ou le génie seront célébrés par les spectateurs bourgeois et les critiques d'art, ce sont aussi la retraite qui le concerne (puisque l'usure des corps des danseurs, qui témoigne de la violence orthopédique exigée par la pédagogie chorégraphique, les autorise à partir en retraite dès 40 ans), la nourriture qu'il assimile, le miel dont il se délecte, le costume qu'il porte, la parole orthopédique qu'il a incorporée, le prestige national qu'il incarne. Et le spectacle qui sera acclamé n'aura été possible que parce qu'existe la multitude de petites mains ouvrières qui auront travaillé dans l'ombre de la représentation, et dont Frederick Wiseman aura su offrir une visibilité inédite. Pareille optique matérialiste déterminait pareillement la réussite esthétique du documentaire réalisé en 1990 par Nicolas Philibert, La Ville Louvre.
On a dit que que ce cinéaste faisait partie du groupe des documentaristes libertaires, c'est-à-dire des réalisateurs qui ne mâchent pas le travail du spectateur, mais lui proposent le matériau susceptible de renouveler ses perceptions et sa vision du monde social, libre qu'il est de s'interroger sur ce dernier de façon critique. On a avancé aussi que Frederick Wiseman est un documentariste égalitaire, c'est-à-dire qu'il cherche à produire une vision totale afin de rendre compte de la systématicité d'une institution qui privilégie de manière hiérarchique certaines visibilités au détriment d'autres, alors que le regard du cinéaste renverse l'ordre consensuel du "partage du sensible" (Jacques Rancière) en incorporant au visible dominant la scène de la représentation des couches de visibilité ordinairement vouées à demeurer hors champ. Le cinéaste est également, même implicitement, parce qu'il est un grand analyste, un grand critique des institutions, au sens où il montre que leur structuration repose sur une logique hiérarchique contraignant l'égalité sociale et la mobilité positionnelle, sur une incorporation étatique obligeant à la valorisation du national, et sur l'étouffement consensuel de toute forme de conflictualité (comme on peut s'en rendre compte avec les grévistes de l'Opéra opposés à la contre-réforme libérale de leurs régimes spéciaux, et dont l'action est expédiée en un coup de fil par l'administratrice). L'opération esthétique réussie par Frederick Wiseman est de montrer les conditions objectives de production sociale des œuvres d'art que le discours dominant le champ artistique relègue hors champ. Et cette mise en visibilité, loin de produire un désenchantement matérialiste dans lequel se désagrègerait la magie de l'art, ne neutralise jamais la puissance des visions artistiques offertes au regard du spectateur dans les dernières séquences (on pense ici au barbare Songe de Médée). Au contraire, leur appréhension esthétique s'effectue sur la base d'une saisie d'un travail dont la totalité est masquée pour des raisons idéologiques. Sur un plan plus frontalement politique, on sera enfin forcément intéressé par une perspective qui montre qu'il est plus que difficile de révolutionner de l'intérieur une institution dont la structuration même appelle la reproduction et la perduration de son être social. "On ne sait pas ce que peut un corps" écrivait Spinoza. On sait en revanche qu'une institution est cet espace social qui a pour fonction symbolique de consacrer, dans les corps, et par le prestige et le rayonnement, l'existant national et étatique. A nous d'imaginer des institutions égalitaires conformes à assurer la reproduction d'une société non étatisée et libertaire pour laquelle nous nous battons.
Jeudi 15 octobre 2009
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