Une première façon de procéder serait de répondre à la « banalité du mal » (Hannah Arendt) par l’expression frontale du « mal radical » (Emmanuel Kant) dont l’humaine nature serait faite. C’est la solution adoptée par le cinéaste français Bruno Dumont quand il réalise aux Etats-Unis son troisième long métrage, Twenty-nine Palms (2003), son film le plus brutal. Son approche hyper-physique habituelle de la différence des sexes débouche sur une métaphysique de l’essentielle division sexuelle dont les termes concrets seraient la violence, le viol et le meurtre. Tourné dans le désert de Joshua Tree, et avec dans le rétroviseur le souvenir de l’admirable Zabriskie Point (1970) de Michelangelo Antonioni, le cinéaste voudrait toucher le nerf d’une guerre immémoriale entre les hommes et les femmes, et que la croûte civilisationnelle échouerait à neutraliser. Le désert est précisément le (non)lieu où est censée s’exprimer l’inaltérable et irréductible « valence différentielle des sexes » (Françoise Héritier). Dès qu’il y a du Deux, il n’y a pas de l’amour comme le dirait Alain Badiou, mais il y a de la guerre pour Bruno Dumont. Cette dialectique négative repose cinématographiquement sur une utilisation de la durée filmique articulée à une dramaturgie minimale qui produit chez le spectateur une sorte d’engourdissement, pour ne pas dire d’endormissement, qui s’accorde avec le vide sublime des paysages désertiques. Une menace invisible et impersonnelle malgré tout ne cesse pas d’être palpable, accompagnant le couple erratique de la fiction dans le désert de son désir désaccordé, parce que le cinéaste sait habilement jouer de raccords entre les plans qui valorisent les intervalles et le hors-champ.
Il faut attendre l’actualisation finale de l’obscure menace, sous forme de deux séquences imprévisibles dont la fulgurance littéralement souffle le spectateur. Le couple de Twenty-nine
Palms est d’abord victime d’une agression en plein désert, l’homme étant violé par des inconnus sous les yeux de sa compagne. Punition symbolique orchestrée par un cinéaste démiurge qui
rappellerait souverainement à son personnage masculin la brutalité des pénétrations sexuelles qu’il fait subir à sa propre compagne pendant tout le film ? Alors que le premier choc
s’estompe, bis repetita : c’est une seconde séquence violente qui vise à achever tant le récit que son spectateur, montrant l’homme violé assassiner sa compagne à coup de couteaux
afin de supprimer symboliquement la spectatrice de son humiliation. La science manipulatrice et punitive du cinéaste est alors à son comble : anesthésier pendant 100 minutes le spectateur
pour lui asséner deux coups brutaux censés lui rappeler l’essentiel faux-raccord entre les hommes et les femmes, la division structurale des sexes dont le chaos humain devrait être
généalogiquement issu. Entre le désert de Twenty-nine Palms et celui dans lequel s’ébrouent les australopithèques au début de 2001 : a Space Odyssey (1968) de Stanley
Kubrick, il n’y aurait alors qu’un tout petit pas accompli, une fine membrane séparant l’être humain de l’hominidé qu’il n’était pas encore. Cette vision métaphysique qui s’origine dans la
mythologie chrétienne la plus archaïque et la plus doloriste est doublement problématique : d’une part parce qu’elle fait l’économie d’une approche matérialiste et constructiviste qui
pourrait justement dépasser l’immuable anhistorique de la violence entre les genres ; et d’autre part, parce qu’elle trouve à s’exprimer cinématographiquement dans un film foncièrement
sadique et nihiliste. Plastiquement réussi, mais éthiquement contestable, Twenty-nine Palms sait ébranler son spectateur sans pourtant proposer à cet ébranlement un débouché critique et
politique qui serait supérieur à la leçon du moraliste métaphysicien, voisine de la philosophie nihiliste d’Arthur Schopenhauer, assénée par le cinéaste.
Los Bastardos (2008), le second long métrage du cinéaste mexicain Amat Escalante peut-être inspiré du méconnu Private Property (1960) de Leslie Stevens, paraît devoir procéder selon une logique proche de celle régissant Twenty-nine Palms. Durée filmique non événementielle, narration atonale, dramaturgie minimaliste : et soudain, c’est l’horreur imprédictible qui décille le regard du spectateur qui ne pouvait s’attendre à pareille fulgurance barbare. Deux migrants mexicains travaillant clandestinement en Californie sont exploités le jour dans divers chantiers, déambulent, prennent des nouvelles de la famille restée au pays. La nuit, munis d’un fusil à canon scié, ils investissent les quartiers pavillonnaires des bourgeois californiens pour se ravitailler. Cette nuit-là, le pavillon dans lequel ils pénètrent est occupé par la maîtresse de maison dont le fils vient de partir : que va-t-il se passer ? Le spectateur s’attend au pire, et Amat Escalante joue avec certaines virtualités parmi les plus effroyables de son scénario, notamment le viol collectif. Pourtant, rien n’arrive comme prévu : la femme et les deux hommes, que pourtant tout sépare socialement, partagent un peu de temps vide, fument beaucoup de crack, se frôlent un peu sexuellement. La nuit s’épuise dans un petit matin morne, les deux migrants pourraient repartir comme ils sont venus, tels les spectres vite oubliés d’un prolétariat souterrain et invisible qui fait tourner la machine à profit de la société étasunienne. Et puis, c’est l’imprévisible zébrure, l’effroyable déflagration : le plus jeune des deux migrants, dans un geste à moitié conscient, se saisit du fusil et tire une balle dans la tête de la femme. Une collure invisible entre deux plans moyens, fixes et frontaux assure l’épouvante de la représentation : la tête éclate, et le cerveau se répand dans tout le plan, dégoulinant sur les murs du salon. Le fils de la maîtresse de maison revient et tue l’un des deux migrants, le plus jeune réussissant à s’enfuir. La barbarie aurait-elle gagné son combat contre la civilisation ? Dit de manière plus matérialiste, la lutte des classes constitue ce noyau infracassable de violence que n’aura pas su étouffer le partage du crack fumé, des chips mangés, de la télévision regardée et de la piscine dans laquelle tous auront nagé.
La force esthétique du film d’Amat Escalante réside justement dans cette idée que la survenue imprévisible de l’événement excède les déterminants de la situation : l’instant d’horreur
fulgure et déchire le tissu apparemment neutre de la durée étale propre à la narration. Cet excédant excède aussi la question du partage entre conscience et inconscient, puisque le geste
meurtrier demeure indécidable, puisque l’acte meurtrier est difficilement qualifiable de volontaire, telle une faille inattendue dans le cerveau que matérialise la tête éclatée en morceaux. C’est
plutôt l’impossible jouissance consumériste dans sa durée offerte par la maîtresse de maison qui a rendu la situation insupportable auprès du responsable du coup de feu. En respectant la
puissance événementielle de l’acte qui vient supplémenter et excéder le faisceau de déterminations sociales cousant la trame de la situation, et en ne faisant pas l’économie de la durée vécue par
les exploités mexicains qui insidieusement les acculent à la plus petite erreur fatale, Los Bastardos montre, loin de toute vision libérale et individualiste, les effets incalculables
d’une violence sociale qui avilit tous les individus de part et d’autre de la ligne divisant la classe des opprimés et celle des bénéficiaires économiques de cette oppression, bourgeoise
innocente tuée, migrant clandestin assassiné par le fils vengeant sa mère morte, migrant survivant au massacre et offrant dans le dernier plan du film son jeune visage mouillé de larmes :
celui d’un innocent à la vie bousillée par la profondeur invisible des clivages sociaux enfouis jusque dans les replis caverneux de son corps et de sa conscience.
Entre la métaphysique brutale de la différence des sexes promue de façon punitive et nihiliste par Twenty-nine Palms de Bruno Dumont, et le matérialisme critique de Los Bastardos d’Amat Escalante qui fait éclater au cœur du temps vide du consumérisme la violence (d’abord enfouie dans les consciences puis littéralement éclatante, faisant éclater les corps et les têtes) de la différence de classes, existe une troisième voie exploitée par le cinéaste autrichien Michael Haneke lorsqu’il réalise en 1997 Funny Games. Loin du naturalisme métaphysique de Bruno Dumont et du naturalisme social d’Amat Escalante, Michael Haneke a préféré jouer la carte moderniste du film-dispositif s’avouant comme tel, et exposant ses propres artifices afin de problématiser la position du spectateur devant un film qui joue, pour mieux les détourner, avec les codes stéréotypés du film d’horreur. Deux jeunes garçons angéliques et tout de blanc vêtu s’amusent à pénétrer dans les résidences secondaires de bourgeois autrichiens pour y martyriser leurs occupants : les adresses à la caméra d’un des deux jeunes bourreaux désignent explicitement que l’action représentée est à destination du spectateur, ainsi rappelé à son obscure position de voyeur protégé par la nuit et l’anonymat de la salle de cinéma, et pouvant donc tranquillement jouir de la violence représentée à l’écran. Funny Games est clairement un film-piège pour le spectateur, et il s’agit alors pour celui-ci de se défaire de sa position habituelle (le voyeur consommant tranquillement de la violence représentée) et adopter une nouvelle posture, forcément critique par rapport à la précédente. Le film de Michael Haneke repose également, comme les deux films précédemment analysés, sur un principe esthétique de durée qui rend bien sûr difficilement supportable l’enchaînement des actes de tortures. Surtout que le scénario ménage un certain nombre d’ouvertures possibles qui donne à croire au spectateur s’identifiant aux victimes le sentiment qu’une issue positive pourra être trouvée. On a beau montrer que le film est un film qui s’expose comme tel, la croyance du spectateur fonctionne pourtant à plein, mais doit malgré tout être dépassée, l’empathie esthétique devant succéder à la seule identification psychologique.
Et puisque le film s’évertue éthiquement à montrer tous les actes de tortures en bordure des plans, hors-champ, soustrayant ainsi au spectateur voyeur l’objet de sa jouissance attendue, il ne reste plus au spectateur qu’à éprouver ce qu’il n’éprouve jamais devant les films d’horreur commerciaux hollywoodiens ou devant le flot des violences visibles déversé par les canaux des chaînes de télévision : l’empathie dans la douleur. C’est ainsi un extraordinaire plan-séquence de dix minutes qui montre une femme attachée les mains dans le dos, et tenter de libérer son mari gravement blessé à la jambe, pendant que le cadavre de leur fils abattu gît à leur côté après la fuite des deux bourreaux. Nous savons que nous sommes devant un film qui précisément repose sur l’exposition de ses artifices, et nous avons compris que cette exposition vise à court-circuiter le voyeur potentiel caché derrière n’importe quel spectateur. Cela ne nous empêche pourtant pas, bien au contraire, d’éprouver au plus haut point la souffrance physique et la douleur psychique vécues par une famille seulement de fiction. Ultime scandale : la femme arrive in fine à renverser la vapeur, et tuer l’un des deux bourreaux, mais l’autre se saisit de la commande du téléviseur pour rembobiner la séquence du film que nous venons de voir, et ainsi annuler sa force salvatrice de renversement des rapports de domination. Pirouette facile du scénario ? Mieux, il s’agit de dire que, du point de vue du cinéma, le scandale est bel et bien télévisuel quand le cinéma est assimilé à la machine télévisuelle lorsqu’il adopte des procédures d’effacement du magnétoscope, et quand la croyance et la durée cinématographiques qui sont capables de redonner au corps souffrant une souffrance incroyablement éprouvée par le spectateur, quand bien même cette souffrance relève explicitement de la fiction, sont annulées dans la manipulation des visibilités télévisuelles. Le modernisme conceptuel de Funny Games, parachevé en 2007 par le remake étasunien du même film par son propre auteur (qui en a respecté à l’identique le découpage filmique), est une machine de guerre cinématographique contre la domination des visibilités télévisuelles destructrices de la croyance et la durée cinématographiques nécessaires à rendre sensible, autrement dit à respecter, la douleur éprouvée. Cette domination télévisuelle qui est destructrice de la croyance et de la durée permettant de ressentir une empathie minimale devant les victimes des reportages télévisés, si mal filmées, si vite filmées, expédiées et ainsi neutralisées par flux des marchandises informationnelles et communicationnelles dont la rentabilité ne peut souffrir de ralentir, même un peu.
A la métaphysique du « mal radical » qui fonde Twenty-nine Palms, Michael Haneke, à l’instar d’Amat Escalante, a préféré la monstration de la « banalité du mal » et,
ce faisant, a opté pour l’intelligente problématisation de la position du spectateur habitué à une logique spectaculaire bien moins dérangeante. Moins démonstratif, et doté d’une puissance
de sensualisme comme on ne la retrouve que rarement ailleurs, Trouble Every Day (2001) de la cinéaste française Claire Denis est pourtant vissé en son cœur par un souci identique :
représenter la douleur physique sans rien atténuer de sa charge émotionnelle en termes de sensibilité et d’empathie. C’est peut-être le film contemporain le plus radical concernant la question de
la douleur. Ambitionnant d’actualiser les mythes du loup-garou et du vampire, mais expurgés de l’attirail pittoresque qui les ont culturellement accompagnés pendant plusieurs siècles, le film de
Claire Denis, à l’image de tous ses films d’ailleurs, est aiguillonné par le souci primordial du corps : « On ne sait pas ce que peut un corps » disait Spinoza, et c’est
là un credo du cinéma pratiqué par Claire Denis. Et le corps chez elle est une limite séparant et partageant des forces contraires et antagoniques : dedans-dehors,
subjectif-objectif, individuel-social, soi-autre, animal-humain, pulsionnel-culturel, chimique-cosmique. Et le rapport sexuel est peut-être le champ d’expression le plus concentré où toutes ces
forces convergent et produisent un excédant dont l’orgasme est le nom habituel, mais pas toujours la fin. Où s’arrêtent les premiers termes élémentaires des couples catégoriques cités
précédemment ? Où commencent les seconds ? Sait-on quand une limite est franchie ? Peut-on revenir en arrière après franchissement des limites ? La composition des forces ou
tendances est-elle instable au point où l’équilibre peut virer à la décomposition, la peau caressée et embrassée à la peau lacérée et dévorée, le rapport sexuel au viol, à la barbarie, au
meurtre ? Retrouverait-on alors la vision métaphysique et dualiste de Twenty-nine Palms de Bruno Dumont pour laquelle la symbolique du rapport sexuel se révèle dans le réel du
non-rapport sexuel, du faux-raccord et de la guerre ? Jacques Lacan rappelait aussi qu'"il n'y a pas de rapport sexuel" au nom de l'intransitivité imaginaire des désirs, chacun
des deux acteurs de l'acte sexuel baisant en gros dans son coin, même à deux.
Trouble Every Day, qui reconduit à sa manière l'optique du (non)rapport sexuel sans pour autant l'assujettir à une quelconque éternité ontologique et métaphysique, est le proche cinématographique de certaines œuvres parmi les plus radicales de l’écrivain Georges Bataille, et il est effectivement question devant le film de Claire Denis d’expérience des limites et de « part maudite ». La subtilité du film consiste alors dans l’emploi de deux acteurs considérés comme des sex-symbols, la française Béatrice Dalle et l’étasunien Vincent Gallo, qui incarnent deux personnages rongés par un mal intérieur mystérieux les poussant, au moment d’actes sexuels, à dévorer leurs victimes. Là où la logique représentative du sex-symbol vaut comme la face la plus glamour et consensuelle d’une économie plus générale de consommation sexuelle valorisée par l’hédonisme libéral, elle débouche ici vers une horreur refoulée : car le goût du sang et des excréments, malgré tous les dénis psychologiques et culturels, ne cesse jamais d’accompagner matériellement l’économie des rapports sexuels. Trouble Every Day va juste un peu plus loin que là où s’arrêtent la plupart des êtres humains, s’aventurant dans la zone grise d’une inhumanité avec laquelle ne peut pas ne pas composer le genre humain. « L’amour c’est du miam-miam » disait Jacques Lacan, et le film de Claire Denis s’empare littéralement de cette formule imagée, et pourtant si vrai. Renouerions-nous alors avec la métaphysique naturaliste d’un Bruno Dumont pour qui la différence des sexes caractérise l’essence anhistorique d’une humanité qui, parce qu’elle serait ontologiquement divisée, porterait en son sein éternel la guerre perpétuelle ? Plus complexe, le film de Claire Denis multiplie de manière pointilliste les signes sociaux et culturels (un manteau de fourrure et du maquillage, une Seine rougie par le soleil couchant comme pour rappeler les nombreux cadavres qu’elle a historiquement engloutis dans la létalité de ses flots, des expérimentations pharmacologiques mises au point par une industrie pharmaceutique à laquelle les deux personnages malades sembleraient avoir été liés) qui viennent alors troubler ce que l’on croit être l’immuable de notre « nature » humaine. Entre le film d’horreur réduit à son épure qui ainsi transcende (ou réactualise) les codes du genre, et le film d’art contemporain qui veut soumettre son spectateur à l’épreuve de la souffrance infligée dont les échos lui remuent viscéralement le corps, et dont le caractère irréductible est toujours escamoté par les procédures télévisuelles de production consensuelle et neutralisante du visible, Trouble Every Day met en scène des êtres hybrides, humains-non humains, mus par des forces complexes et hétérogènes qui les excèdent, et dont nous sommes si loin, sûrement, et si proche, probablement.
En compétition lors du dernier Festival de Cannes, et récipiendaire sous les sifflets du Prix de la mise en scène, Kinatay du prolifique cinéaste philippin Brillante Mendoza est un film suscitant à bon droit le malaise. Respectant une relative unité de temps (le récit ne court pas plus de 24 heures), et plus radicalement reposant sur un régime narratif qui est celui du temps réel reconstitué pour sa partie nocturne centrale, Kinatay inspiré par un fait divers réel montre comment un gentil jeune homme, père de famille et tout récemment marié, étudiant à l’école de police de Manille et aimé par son entourage, va se retrouver embarqué malgré lui dans une virée nocturne infernale au terme de laquelle une prostituée enlevée par un gang de malfrats sera brutalisée, collectivement violée, assassinée, et découpée en morceaux ensuite ventilés aux quatre coins de la métropole philippine. Le regard du spectateur étant par principe indexé sur celui du témoin de l’horreur, l’identification est ici maximale : possesseur d’une arme remise par les malfrats qui l’ont invité à les rejoindre pour une nuit dans des activités dont il ignorait les tenants et les aboutissants, même s’il lui arrivait de rendre de menus services à ce gang afin d’arrondir ses fins de mois, Peping (c’est le nom du protagoniste) pouvait interrompre l’immonde chaîne suppliciante, et sauver la jeune femme des griffes de la horde monstrueuse s’acharnant sur elle, comme cela aurait été le cas dans n’importe quel film hollywoodien ou télévisuel moyen. Ce ne sera pourtant ici pas le cas. La longue séquence nocturne a été tournée en numérique HD pendant que les premières séquences de jour l’ont été en longue focale et en 35 mm. C’est alors comme si le glauque asphyxiant de la séquence nocturne contractait la vitalité documentaire des premiers plans solaires afin d’en révéler l’intime vérité structurelle. La circulation bruyante des individus et des biens caractérisant les premières scènes débouche sur l’épouvantable révélation d’un système marchand qui va jusqu’à ingérer les corps humains pour les recracher en déchets après avoir été consommés, consumés. On pourrait à nouveau évoquer la question du naturalisme, même si dans ce cas, comme dans celui de Los Bastardos d’Amat Escalante, l’actualisation de la pulsion s’effectue à l’aune des règles économiques déterminant socialement la survenue des aberrations, des excroissances monstrueuses du monde. Il y a bien naturalisme, au sens où les processus de dégradation dont sont victimes des individus happés par une parcellisation et un devenir-déchet sont communs au film de Brillante Mendoza comme aux grands chefs-d’œuvre d’Erich Von Stroheim, de Luis Buñuel et de Rainer Werner Fassbinder. Mais le choc mis en scène par Brillante Mendoza se joue en fait ici à un double niveau : c’est d’abord un processus de profanation totale (symbolique, psychique et in fine corporelle) dont est victime la prostituée surnommée significativement Madonna ; et c’est dans le même mouvement un processus secondaire mais tout aussi important de profanation symbolique et psychique que subit Peping (prénom qui ressemble au mot anglais signifiant voyeur, « peeping tom »), le spectateur dans la fiction obligé à participer au crime atroce, impuissant et au bout du compte – même indirectement – acteur et responsable de l’horreur perpétrée.
Entre la putain au surnom virginal profanée et le futur garant de la loi profané à son tour par un voyeurisme contraint et dans la douleur accepté, c’est toute la vilénie d’une société qui gicle
au visage, et dont la vigueur dans le culte catholique qu’elle se donne ne peut masquer plus longtemps qu’elle est rongée par le joug conjugué de la domination masculine, de la marchandisation
des rapports sociaux, et de la corruption d’Etat. Au lieu de se cantonner à montrer la barbarie nue et sans regard, comme cela est le cas dans la scène pénible du viol de Irréversible
(2001) de Gaspar Noé, Brillante Mendoza avec Kinatay interpose entre le spectateur dans la salle et les bourreaux sur l’écran le regard intermédiaire du spectateur dans la fiction, et
dont l’impuissance est une affliction parachevant l’horreur du crime. Qu’aurions-nous fait à sa place ? Si nous étions impliqués comme lui dans un tissu social aussi tramé de corruption et
de banalisation de la violence sociale, aurions-nous été moralement plus forts que ce dernier, et ainsi plus prompts à jouer alors les héros d’un soir ? Nos certitudes vacillent un peu.
« Le pire en ce monde, c’est que tout le monde a ses raisons » pouvait-on entendre dans La Règle du jeu (1939) de Jean Renoir. Et quand règne, dans une société aussi
inégalitaire que celle des Philippines, le jeu des raisons concurrentielles des uns et des autres jetés dans la guerre et la survie plutôt que la vie, quand règne l’ordre de la marchandise à
partir duquel toutes les relations sociales doivent être configurées, et quand domine la violence patriarcale et masculine, celui qui se croyait le plus innocent sort, désenchanté, de la nuit de
sa conscience pour comprendre qu’il a été volontairement, même si à son corps défendant, l’objet d’un rite de passage l’instituant comme l’égal de ses pairs en barbarie, qu’il est ainsi un
élément parmi d’autres de la société violemment clivée dans laquelle il vit, un maillon de la chaîne sociale et impersonnelle de la barbarie criminelle sévissant aux Philippines. Et, pour Peping,
vomir, comme si le corps du témoin manifestait encore obscurément l’indicible dégoût subi, ne peut alors s’articuler symboliquement qu’avec la sauce à l’œuf préparée dans le dernier plan du film
par la femme du protagoniste attendant, son enfant dans ses bras, le retour de son mari au petit matin. Même si Kinatay ne témoigne pas toujours d’une extrême rigueur formelle, frôlant
en de rares moments l’obscénité qu’il veut dénoncer, il n’empêche que le film du cinéaste philippin implicitement montre que, loin des recommandations individualistes promues par la pensée
libérale dominante, si la barbarie est une production sociale, seul un changement révolutionnaire des structures sociales pourrait extraire la société philippine de l’horreur dont un fait divers
récent (l’assassinat barbare de plusieurs dizaines de personnes dans le sud de l’archipel dans le cadre d’élections municipales) a encore démontré la virulence.
Quelles que soient les solutions de mise en scène adoptées, on fera remarquer que, pour tous les exemples cités, la durée est un principe esthétique essentielle permettant de représenter cinématographiquement les processus débouchant sur l’irreprésentable, l’infigurable, l’excès qui défigure, défait le visage humain, même si ce principe ne cesse pas d’être entamé par la logique marchande et spectaculaire régissant la production cinématographique et informationnelle dominante valorisant le motif de l’instant fort et jouissif valant pour lui-même. Et quelles que soient les perspectives privilégiées par les cinéastes dont on a ici parlé (naturalisme métaphysique pour Bruno Dumont ou social pour Amat Escalante et Brillante Mendoza, naturalisme impur et hybridé chez Claire Denis, et modernisme frontalement anti-télévisuel pour Michael Haneke), on doit reconnaître la vitalité créatrice et expérimentale du cinéma contemporain, doublement soucieux d’extraire de l’immonde environnant (immonde du monde réel et immonde de son éloignement dans des représentations spectaculaires politiquement consensuelles) les forces esthétiques nous arrachant de cette misère symbolique établie par le fétichisme totalitaire de la marchandise, et de nous redonner ainsi courage dans la lutte actuelle contre la barbarie capitaliste.
Vendredi 27 novembre 2009
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