Des nouvelles du front cinématographique (19) : Lettre à la prison (1969) de Marc Scialom

Le contretemps de l’innocence

Extraordinaire film que Lettre à la prison, comme échappé tel un lapsus d’un refoulement vieux de quatre décennies, et dont la lumière fossile irradie notre actualité ainsi transie par une proposition cinématographique à tout point de vue unique. C’est le seul long métrage réalisé à ce jour par Marc Scialom (et il n’est sorti que tout récemment) qui alors voulait informer de la façon la plus moderne le cinéma français de tout un pan socialement refoulé des représentations concernant l’une des franges les moins légitimes du corps social national : la subjectivité inquiète du migrant maghrébin d’ascendance (post)coloniale quand il vient vivre dans la métropole anciennement colonisatrice. Lettre à la prison, tourné en 1969 et distribué quarante ans plus tard, aura-t-il été le plus beau film de la fin de la décennie 2000 ?

 

 

Éthique contrebandière et résistance artistique

Tourné de manière quasi-clandestine pendant quatre semaines de part et d’autre de la Méditerranée partageant Marseille et Tunis (d’où est originaire le cinéaste qui ajouta à son film quelques plans en couleur tirés de En silence, l’un des quatre courts métrages qu’il avait déjà réalisés à la fin des années 50), avec quelques amis (dont Tahar Aïbi incarnant le personnage principal), et une caméra 16 mm. prêtée par Chris. Marker qui n’enregistrait pas le son, Lettre à la prison relève, puisque le CNC avait alors refusé de le financer, de l’éthique contrebandière pour laquelle l’échange esthétique de quelques signes prélevés de manière documentaire sur le réel contre les bribes à forte valeur hallucinatoire d’une fiction rêveuse et déambulatoire équivaut à une forme obstinée de résistance politique face au régime représentatif dominant le champ cinématographique. Monté dans des conditions matérielles extrêmement précaires (il a fallu un an pour payer le laboratoire chargé de tirer une copie de travail, pendant que la réalisation de la bande sonore a été menée dans la chambre du cinéaste avec un magnétophone amateur, à l’aveugle, sans disposer des images auxquelles raccorder le son), boudé par Chris. Marker (qui, à l’époque du Groupe Medvedkine où des ouvriers tournaient leurs propres films politiques, s’attendait à une œuvre plus directement militante), mais célébré par Jean Rouch (qui y voyait un des très rares exemples de surréalisme cinématographique), Lettre à la prison aura été sauvé du noir de l’oubli grâce à l’effort conjugué de la propre fille de Marc Scialom et de l’association marseillaise Film Flamme. Un sauvetage ou une résurrection qui pour le coup aura redonné envie au cinéaste, devenu entre-temps professeur d’italien (aujourd’hui à la retraite) à la faculté de Saint-Étienne, de réaliser un nouveau long métrage à la croisée de la fiction et du documentaire, et portant sur des Juifs et des Musulmans habitant Marseille (encore et toujours !)

 

Réalisé en 1969 et sorti pour la première fois en 2009 (le film avait été seulement montré au Festival International du Documentaire de Marseille l’année dernière et y a reçu un prix), Lettre à la prison est une véritable comète cinématographique, un pur objet de cinéma singulier habitant une friche noire et blanche, lunaire et désolée, obscure et lumineuse, que seuls fréquentent entre autres avec lui Le Moindre geste (1971) de Fernand Deligny, Josée Manenti et Jean-Pierre Daniel, Un homme qui dort (1974) de Georges Perec et Bernard Queysanne, et L’Enfant secret (1979) de Philippe Garrel. Tous films qui se présentent comme l’expression esthétiquement fidèle d’une subjectivité délirante (le migrant de Scialom, le dormeur de Perec, l’autiste de Deligny, le mélancolique de Garrel) dont les excessifs symptômes résulteraient d’un désœuvrement corrélatif à la situation sociale exceptionnelle de leur protagoniste respectif. La vie d’un migrant, ce sont aussi les rêves qu’il fait, les pensées qui l’assaillent, les fantasmes qui l’obsèdent, les souvenirs qui le hantent, les perceptions qui le foudroient, toutes images dont l’étoffe complexe et noueuse rappelle qu’il est un être doué d’un psychisme influencé par la position sociale difficile qu’il occupe. A quoi rêve Tahar ? Et en quoi ses rêves expriment-ils la vérité obscure de sa situation de migrant (post)colonial ? Voilà quelques éminentes questions auxquelles sait répondre avec une puissance esthétique unique Lettre à la prison de Marc Scialom.https://t1.gstatic.com/images?q=tbn:PVHxOEQvDcSEgM:http://image.ifrance.com/cinema/film/0/6/140260-3-lettre-a-la-prison.jpg

https://t1.gstatic.com/images?q=tbn:PVHxOEQvDcSEgM:http://image.ifrance.com/cinema/film/0/6/140260-3-lettre-a-la-prison.jpg

Corps d’exception, film exceptionnel

 

https://t0.gstatic.com/images?q=tbn:Oe_cTyG0WWSccM:http://images.allocine.fr/r_760_x/medias/nmedia/18/72/71/06/19198760.jpg


Pour parler comme le philosophe algérien Sidi Mohammed Barkat, Tahar, le héros du film de Marc Scialom, est un « corps d’exception », au sens où sa situation sociale de sujet dominé (et il l’est deux fois : en tant que migrant issu d’une ancienne colonie française, et en tant que prolétaire d’ascendance migratoire et coloniale arrivant en France après la fin du système colonial français) fait exception par rapport à l’agencement de normes et de prescriptions symboliques dont est pétri le sens commun dominant la société anciennement colonisatrice. La beauté de Lettre à la prison est de rendre justice à cette exceptionnalité, d’abord en adoptant une forme elle-même exceptionnelle (on l’a dit, le film ne ressemble en rien au tout-venant du cinéma français habituel, et on ne pourrait le rapprocher que d’autres films tout aussi rares et singuliers que lui), ensuite en indexant son esthétique sur un certain nombre de principes formels qui recoupent structuralement les caractéristiques du corps d’exception incarné par Tahar. Déjà Lettre à la prison est soutenu par une narrativité fragmentaire striée de séquences cauchemardesques épousant ainsi le morcellement psychique éprouvé par un individu qui à Marseille ne sent pas chez lui là où il est, et qui doit retrouver à Paris son frère aîné incarcéré pour un meurtre qu’il aurait peut-être commis. Ensuite Lettre à la prison a été tourné en noir et blanc comme pour surenchérir sur la division raciale séparant les minoritaires (les Maghrébins qui vivent et travaillent à Marseille) des majoritaires (les Français qui ont le sentiment d’être davantage chez eux que les migrants).

 

Mais aussi Lettre à la prison repose sur un tournage improvisé redoublant l’errance d’un homme travaillé par des pulsions contradictoires, chargé par sa famille de retrouver son frère mais retardant le moment des retrouvailles, et contraint de résider indéfiniment dans une cité dans laquelle il n’arrive pas à s’acclimater. Lettre à la prison fonctionne sur l’indistinction du documentaire et de la fiction de la même façon que son protagoniste ne sait plus s’il est réellement présent là où il est, ou bien s’il s’est enfoncé dans un cauchemar laborieux dont il espère pouvoir enfin sortir. Lettre à la prison aura certes été victime d’une invisibilité résultant du différé relatif à sa sortie sur les écrans, mais cette invisibilité provisoire consécutive à la logique du contretemps est également vécue par un individu contraint à ne pas laisser de traces ou ne pas déranger le monde social qu’il traverse comme un spectre, et ne cessant de différer le moment de la rencontre avec le frère emprisonné comme s’il la craignait absolument. Lettre à la prison est bel et bien ce film nu, la peau sur les os à l’image de son héros, et cette nudité ouvre à une forme de spectralité qui sied à un film habité par un fantôme lui-même peuplé de fantômes (la famille laissée au pays, le frère à retrouver). Et cela est d’autant plus tragique et poignant que Tahar Aïbi a réellement disparu sans jamais plus ne donner de nouvelles au cinéaste qui était son ami (d’origine algérienne et reparti au pays après le tournage du film, cet homme aurait, d’après les dires de Marc Scialom, été victime, comme des centaines de milliers d’autres personnes, de la guerre civile qui a ravagé l’Algérie pendant les années 90). Toutes choses qui manifestent comment un film est capable, quand il dispose d’une croyance dans le cinéma et d’une pensée de cinéma aussi fortes, de transmuer sa pauvreté en richesse, son impuissance économique, matérielle et technique en puissance artistique en vertu de laquelle les accidents, le hasard, la précarité des conditions de production, et la mort elle-même peuvent trouver à s’intégrer dans une œuvre d’art enfin d’en exprimer sa profonde vérité esthétique.

Corps désœuvré, subjectivité ouverte

Tahar est donc malgré lui ce corps d’exception subissant une dynamique sociale l’obligeant à vivre sa vie de la façon la plus expropriée qui soit (littéralement la moins propre comme on le verra), contraint qu’il est d’éprouver la domination imposée du dehors et ses corollaires logiques que sont l’indignité, la précarité et l’angoisse. Dans sa préface à La Double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré (éd. Seuil-coll. Liber, 1999) du sociologue Abdelmalek Sayad, Pierre Bourdieu qualifiait le migrant du nom grec d’« atopos », autrement dit, comme l’expliquait déjà en son temps Platon, celui qui n’est pas d’ici et qui n’est plus d’ailleurs. Ni ici, ni ailleurs, nulle part en somme : doublement absent comme l’a montré Sayad, décrivant le désarroi du migrant absent (socialement) du pays d’origine et absent (politiquement) du pays d’accueil. Ce mal-être débouche sur le clivage divisant le migrant, à la fois émigré et immigré, émigré-immigré, écartelé entre deux mondes, déchiré en deux par un océan et surtout fendu par une histoire qui a été celle de la colonisation, et qui est désormais celle de l’immigration, la seconde prolongeant structurellement la première. On ne s’étonnera alors pas de la forme disjonctive, hétérogène et parcellaire de Lettre à la prison, multipliant les effets de déphasage (entre le noir et le blanc – plus quelques beaux plans tardifs en couleur, le son et l’image, les images de Marseille et celles provenant de Tunis, le rêve et la réalité, le passé et le présent, le documentaire et la fiction) afin de rendre manifeste la subjectivité désaccordée ou discordante du héros. Les hoquets de la narration, l’obscurité du récit (le ressassement houleux de Tahar au fort accent arabe est parfois difficile à saisir) et le régime onirique général du film induisent aussi son aspect fantomatique puisque le présent ne cesse pas de s’écarter et de se dissoudre entre un passé qui remonte par vagues (et le souffle du héros se confond parfois avec la rumeur océanique) et un avenir qui se conjugue moins à l’indicatif futur qu’au conditionnel. Le présent précaire du migrant est alors contrarié par les contretemps du passé ressouvenu et de l’avenir imaginé. Et quand on rappelle que la seule légitimité dont peut se prévaloir un migrant est d’être reconnu comme force de travail, unique identité sociale concédée sur la base d’une réduction de tout son être à sa seule fonction économique, on reconnaîtra alors que la situation de Tahar est encore moins aisée, puisqu’il ne vient pas en France pour travailler, et qu’il est en plus travaillé en son for intérieur par la question de la culpabilité de son frère. Le désœuvrement est ainsi total, et propice aux vagabondages fiévreux de l’imagination, aux erratiques et extravagantes saillies de l’inconscient qui ravage le psychisme du héros, comme au bord du somnambulisme, et dont l’esprit fuit de toute part comme un bateau qui prendrait l’eau.

 

Quoi de pire en effet pour un ouvrier (et le corps si finement musculeux de Tahar, ainsi que quelques plans tournés en Tunisie, témoignent du travail agricole qui en a modelé les formes) que de ne pas travailler, de ne rien ouvrir par son travail ? Ses divagations ne l’entraînent-elles d’ailleurs pas intuitivement dans un chantier où il pétrit pour rien, mécaniquement, du ciment mélangé à de l’eau ? Désœuvré parce que son habitus d’ouvrier ne trouve rien sur quoi s’exercer pratiquement, Tahar ne dispose alors que de sa subjectivité ouverte aux flots de perceptions issues d’un monde inconnu et mêlées aux souvenirs lointains ainsi qu’aux images inconscientes. Le désoeuvré est aussi le désorienté, l'étranger perdu dans l'étrangeté d'un pays qui n'est pas le sien, et dont ses habitants (y compris les Tunisiens qui vivent à Marseille) ne lui apparaissent jamais comme des proches ou des semblables (la figure de l'étranger, c'est par essence celle du dissemblable, du non-ressemblant, et comme on le verra, de l'impropre). C’est, notons-le, la grande situation du cinéma moderne, depuis la néoréalisme italien et la Nouvelle Vague française, que de mettre en scène des personnages désœuvrés qui, pour parler comme Gilles Deleuze qui en a si bien fait l’analyse dans L’Image-temps (éd. Minuit, 1985), font tout à la fois l’épreuve de la faillite de l’enchaînement habituel des actions, et la montée imprévisible de pures perceptions qu’aurait normalement endigué le régime habituel de l’action (autrement dit du travail pour Tahar), et qui trahissent l’incroyable et l’intolérable du monde vécu. Entre les visages bruts du (sous)prolétariat marseillais qui peuvent rappeler le cinéma de Pier Paolo Pasolini (et la granulosité de l’image redouble pareillement le grain travaillé des peaux), des zébrures oniriques et saturées que l’on peut rapprocher des films les plus expressionnistes qu’Ingmar Bergman tournait à cette époque, et une trajectoire erratique en bien des points semblable à celle du personnage éponyme de Wanda (1970), l’unique film de Barbara Loden, car désindexée de toute obligation quant aux représentations héroïques classiques, Lettre à la prison figure dans les crevasses de ses images et les béances de sa bande son la pente schizoïde d’un homme dont les ruminations psychiques risquent à tout moment l’abolition dans un mouvement océanique sans fin.

Corps désirable, sujet indésirable

A quoi rêve Tahar ? C’est d’abord ces images lancinantes, telles des vagues auxquelles s’accorde le ressassement d’un homme piétinant dans sa parole, et montrant le héros peiner à mettre la main sur sa veste qui semble échapper à toute prise. Perdre sa veste, c’est symboliquement perdre la face, c’est perdre sa dignité sociale, si faible soit-elle (la veste est cette seconde peau sociale accueillant dans ses plis intimes les papiers d’identité attestant la légitimité et la légalité de la présence de l’étranger). Dans un autre rêve, c’est le travail agricole qui paraît devoir déboucher sur la lutte anticoloniale (l’épouvantail abattu par la bêche du protagoniste travaillant la terre). Dans un autre rêve encore, c’est le flot océanique de cheveux d’une femme les relevant pour révéler son visage qui semble être celui de la femme assassinée par son frère à coup de hache. La réitération frénétique de ce meurtre fantasmé (on apprendra à la fin du film que son frère était aux yeux de la loi le coupable idéal alors qu’il n’en est rien) initie une série métonymique au sein de laquelle on peut croiser autant le rêve de l’épouvantail abattu par la bêche que cette autre séquence articulant dans le réel une cigarette s’éteignant et dans le rêve une flûte passant de main en main. Tous motifs représentatifs d’une fonction phallique dont la charge érotique se renverse en pulsion mortelle. Lettre à la prison voit très juste quand il rend sensible le double mouvement contradictoire du désir du dominé racisé pour la femme appartenant au groupe racial dominant afin de s’émanciper de l’impuissance qui l’afflige, et de la non-viabilité d’un désir symboliquement frappé d’interdiction sociale.

 

La femme blanche, totem et tabou de la société française pour le migrant originaire du pays anciennement colonisé. Et cela est encore plus manifeste quand Tahar rencontre une femme qui multiplie les signes d’indépendance (elle boit, fume, entraîne le héros sur la plage, urine devant lui, et l’allume ostensiblement). Intelligence de Marc Scialom qui montre comment l’attirance entre deux personnes peut être médiatisée par la reconnaissance structurale chez l’autre d’un rapport de domination (domination de genre pour la femme, de race pour l’homme), mais qui en même temps met en scène le faux raccord entre un homme qui identifie dans son délire attirance sexuelle et meurtre afin de prévenir toute tentation de transgression du tabou, et une femme qui identifie dans le désir de l’autre racisé (qui n’en reste pas moins un homme, c’est-à-dire appartenant sur le plan des rapports de genre au groupe dominant) la potentialité fantasmatique du viol. « Quand je te vois, je vous vois tous » lui dit-elle, et c’est alors Tahar qui, dans la magie d’un raccord délirant, se démultiplie pour devenir à lui tout seul le groupe auquel il est censé racialement appartenir, et fondre sur la femme comme pour la dévorer. C’est un autre clivage qui participe à la désorientation du personnage, et qui détermine là aussi le morcellement narratif et filmique de Lettre à la prison : comment vivre quand son corps est sexuellement désirable mais que son identité sociale, elle, ne l’est pas ? Comment à la fois vouloir désirer le corps de l’autre, et s’en empêcher au point où il faut imaginer un meurtre pour re-signifier le tabou qui marque l’existence des rapports sexuels quand ils sont surdéterminés par l’intrication des rapports sociaux de genre et de race ? On comprendra mieux la présence de ce bestiaire qui accompagne Tahar, tous animaux symptômes plutôt que symboles de l’obligation sociale pour le migrant qu’il est, soit de se fondre et disparaître dans son environnement (le caméléon avec lequel jouent des enfants), soit de travailler pour se justifier d’exister (le cheval de trait lors des travaux agricoles), pendant que le chien sans collier signalerait les situations d’errance, d’abandon et de déréliction. Mais ces animaux ne manifestent-ils pas aussi l’indignité humaine dans laquelle est conduit le migrant, l’infériorité dans laquelle il est cantonné, réduit à la seule nudité de son corps ? Et cette nudité, cette « vie nue » dirait Giorgio Agamben, renverrait alors le migrant à la seule réalité des pulsions animales que l’ancien colonisé, censément moins humain que le colon, ne saurait contenir, comme l’ont martelé des siècles de représentations collectives stigmatisantes.

Corps (in)visible, subjectivité coupable

Le désir sexuel est donc l’expression la plus pointue de la situation d’un corps d’exception dont l’infériorité et la minorité sociales sont le produit de l’histoire coloniale ayant aliéné son pays d’origine, et dont l’aliénation perdure par effet d’hystérésis bien après la décolonisation. Et la pointe de cette expression, son bout brûlant comme une cigarette, tranchant comme la hache ou la bêche, c’est le sentiment d’une culpabilité qui pèse de tout son poids symbolique sur le corps d’exception du migrant (post)colonial. Il y a du Franz Kafka dans Lettre à la prison (un écrivain qui, ce n’est pas un hasard, s’est toujours intéressé aux animaux dans ses récits), grand film sur la culpabilité entendue comme relation de domination instruite du dehors vers le dedans, du tout social vers l’individu, ne reposant in fine sur aucune cause réelle et sérieuse, et qui dépossède l’individu placé sous la lumière du jugement culpabilisateur de ses attributs humains au point d’en faire une sale bête. Comme si la culpabilité, cette perte du propre qui salirait honteusement, était un fait ontologique, existant bien avant que des individus n’en soient les incarnations particulières. C’est le côté archéologique du film de Marc Scialom, qui par ailleurs multiplie les séquences où le protagoniste entretient un rapport avec la terre (statues, masques, seau de ciment, etc.), ceci afin d’identifier son geste esthétique avec celui du moulage. Faire un plan (ce que disait déjà en substance le critique André Bazin), c’est faire de la pellicule argentique impressionnée par quelques rayons lumineux un moule accueillant la trace documentaire du réel filmé. C’est constituer l’archive de cette trace. Lettre à la prison représente tout à la fois, par-delà la conscience de son réalisateur quand il était en train de le tourner, le monument funéraire attaché à archiver la présence de Tahar Aïbi (c’est la grande sensualité des plans fragmentant son corps et témoignant de l’amitié du cinéaste pour son acteur), et un traité de la culpabilité qui ne cesse pas de s’imprimer partout (dans les journaux, sur les murs, dans les propos de tel quidam, etc.), et dont les traces constituent l’archive d’une culpabilité qui fonde et commande le regard social dominant s’exerçant sur le migrant. Car le migrant, tels que l’incarnent Tahar et son frère, est coupable. Forcément. Salement. Coupable de travailler à la place d’un travailleur national, dira le sens commun raciste. Coupable de ne rien faire et de profiter du système social français, dira le réactionnaire. Coupable de représenter l’échec du projet colonial français, diront ses nostalgiques qui ainsi veulent s’exonérer de la culpabilité d’avoir échoué, quand, du point de vue de certains parmi ceux qui ont refusé pareil système, le migrant rappelle leur culpabilité d’avoir vécu dans un système qui a existé et dont ils ont pu relativement ou indirectement profiter. Coupable de voler, et donc violer, et donc tuer les femmes françaises qui, pense fortement l’ignoble sexiste, sont censées lui revenir de droit (le droit étant celui bien sûr du patriarcat). C’est cette culpabilité qui taraude Tahar, qui lui démantibule le corps, qui le fait déambuler dans le labyrinthe des rues filmées en travelling et dans celui de son cerveau, et qui surtout détermine les rapports complexes que tout migrant entretient avec la question de la visibilité, question ô combien cinématographique et politique.

 

Déjà le rapport aux animaux que Tahar entretient, en plus de trahir son indignité sociale ou sa supposée fureur sexuelle (celle-là même qui a autorisé l’arrestation de son frère), désigne également que le migrant dispose d’une visibilité moins légitime que les dominants. Il est caméléon qui doit se fondre dans le monde extérieur, cheval de trait qui doit s’accomplir uniquement dans le travail, chien rejeté par tous et abandonné dans les rues. Il faudra un jour mener l’enquête sociologique qui rendra compte des déterminants sociaux expliquant l’incroyable attachement que les individus ayant connu des trajectoires migratoires (et qui pour certains sont originaires de pays majoritairement ruraux) éprouvent pour leurs animaux de compagnie. Cet élan affectif ressenti par le migrant (post)colonial, qui ainsi pourrait se substituer au désir impossible pour la femme française, dit follement que Tahar se vit comme un chien, parce qu’il est coupable de ne pas être suffisamment humain, à l’instar de Joseph K. dans Le Procès de Franz Kafka au terme duquel le héros lâchait avant son exécution ces ultimes mots : « … comme un chien ». C’est alors cette séquence profondément bouleversante, montrant Tahar prendre finalement le train pour Paris. Dans le wagon où il se trouve avec son chien et trois autres voyageurs, son animal vomit sur sa valise, entraînant la réprobation théâtrale d’une mère de famille voulant protéger son jeune enfant d’un pareil spectacle infâme. Alors, imprévisiblement, Tahar jette son chien, son seul compagnon de tout le film, par la fenêtre du train en marche. Et le plan est répété plusieurs fois selon une logique du faux raccord lyrique digne du cinéma muet, comme si le faire un nombre infini de fois voulait signifier l’effort surhumain pour effacer une trace ineffaçable. Mais en même temps c’est aussi le sentiment contraire qui est éprouvé par le spectateur, comme si Tahar n’arrivait pas à se séparer de son chien quoi qu’il fasse. Cette séquence ramasse puissamment la condition symbolique faite aux migrants dans leur rapport au propre et au visible : s’ils échouent à se cantonner à la plus grande invisibilité, si le moindre écart à l’obligation d’invisibilité se produit, c’est la visibilité la plus infamante dont ils écopent, la plus dégradante, la plus salissante, celle qui requiert l’effacement au point où celle-ci se vit presque sur le monde de l’automutilation affective. Le chien, le vomi, l’animal, la déjection : devenir visible pour l’invisible qu’est le migrant (post)colonial s’effectue sur le mode symboliquement négatif de l’impropre, de la culpabilité et de la honte. Tahar ou l'homme de peu qui compte pour rien : on songe à l'ouvrage collectif dirigé par l'anthropologue Jean-Claude Beaune, Le Déchet, le rebut, le rien publié en 1999 par les éditions Champ Vallon. Tahar ou l'homme du neutre ou de l'indécision : on pense, outre à Maurice Blanchot, au héros éponyme de la nouvelle intitulée Bartleby (1853) de Herman Melville dont l'une des adaptations cinématographiques sous la forme d'un court-métrage réalisé en 1993 par Véronique Tacquin porte justement pour titre Bartleby ou les hommes au rebut. Tahar ou l'homme de la procrastination, le "procrastinateur" qui remet toujours au lendemain des actions qu'il pourrait accomplir le jour même : on songe encore au héros éponyme Oblomov (1859) d'Ivan Gontcharov. Tahar victime de "oblomovisme" ou de "oblomoverie" (Pierre Cahné), ce mélange de léthargie, d'apathie, d'engourdissement et d'aboulie qui trahissent symptomatiquement l'anxiété du racisé (post)colonisé. C'est alors le terrible mouvement contradictoire exprimé par Lettre à la prison : alors que Tahar se convainc mentalement de l'innocence de son frère, il réalise la culpabilité générale dont tout migrant hérite de par sa situation (post)coloniale et cette culpabilité le neutralise, littéralement elle le pétrifie. Il faudrait là encore que la sociologie s’empare de la question de la mise en regard de la visibilité stigmatisante des migrants (post)coloniaux contraints à l’invisibilité sociale, et de la sur-visibilité stigmatisée comme telle de leurs enfants, ces jeunes individus d’ascendance migratoire et post-coloniale qui habitent les quartiers populaires de la relégation sociale, et qui inspirent une telle peur comme on l'a vu lors des révoltes de l'automne 2005 et de la surenchère médiatique et sécuritaire qui les aura accompagnées.

 

files/images/Films/lettrealaprison/lettrealaprison1.jpg

 

De la honte (subie par les parents, voulue par leurs enfants qui, comme l’a dit Sidi Mohammed Barkat, ont hérité du « corps d’exception » de ces derniers) d’être visible pour les individus voués socialement à l’invisibilité, l’impropriété et l’impuissance ; de la culpabilité des invisibles devenus presque par effraction visibles, la visibilité des dominés faisant alors tache pour la visibilité des dominants : voilà ce dont traite Lettre à la prison de Marc Scialom comme pas un film français ne l’avait fait de manière si originale et bouleversante, ni il y a quarante ans, ni aujourd’hui (sauf à citer les films des jeunes cinéastes Rabah Ameur-Zaïmeche et Abdellatif Kechiche, ainsi que La Blessure de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval en 2004). N’est-ce d’ailleurs pas l’étroite intrication vécue par le migrant (post)colonial de la culpabilité et de la visibilité, de l’impropriété et de la honte, qui expliquerait la visite différée par Tahar de son frère incarcéré ? Différé qui, marque de la procrastination, ferait du héros un avatar insoupçonné du russe Oblomov et qui, en résultante de son « oblomoverie », vaudrait comme le contretemps devant écarter toujours plus les plaques tectoniques de la culpabilité et de la visibilité, de l’infamie et de la honte, de l’impropriété et de l’impuissance. Comme le contretemps de l’innocence du propre opposé au temps de la culpabilité de l’impropre. C’est très exactement ce que dit le frère aîné à Tahar à la toute fin du film, une phrase pour nous à jamais inoubliable : « Ne viens pas me voir si tu es innocent ».

 

 

Mardi 29 décembre 2009


Ce texte est, avec quelques modifications, paru une première fois dans le volume bilingue franco-italien Marc scialom : impasse du cinéma. Exil, mémoire, utopie (éd. Artdigiland.com, 2012, p. 212-249) et une seconde dans "La parole perdue et retrouvée de Marc Scialom", Cinéma hors capital(e), n°4 (éditions Commune, 2015, p. 108-129).

Écrire commentaire

Commentaires: 0