Lors de son intervention à l'occasion de la première conférence sur « l'idée du communisme » organisée par Alain Badiou et Slavoj Zizek à Londres en mars 2009, Jacques Rancière a commencé en posant d'emblée comme condition de discussion la contradiction suivante à partir du moment où est reposée à nouveaux frais la question du communisme : « (…) il est légitime de remettre sur le tapis quelques questions élémentaires et de prendre en compte quelques simples faits. Le premier fait est celui-ci : le mot de communisme ne désigne pas seulement des mouvements glorieux et des pouvoirs d'État monstrueux du passé. Ce n'est pas un nom délaissé ou maudit que nous aurions la charge héroïque et périlleuse de relever. "Communiste" est aujourd'hui le nom du parti qui gouverne la nation la plus peuplée et l'une des puissances capitalistes les plus prospères du monde » (« Communistes sans communisme ? » in L'Idée du communisme. Conférence de Londres, 2009, éd. Lignes, 2010, p. 231).
L'immédiate conclusion tirée par Jacques Rancière de ce préambule à son intervention est alors la suivante : « Ce lien présent entre le mot "communisme", l'absolutisme étatique et l'exploitation capitaliste doit être présent à l'horizon de toute réflexion sur ce qu'il peut aujourd'hui signifier » (idem). S'il est évident que la nation dont il est question ici est la Chine, la problématique posée par le philosophe et relative aux obscures liaisons établies dans la société chinoise entre la notion de communisme d'une part, l'autoritarisme étatique d'autre part et enfin l'exploitation capitaliste détermine largement le désir artistique des meilleurs cinéastes chinois contemporains, au risque courageusement assumé par eux que leur carrière elle-même vienne buter sur les contradictions formant le cœur de leur projet cinématographique respectif.
Plus radicale que la génération précédente (la fameuse « cinquième génération ») dont l'enthousiasme critique des débuts (par exemple Le Voleur de chevaux en 1986 et Le Cerf-volant bleu en 1993 de Tian Zhuangzhuang) a progressivement laissé place aux logiques consensuelles des fresques à costumes et des films décoratifs tant réalisés par Zhang Yimou (tels Hero en 2002 et Le Secret des poignards volants en 2004, des films surfent sur la vague du genre du film de sabres chinois – le wu xia pan – revisité de manière high-tech par Tigre et dragon d'Ang Lee en 2000) que par Chen Kaige (L'Empereur et l'assassin en 1999 ou encore Wu ji, la légende des cavaliers du vent en 2005), la « sixième génération » formée par des cinéastes comme Jia Zhangke, Zhao Liang (auteur des documentaires Crime et châtiment en 2007 et Pétition : la cour des plaignants en 2009), Du Haibin (auteur du documentaire 14 28 en 2009) et surtout Wang Bing a préféré délaisser le régime représentatif de la dépense somptuaire et consensuelle promouvant la grandeur épique et lyrique de la Chine éternelle.
C’est une approche esthétique et politique infiniment plus audacieuse que ces derniers cinéastes ont voulu privilégier, tantôt en réinvestissant la forme documentaire et la durée filmique, tantôt en inventant d'originaux agencements entre documentaire et fiction, et ce afin de rendre compte des apories d'une société chinoise ayant réussi l'articulation a priori antithétique entre l'imaginaire communiste marqué par la séquence historique maoïste et le réel d'un État à la fois autoritaire sur le plan des libertés individuelles et collectives et néolibéral sur celui de son inscription dynamique depuis une bonne vingtaine d'années dans le capitalisme mondialisé. Rendre compte de cette double (voire triple) peine vécue par le peuple chinois assujetti aux lois d'une sphère étatique particulièrement rigide et pesante ainsi qu'aux normes de l'exploitation capitaliste la plus dure (l'hégémonie du pouvoir chinois actuel s'établissant en plus au nom d'une idéologie qui s'énonce encore sous le nom de communisme) : voilà une tâche que se sont assignés ces cinéastes, et parmi eux, Wang Bing dont les propositions cinématographiques représentent peut-être la part la plus radicale offerte par cette « sixième génération ».
Il suffit de prendre en considération l'ambition extrême dont témoigne son tout premier long métrage intitulé A l'ouest des rails (Tie Xi Qu en chinois), un documentaire d'une durée hors-norme de 551 minutes qui donne l'illusion d'avoir enregistré en temps réel la lente destruction programmée d'un vaste quartier industriel situé dans le district de Tiexi, une subdivision administrative de la ville de Shenyang (anciennement Moukhden) dans la province chinoise du Liaoning. C'est entre 1999 et 2003 que Wang Bing, ayant étudié durant les années 1990 la photographie à l'institut des arts plastiques Lu-Xun à Shenyang puis au département photographie de l'académie du film de Pékin, filma avec patience et sans autorisation une cité ouvrière qu’il a parcourue dans tous les sens, et dont la « rouille » et les « vestiges » ont été enregistrés pendant plus de neuf heures à l'aide d'une toute petite caméra DV. En travelling le long des « rails » (« Rouille », « Vestiges » et « Rails » étant les titres respectifs des trois parties successives du documentaire), Wang Bing a su quadriller un « paysage humain » (Nazim Hikmet) dont l'agonie aurait été sinon quasiment imperceptible à l’œil nu.
Ce coup d'essai fut un inoubliable coup de maître : le film a d'ailleurs été classé septième des dix meilleurs films de la précédente décennie par les Cahiers du cinéma. Il est également très probable que A l'ouest des rails de Wang Bing ait suffisamment impressionné son collègue Jia Zhangke pour lui donner le désir de réaliser un film semblable, 24 City (2008), portant sur une autre cité industrielle dont le passé raconté par plusieurs témoins s'efface au profit d'un présent non plus voué à la gloire de la classe ouvrière chinoise incarnant l'industrie nationale mais à la promotion résidentielle d'une nouvelle bourgeoisie ayant émergé avec la mondialisation et la financiarisation du capital (comme le dirait l'économiste François Chesnais). Comme l'explique Wang Hui à l'occasion d'une autre intervention lors de la conférence de Londres de 2009 portant sur « l'idée du communisme » : « La réforme économique de la Chine commencée dans les années 1980 s'est traduite par des progrès considérables, mais elle a également conduit à une re-différenciation sociale » (« Notre avenir en débat : la politique intellectuelle dans la Chine contemporaine » in L'Idée du communisme, opus cité, p. 291).
Cette « re-différenciation sociale » est bel et bien l'objet des films respectifs de Wang Bing et de Jia Zhangke qui montrent, pour le premier avec A l'ouest des rails à l'aide du plan-séquence et de ses vertus à la fois duratives et documentaires, et pour le second avec 24 City à l'aide du témoignage face caméra et de l'alternance indifférenciée entre séquences documentaires et séquences fictionnelles, les processus objectifs du déstructuration de la classe ouvrière dont la ressaisie subjective, compensant symboliquement une politique d'expropriation, s'en réapproprie le récit afin d'en éclairer la portée la moins sue et la plus intime.
A la politique économique expropriante du pouvoir étatique en fonction d'une volonté de développement national et international indexé sur les mouvements mondiaux du capital répondent les figures éthiques des ouvriers des films respectifs de Wang Bing et Jia Zhangke qui manifestent, par leurs mots ou par leurs silences, avec leurs visages et avec leurs mains, une subjectivité populaire qui n'est pas entièrement rabattue sur les principes d'assujettissement appliqués par l'État chinois. Le peuple interpelé par le cinéma pour exprimer en mots et en corps, de manière documentaire ou de façon fictionnelle, la réalité d'une « désidentification » d'avec l’État : telle est l'opération identiquement esthétique et politique menée par les auteurs de A l'ouest des rails et de 24 City.
On continue alors de rêver à l'existence de films semblables réalisés dans le cadre de pays occidentaux qui ont également connu des processus homologues de restructuration historique du tissu industriel ayant induit une dislocation des collectifs ouvriers. L'équivalent de tels films, introuvables en Europe quand ceux qui existent sont invisibles en Chine pour raisons de censure, serait par exemple offert par les enquêtes sociologiques de chercheurs français comme Stéphane Beaud et Michel Pialoux, les auteurs du mémorable Retour sur la condition ouvrière publié aux éditions de La Découverte pour la première fois en 1999. Toutes choses qui du coup entraînent une relativisation de la contradiction chinoise posée par Jacques Rancière entre autoritarisme d'État et économie de marché dérégulée, et qui ont d’ailleurs relevée par Wang Hui : « La rhétorique de la prétendue contradiction de la Chine – entre autres une économie de marché avec un État autoritaire – n'est pas uniquement une contradiction chinoise, mais une contradiction du néolibéralisme qui résulte du fait que la privatisation, la marchandisation et la dérégulation ou la stabilisation au nom du retrait de l'État sont toujours compatibles avec le désir d'un nouveau genre d'État fort. L'auto-contradiction ou l'argument paradoxal est une caractéristique du néolibéralisme, qui tend à dissimuler en particulier le rapport entre son idéologie et sa pratique, par exemple la juxtaposition de la division entre la politique et l'économie, le retrait de l'État et l'intervention étatique dans l'imposition du processus de privatisation, l'existence du pouvoir politique dans les activités marchandes. Le néolibéralisme est par voie de conséquence une idéologie qui a été utilisée pour défendre le processus de redistribution de la propriété publique au nom des prétendus droits de la propriété privée » (ibidem, p. 299).
C'est pourquoi il est légitime d'affirmer que les films de Jia Zhangke et de Wang Bing représentent parmi les meilleures œuvres de cinéma contemporaines consacrées au devenir de la condition ouvrière, de la division du travail et de la lutte des classes au niveau international, du néolibéralisme tel qu'il commande la mondialisation et la financiarisation du capital, ainsi que du communisme comme nom encore possible et souhaitable d'une réelle politique d'émancipation dont l'actualisation s'effectuerait en séparation ou exclusion de la sphère étatique.
Pour Jia Zhangke, la réalisation de I Wish I Knew (2010) à la suite de 24 City représenterait le passage idéal entre la question des effets subjectifs relatifs aux orientations d'une politique économique qui privilégie, au détriment du monde industriel et ouvrier paradigmatique du point de vue étatique et idéologique, de nouveaux secteurs productifs davantage liés au capitalisme financier, et celle des effets subjectifs appartenant aux migrations internes vécues par le peuple chinois tout au long de la séquence historique menant de l'occupation japonaise à la victoire des communistes, depuis la « Longue marche » les ayant opposé entre 1934 et 1935 aux nationalistes du Kuomintang dirigé par Tchang Kaï-chek, jusqu'à la seconde guerre sino-japonaise entre 1939 et 1945. Et de la proclamation de la Chine populaire en 1949 jusqu'au redémarrage économique de Shanghai décidée par Deng Xiaoping à partir de 1992 afin d’autoriser la cité à redevenir le premier centre financier du continent asiatique.
Le passage entre les deux films de Jia Zhangke introduit donc la question historique du communisme, de la prise de pouvoir étatique aux nouvelles orientations économiques néolibérales, en posant entre autres la question de la figure du sujet militant doublement évanouie au profit, successivement, du bureaucrate de parti des années 1950 aux années 1970 lui-même remplacé par la figure actuelle du « golden boy », héraut chinois du capitalisme financiarisé. La figure du sujet militant dont la persévérance et la fidélité témoignent du réel de l'idée du communisme, alors même que l'État qui s'en réclame institue pour les personnes qui en menacent l'hégémonie les zones d'exception en marge du pays, constitue désormais le (double) centre des nouveaux longs métrages de Wang Bing.
Après la réalisation du court-métrage de fiction Brutality Factory qui appartient au film collectif L'État du monde (2007), puis de deux documentaires tournés successivement en 2008 et 2009 et respectivement intitulés L'Argent du charbon et L'Homme sans nom, Wang Bing jouit aujourd'hui d'une double actualité puisque sortent concomitamment deux films considérés par ce dernier comme les deux panneaux complémentaires d'un seul et même diptyque. Il s’agit de Fengming, chronique d'une femme chinoise (2007) présenté au 60ème Festival de Cannes en séance spéciale et du film Le Fossé (2010) produit et diffusé par la chaîne franco-allemande Arte, le premier se présentant sous la forme d’un long documentaire de plus de trois heures consacré à la parole abondante d'une vieille militante communiste naguère victime du pouvoir étatique, quand le second film propose pendant deux heures la reconstitution fictionnelle d'un des épisodes les plus tragiques vécus par celle-ci ainsi que par son mari à l'époque des purges antidroitières menées par l'État chinois à la fin des années 1950.
Cette double programmation d'une durée totale de 305 minutes constitue, après les 551 minutes de A l'ouest des rails il y a neuf ans, un événement cinématographique et plus gérénalement artistique majeur (c'est en raison de la sortie conjointe de ces deux films que Wang Bing vient d'être nommé par l'université Paris VIII Saint-Denis docteur honoris causa), notamment parce qu'il expose des images sonores et visuelles appartenant à des réalités historiques plutôt méconnues ici en France quand elles sont là-bas carrément déniées.
Le cœur diégétique de ce diptyque ressortit du mouvement anti-droitiste initié en plusieurs vagues par le parti communiste chinois à l'encontre de certains de ses cadres considérés comme éloignés de la ligne politique générale. Plus de 550.000 personnes furent victimes de véritables purges (qui servirent aussi à refonder le personnel de certains secteurs du pouvoir étatique, comme l’appareil judiciaire), d'abord en juillet 1957 à l'époque de la « campagne des cent fleurs », puis en août 1959 lors de la conférence de Lushan.
Autocritiques féroces, séances de luttes virulentes (Thamzing pour employer le terme d'origine tiébtaine alors emplyé), exécutions ou déportations en direction de camps de rééducation par le travail furent donc le lot de plusieurs centaines de milliers de militants dont les peines ont été maintenues jusqu'en 1979, comme elles ont pu absurdement connaître un nouvel élan lors de l'épisode de la révolution culturelle à partir de 1966. Ce qui fut le sort de Fengming He dont Wang Bing prit connaissance de l'histoire en particulier à partir du moment où il découvrit à Paris un ouvrage intitulé Adieu Jiabiangou,le récit de Xianhui Yang qui est l'un des survivants du camp de Jiabiangou (l'autobiographie de Fengming He, intitulée Ma vie en 1957, demeure quant à elle inédite en France).
Ce camp situé dans la région désertique de Gansu au nord-ouest du pays a accueilli entre 1957 et 1961 3.000 prisonniers politiques (dont le mari de Fengming), et au moins 2.500 y moururent de faim ou d'épuisement. Ce camp parmi d'autres s'inscrivait dans la logique étatique de la rééducation par le travail (Laojiao) dont l'abolition proposée en débat en 2007 ne semble pas avoir été définitivement actée (resteraient aujourd'hui encore plus de 300.000 détenus dans ces prisons). Entre février et juin 1957, Mao Tsé-toung est dans une situation difficile : le premier « bond en avant » de 1955 (il sera suivi par un second entre 1958 et 1960) ne se solde pas, en termes de collectivisation des terres, par les résultats escomptés, et les partisans plus orthodoxes d'un socialisme graduel ou progressif, à l'instar de Zhou Enlai, Deng Xiaoping et Liu Shaoqi, dominent Mao lors du huitième congrès du parti communiste chinois de septembre 1956. Son discours demandant à ce que « cent fleurs s'épanouissent » de mai 1956, suivi par celui demeuré fameux de février 1957 portant sur « la juste solution des contradictions au sein du peuple », amorcent une « campagne de rectification » ayant autant pour but d'appeler les masses mécontentes des orientations économiques à exercer leurs critiques sur l'appareil bureaucratique mis en place depuis la prise de pouvoir de 1949, que de permettre à Mao de restaurer sa légitimité au sein du parti en s'appuyant sur le mécontentement populaire d'alors.
Sauf que la critique de la base toujours plus sévère s'exerce de manière multiple, dans la jeunesse, dans les usines comme dans les organes de contrôle du parti qui commence en conséquence à craindre une révolte générale. La réaction sera brutale, et c'est un mouvement relativement semblable qui se répétera presque dix ans plus tard avec l'autre séquence (la dernière : il s’agit de la « révolution culturelle ») d'agitation générale initiée par Mao et lui ayant permis de s'appuyer sur le peuple afin de contester la ligne générale du parti communiste chinois. Cette histoire, non dite ou si peu et non sue ou si mal, il faut lui rendre en Chine une visibilité et une audibilité qu'elle ne possède pas en elle-même tant l'État chinois actuel n'a que faire des récits des vaincus, autrement dit les récits de ceux qui ont cru dans un communisme pour lequel l'État n'en aurait permis l'avènement qu'en s’auto-dissolvant et disparaissant avec lui. Et c'est précisément la tâche que s'est donnée en deux temps Wang Bing, d'une part en prenant tout le temps nécessaire pour filmer la militante Fengming en consignant son précieux témoignage, et d'autre part en imaginant en bordure du désert de Gobi, et au risque de la dénonciation aux autorités policières, le fonctionnement du camp de Jiabiangou tel qu'il est raconté par Fengming (comme il l’a été par Xianhui Yang).
« Enfoncé dans les fossés » : tel est le sens du mot chinois « Jiabiangou », et c'est pourquoi le premier long métrage de fiction (après Brutality Factory qui était un court-métrage de fiction portant sur la torture et hanté par les fantômes des bourreaux et des victimes indistinctement d’hier ou d’aujourd’hui) réalisé par Wang Bing et portant sur le camp de Jiabiangou se nomme en anglais The Ditch et en français Le Fossé. Les « cent fleurs » promises par Mao auraient-elles nécessairement dû pousser sur l'humus formé par les corps en décomposition des militants communistes et autres cadres du parti alors considérés comme droitiers, en conséquence condamnés à l'horreur des camps de rééducation par le travail et enterrés après épuisement et famine dans des fosses communes ?
L'histoire chinoise des contradictions d'un communisme étatisé qui a pratiqué les purges politiques des militants communistes critiques ou réfractaires au profit de la perpétuation et de la reproduction de la domination sociale de la classe bureaucratique et dirigeante n'a pas encore été écrite par le peuple chinois. Cette histoire qui reste encore à écrire est, pour parler comme Walter Benjamin, celle des vaincus (autrement dit ici les militants communistes) d'une histoire la plupart du temps rédigée par les vainqueurs (soit la classe bureaucratique propriétaire du parti-État communiste). On comprend alors mieux l'importance majeure du diptyque réalisé par Wang Bing au sens où il propose d'originales « archives audio-visuelles » pour des temps démocratiques futurs – pour le temps de la « démocratie à venir » aurait dit Jacques Derrida. « Archives audio-visuelles » qu'il a fallu pour le cinéaste chinois constituer sur le double versant du documentaire (l'enregistrement filmique du témoignage de Fengming) et de la fiction (la reconstitution imaginaire du camp dans lequel mourut son mari), quand la tâche cinématographique impartie à Andrei Ujica avec L’Autobiographie de Nicolae Ceausescu et Rithy Panh avec Duch, le maître des forges de l’enfer aura plutôt consisté à « re-dialectiser » (Georges Didi-Huberman, op. cit.) les archives existantes en les extirpant par le montage de leur cadre idéologique et propagandiste originaire.
Mais, qu'entend-on précisément par une « archive audio-visuelle » ? La formule provient de la lecture faite par Gilles Deleuze de la pensée philosophique de Michel Foucault, en particulier dans le chapitre intitulé « Les strates ou formations historiques : le visible et l'énonçable (savoir) » (in Foucault, éd. Minuit, coll. « Critique », 1986, p. 55-75 – par exemple p. 58). Dork Zabunyan est récemment revenu sur cette problématisation deleuzienne des disjonctions entre ce qui se dit et se voit chez Michel Foucault et telle qu'elle a été imprégnée par le travail accompli au début des années 1980 à l'occasion des deux volumes consacrés par Gilles Deleuze au cinéma (Cinéma 1. L'image-mouvement en 1983 et surtout Cinéma 2. L'image-temps en 1985 avec les cinéastes modernes ayant justement pratiqué, de Marguerite Duras à Jean-Marie Straub, les plus grands écarts disjonctifs entre la bande visuelle et la bande sonore) : « L'adjectif est composé ; il est formé de deux éléments distincts qui renvoient respectivement à l'ordre de ce qui est dit ou entendu et à l'ordre de ce qui est vu. Ces deux éléments caractérisent les deux parts du "savoir", considéré par Deleuze comme l'un des trois grands axes de l’œuvre de Foucault, le "pouvoir" et la "subjectivation" désignant les deux autres (…) C'est pourquoi le savoir est dit "biforme", et son archéologie est constituée d'archives "audio-visuelles" » (in Les Cinémas de Gilles Deleuze, éd. Bayard, coll. « Logique des images », 2011, p. 83).
Les « archives audio-visuelles » mises au point par Wang Bing appellent, en regard de l'existence du pouvoir étatique dont les capacités de censure et de nuisance ne s'exercent en Chine qu'en proportion de l'assujettissement qu'il institue sur le peuple, la constitution minoritaire « dissensuelle » (Jacques Rancière) d'un savoir radicalement hétérogène aux savoirs d'État. Il s'agit d'un savoir dont le caractère « biforme » est assumé par la forme du diptyque avec son versant documentaire insistant sur la parole (qui fait voir l'invisible et entendre l'inaudible) et son autre versant fictionnel mettant l'accent sur l'image (qui donne à voir et entendre ou comprendre et parler par-delà les visibilités et les audibilités manquantes), dont le soubassement veut permettre le déploiement d'une archéologie du communisme historiquement contradictoire, tel qu'il a été incorporé dans la machine étatique et bureaucratique et tel qu'il s'est incarné dans la figure éthique du sujet fidèle et persévérant, et dont la destination est le prolongement exposé d'une subjectivation militante et communiste ayant résisté au désastre d'une étatisation de l'idée du communisme ayant notamment déterminé l'existence des purges politiques et des camps de rééducation par le travail.
Dans son ouvrage éponyme sur l’écrivain Raymond Roussel, Michel Foucault écrit : « parler et donner à voir dans un même mouvement..., prodigieux entrecroisement » (in Raymond Roussel, éd. Gallimard, 1963, p. 147). Gilles Deleuze, citant cette formule, la prolonge en affirmant ceci : « Parler et voir en même temps, bien que ce ne soit pas la même chose, et qu'on ne parle pas de ce qu'on voit, et qu'on ne voit pas de ce qu'on parle. Mais les deux composent la strate, et, d'une strate à l'autre, se transforment en même temps (bien que ce ne soit pas d'après les mêmes règles) » (in Foucault, op. cit., p. 73). Ne pas parler de ce qu'on voit et ne pas voir de ce qu'on parle : c'est pourquoi Wang Bing a préféré à la réalisation d'un film unique qui aurait eu pour bande sonore la voix-off de Fengming et pour bande visuelle la reconstitution fictionnelle en bordure du désert de Gobi du camp de Jiabiangou la réalisation de deux films hétéronomes.
Avec d'un côté Fengming, chronique d'une femme chinoise et son dispositif formel ultra-minimaliste qui donne le sentiment d'une prise unique et frontale de plus de trois heures concentrée sur la narratrice évoquant sa vie dans le petit salon de son appartement. Et de l'autre Le Fossé avec sa dramaturgie minimale et répétitive et son horizon plat et minéral filmé en caméra sur l'épaule et en plan large afin de montrer un lieu sans limite autre que lui-même et au sein duquel les conditions de vie concentrationnaires entraînent une déchéance symbolique, un épuisement physique et psychique, ainsi qu’une déréliction infra-verbale.
Pour le dire autrement et de manière wittgensteinienne, ce que dit l'héroïne de Fengming, chronique d'une femme chinoise, ce même film ne peut pas le (faire) voir. Et ce que montre Le Fossé ne peut pas se dire par ceux-là mêmes qui en éprouvent l’horreur. C'est dès lors l'écart existant entre les deux films qui peut assurer la formation d'une strate de savoir permettant la reconstitution archéologique, dans sa visibilité et son audibilité, d'une époque historique qui continue de durer dans le présent (par l'existence des militants ayant survécu aux purges comme par le maintien des camps de rééducation par le travail). Et ce d'autant plus que la sphère étatique fait tout ce qu'autorise son pouvoir hégémonique pour en écraser les formes subjectives et artistiques d’exposition et de narration.
Ce geste éthique de perpétuation de la subjectivité militante et résistante (exemplairement par le biais de la parole de Fengming) et de reconstitution d'une audibilité et d’une visibilité oblitérées par l’État accomplit enfin pour son initiateur la possibilité d'une restitution, autrement dit d'un partage entre génération d'expériences biographiques, d’une passation de témoin entre la génération souvent muette des militants d'hier ou d’avant-hier et la génération actuelle des personnes (Wang Bing est né en 1967) qui ignore presque tout d’une histoire qui est leur histoire. Si « notre héritage n'est précédé par aucun testament » comme le disait René Char dans une formule poétique demeurée célèbre, l'héritage n'existait même pas s'agissant du cinéaste. Et il a fallu qu'il réalise ces deux films pour rendre manifeste la dette qu'il avait contractée envers certains de ses aînés (telle Fengming) et pour qu'il instruise les processus cinématographiques de constitution archéologique d'un savoir équivalant à une « dette-héritage » valable universellement (et en particulier pour le peuple chinois).
L'expérience concentrationnaire dans sa radicale singularité est universelle, même si elle doit affronter les limitations structurales (en termes d'énonciation, de visibilité et d'audibilité) intrinsèques au traumatisme subjectivement subi et à l'effacement étatique des traces d’un crime demeurant toujours spécifique. Si la rééducation par le travail des divers régimes autoritaires n'a pas été strictement synonyme de logique exterminatrice comme avec l'exemple du totalitarisme nazi, les camps chinois (ou cambodgiens s’agissant des khmers rouges) ont déterminé un radical épuisement des corps doublement causé par la dureté des tâches à accomplir et par la raréfaction de la nourriture. Et le terme de cet épuisement a souvent été la mort : c’est pourquoi seul un quart de la population du camp de Jiabiangou a pu y survivre.
De ce point de vue-là, Le Fossé montre sans commentaires ce que Fengming, chronique d'une femme chinoise ne peut pas mettre en mot : les hommes qui sont prostrés dans un silence insondable ou rampent comme des animaux ; les hommes qui s'arrachent de leur avachissement en se nourrissant tantôt d'un rat cuit trouvé dans l’allée d’un dortoir poussiéreux, tantôt du vomi d'un camarade malade ; les hommes qui mangent en cachette des gardiens des parties du corps des prisonniers récemment décédés et enterrés et que l’on punit pour anthropophagie ; les hommes immobiles dont on ne sait plus s'ils sont encore vivants ou morts et qui meurent dans leur sommeil sans que l'on s'en rende compte. « Depuis que nous sommes en Allemagne, nous n'avons pas cessé de faire l'expérience de ce qui est possible » a écrit Robert Antelme en 1947 dans L'Espèce humaine (éd. Gallimard, coll. « Tel », 1957, p. 279).
La radicale expérience de ce qui est possible, celle qui s'inscrit en bordure de l'humain et de l'inhumain, celle qui demande en face de tel zombie du camp réveillé de sa grise léthargie devant quelques gâteaux « si c'est un homme » (Primo Levi), aura donc aussi été vécue par les victimes chinoises des purges politiques anti-droitistes. L'être humain des camps de concentration comme de rééducation reste bien, quelque soient les spécificités historiques du régime totalitaire dont il est l’assujetti, cet « indestructible qui peut être détruit » comme l'écrivait admirablement Maurice Blanchot dans L'Entretien infini à propos justement de L'Espèce humaine de Robert Antelme (cf. Robert Antelme. Textes inédits sur L'Espèce humaine. Essais et témoignages, éd. Gallimard, coll. « NRF », 1996, p. 77).
Mais, à la différence des représentations habituelles qui subordonnent la phénoménologie du camp de concentration ou d'extermination sur les images d’enceintes et de barbelés, Le Fossé montre un camp creusé sous la dure terre d'un désert sec et venteux au-dessus duquel un ciel glacé étouffe le soleil, un lieu sans limite autre que lui-même et dont l'absence de fils de fer et de murs est largement compensée par l'épuisement de corps trop affamés pour pouvoir affronter et réussir à franchir le désert lui-même. C'est là toute la caractérisation de l'État moderne en terme de « biopolitique » qu'il faudra ici répéter concernant les camps chinois de rééducation par le travail, et qui fut théorisée par Michel Foucault notamment à l'occasion de son cours de mars 1976 donné au Collège de France et intitulé « Faire vivre et laisser mourir : la naissance du racisme ».
Résumée par Alain Brossat, la thèse foucaldienne du caractère biopolitique de l'État moderne (dont le pouvoir sur la vie se précise conceptuellement en « biopouvoir ») s'énonce comme suit : « Le pouvoir-souveraineté de l'âge classique, dit Foucault, se distinguait par son souci de grandeur, d'absolu, son caractère "dramatique et sombre" ; le pouvoir moderne, conçu comme bio-pouvoir inséparable de formes réglées de savoir, se définit par son caractère englobant, continu, "savant", totalisant. Il est tourné vers la majoration de la vie et repousse la mort sur son bord extérieur » (in L'Épreuve du désastre. Le XXe siècle et les camps, éd. Albin Michel, 1996, p. 145).
Alors que A l'ouest des rails ainsi que 24 City de Jia Zhangke insistaient sur l'adossement de la politique de restructuration (qui est aussi de déstructuration) industrielle de l'État chinois sur le souci biopolitique de « majoration de la vie » résultant des déplacements massifs de populations ouvrières, Le Fossé expose l'autre face du biopouvoir quand il s'agit avec le camp de Jiabiangou de « repousser la mort sur son bord extérieur ». Après l'analyse de « l'"anatomo-politique" du biopouvoir (faire vivre) », se présenterait à nous aujourd'hui l'autre versant de la souveraineté de l'État moderne, à savoir « la "thanatopolitique" de la souveraineté (mettre à mort) » rappelle Enzo Traverso en analysant pour sa part l'héritage de la pensée foucaldienne chez le philosophe italien Giorgio Agamben (in L'Histoire comme champ de bataille, op. cit., p. 201).
Et lorsque ce dernier affirme : « Le camp est l'espace qui s'ouvre lorsque l'État d'exception commence à devenir la règle », quand il caractérise le camp comme lieu anomique de production d'un être humain qui, exclu des droits propres à la communauté politique (« zoé mais pas bios », ibid., p. 203), est dégradé en « vie nue » éliminable sans pour autant que cette élimination ne soit considérée comme étant illégale et criminelle (cf. Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, éd. Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1997), ses énoncés rendent visible une réalité représentable dans Le Fossé à partir du moment où demeurent encore vivants les militants qui, telle l'héroïne de Fengming, chronique d'une femme chinoise, persévèrent à vouloir tenir fidèlement le point de réel de la vérité de la désastreuse trahison étatique du communisme.
Et cette persévérance doit se comprendre en miroir des quelques points tenus, malgré l'avilissement de la « vie nue » programmé par le camp de rééducation environné par le désert, par les ombres quelconques et quasi-anonymes du film Le Fossé qui appartiennent, détruites mais indestructiblement, à l’espèce humaine. Nous reviendrons sur le plan magnifique qui ouvre Fengming, chronique d'une femme chinoise, un long travelling-avant qui suit la vieille femme remonter la rue afin de rentrer chez elle après avoir acheté quelques courses. Un plan qui répond en miroir à un autre plan réalisé dans la même perspective esthétique (on pense alors ici autant aux films du cinéaste hongrois Béla Tarr qu'à Gerry réalisé en 2001 par Gus van Sant lui-même inspiré par les films du cinéaste hongrois), montrant le double fictionnel de Fengming qui marche dans le désert de Gansu et tente de retrouver la dépouille de son mari.
Mais déjà, pour nous attacher au seul film Le Fossé, il faut savoir être attentif à tous les indices d'une obstination, ténue et tenue, fragile et têtue, ancrée dans le refus de la déchéance promise par le biopouvoir étatique. L'homme qui ingère les rares aliments vomis par son camarade malade le prend avec lui, l'enlace et fait un feu pour qu'ils puissent ensemble se réchauffer. Dans un amoncellement de couvertures, un homme qui semble délirer dans son sommeil récite en fait (et il faut un changement d'axe de la caméra pour le comprendre) une lettre que rédige un camarade moins faible assis à ses côtés. L'ancien professeur dégradé parce qu'il a osé contester le dogme de la « dictature du prolétariat » en lui préférant la formule de « dictature du peuple » est ressaisi dans sa dignité par celui qui se présente comme son disciple et qui lui rappelle l'ingéniosité pratique de ses inventions (comme une brouette).
La persévérance follement butée de la femme voulant retrouver le cadavre de son mari entraîne dans son sillon le jeune disciple qui l'aide à la crémation de la dépouille afin qu'elle puisse ramener les restes auprès de sa famille (cet épisode fictif en regard de la biographie de Fengming peut se comprendre comme un hommage symbolique offert par un cinéaste soucieux du tort subi par une femme qui n’a jamais pu récupérer les restes de son conjoint). Ce feu qui ressemble à celui des deux camarades se réchauffant ensemble afin de vaincre le froid et oublier la faim semble même dans un plan magnifique parvenir à dégeler le ciel afin d'y ménager une place encore timide pour un soleil jusque-là oublié.
Enfin, et c’est l’événement le moins prévisible, l'énergie de cette femme a été telle qu'elle a permis d'arracher à la déréliction ambiante le disciple et son vieux maître qui nouent ou renouent ainsi avec le désir de l’évasion. Le décès du professeur lors de leur fuite nocturne dans le désert n'aura pas contrarié la désertion de son élève dont l'une des résultantes inattendues pourrait être représentée dans le choix des autorités de fermer le camp de Jiabiangou. De la même façon, la fin de Fengming, chronique d'une femme chinoise montre la narratrice s'attabler pour lire lorsqu'elle reçoit un coup de téléphone l'informant de l'existence d'un autre survivant des purges prêt à la rencontrer pour partager leurs expériences respectives. Le montage consécutif de la séquence de l'évasion nocturne puis de celle de la fermeture du camp dans Le Fossé, ou dans Fengming, chronique d'une femme chinoise de son témoignage puis du coup de téléphone final, induit dans les deux cas un rapport métaphorique de cause à effet qui rend définitivement caduques les critiques potentielles portant sur la tentation misérabiliste et obscène de Wang Bing.
De plus, cette volonté esthétique d'être au plus près de l'os de son objet (on pense ici à Essential Killing de Jerzy Skolimowski), de se situer au ras du réel de la « vie nue » pourtant ressaisie dans sa dignité éthique (le récit des malheurs racontées par Fengming qui l'excepte du seul statut de victime) et politique (les malheurs éprouvés par les prisonniers du camp qui ne sauraient totalement déchoir dans la seule vie biologique programmée par le biopouvoir), assure aux deux films de Wang Bing d'être en opposition avec le communisme étatisé sans pour autant jamais cessé d'être puissamment matérialistes, au sens où la philosophie matérialiste, depuis le renouvellement radical de cette doctrine opéré avec Karl Marx, insiste sur le fait que l'être humain est d'abord et avant tout un « être de besoin » (comme le rappelait en un autre temps Dionys Mascolo).
Et cela vaut également pour le documentaire Fengming, chronique d’une femme chinoise en regard duquel fait figure de modèle cinématographique le récit de la grand-mère de Jean Eustache enregistré par son petit-fils dans Numéro zéro en 1970. Au bout de peut-être une heure de récit, on ne sait plus vraiment, Fengming n'y tenant plus se lève pour aller aux toilettes. Cette résistance invisible à se retenir pour aller uriner afin de ne pas interrompre son récit doit se comprendre en rapport dialectique avec la résistance légitime du spectateur affrontant la longueur inhabituelle d'un film qui ne propose que trois types de raccord dans l'axe (plan large, plan moyen, plan « américain »), et surtout qui donne comme A l'ouest des rails la sensation quasi-warholienne du temps interminablement réel et réellement interminable.
Au sens fort du terme, raconter, c'est bien ici refuser de terminer une histoire inachevée tant qu'elle ne jouit pas de la reconnaissance officielle des vainqueurs. C’est refuser d'admettre que le passé serait définitivement passé en comprenant donc qu'il hante et obscurcit le présent à l'image de la nuit qui tombe progressivement dans le salon de Fengming (elle-même semble aveugle, les paupières cachant presque entièrement les yeux, comme si elle était plongée dans les visions dont elle fait le récit), au point de croire que cette dernière risque de s'abîmer dans le noir du plan envahi par la nuit de l'amnésie d'État. Et puis, inattendu, le jour s'est levé, sa douce lumière est relayée par les plantes d'appartement dans le salon de Fengming.
A l'instar de Varlam Chalamov, l'immortel auteur de l'ouvrage majeur Les Récits de la Kolyma en 1966 (édité en France par François Maspero en 1980 et réédité par les éditions Verdier en 2003), Fengming He « n'est pas un tribunal, quoiqu'[elle] juge sans appel. [Elle] est une forme de conscience, exemplaire et transmissible [qui permet de] recomposer une politique digne de ce nom, c'est-à-dire homogène à la tension véridique du sujet » Alain Badiou, Peut-on penser la politique ?, op. cit., p. 41). En regard du « désastre obscur » que représente en Chine (ou ailleurs en Roumanie comme au Cambodge) l'étatisation de l'idée du communisme, il faudra toujours opposer le communisme subjectif et fidèle de Fengming dont « la ténacité à tenir quelques points, de conscience et de pratique, d'où éclairer le compact des heures et enrayer la décomposition subjective » (ibid., p. 36) rejoint dans Le Fossé une même ténacité partagée par les ombres de Jiabiangou pour persévérer dans ce qui en eux refuse à la fois l'avilissement dans l'animalisation programmée par la logique concentrationnaire du camp et le reniement de l'idée du communisme tel qu'il aurait dû en être le corrélat.
Comment dès lors ne pas penser, devant l'héroïne du film le Fossé en quête de la dépouille de son mari afin de lui offrir la sépulture refusée par les autorités du camp, et donc devant la narratrice de Fengming, chronique d'une femme chinoise, à l'héroïne tragique Antigone persévérant jusqu'au bout afin d'enterrer le cadavre de son frère Polynice exposé au pourrissement décrété par le roi de Thèbes, leur oncle Créon, parce qu'il considère que son neveu est un traître à la cité ?
Pour Jacques Lacan (particulièrement celui du livre VII de son séminaire intitulé L'Éthique de la psychanalyse. 1959-1960) et Slavoj Zizek qui en reconduit aujourd'hui l'héritage, Antigone est la grande figure éthique de l'acte. « Avec un acte, envisagé au sens strict du terme, nous ne pouvons jamais présager entièrement de ses conséquences, c'est-à-dire de la manière dont il transformera l'espace symbolique existant : l'acte constitue une rupture à la suite de laquelle "rien ne reste inchangé" (…) Il existe de nombreux exemples de tels actes (…) Cependant, nous ne devrions pas oublier que le cas paradigmatique d'un tel acte a été accompli par une femme : le "Non !" d'Antigone à Créon, au pouvoir d'État ; son acte est littéralement suicidaire, elle s'exclut d'elle-même de la communauté, et par lui n'offre rien de nouveau, aucun programme positif – elle se contente simplement de mettre l'accent sur son exigence inconditionnelle » (Slavoj Zizek, Jacques Lacan à Hollywood, et ailleurs, éd. Jacqueline Chambon, 2010 [1992 pour la première édition], p. 86-87).
Le philosophe slovène y revient souvent dans ses nombreux ouvrages. Reformulé par lui, « (…) l'acte éthique proprement dit est une transgression des normes légales, une transgression qui, au contraire d'une simple violation criminelle, ne porte pas simplement atteinte aux normes légales, mais redéfinit ce qu'est une norme légale (…) : tandis qu'un acte qui se contente d'appliquer une norme existante peut être simplement légal, le geste par lequel on redéfinit ce qui a valeur de norme éthique ne peut être un simple geste légal : il doit être un geste formel au double sens du terme évoqué plus haut, c'est-à-dire qu'il doit également être accompli au nom du devoir » (in Vous avez dit totalitarisme ? Cinq interventions sur les (més)usages d'une notion, éd. Amsterdam, 2007 [2001 pour la première édition], pp. 172-173).
La beauté du geste cinématographique de Wang Bing aura entre autres consisté à faire du récit proposé par Fengming, chronique d'une femme chinoise le support documentaire et véridique d'une représentation fictionnelle au terme de laquelle Fengming He est symboliquement reconnue dans son statut d'héroïne tragique, comme l'incarnation contemporaine de l'antique Antigone. Parce qu'elle est une grande et inconditionnelle amoureuse, à l'instar de l'héroïne de Bophana, une tragédie cambodgienne (1996)de Rithy Panh et d'Ida Dalser, l'ex-compagne de Benito Mussolini dans Vincere (2009) de Marco Bellocchio, son amour lui a permis de persévérer dans une fidélité à l'idée du communisme, sans jamais déchoir ou bien dans la trahison du communisme légal ou étatisé (de la figure de Duch à celle du « Duce » dans Vincere), ou bien tomber dans la subjectivité obscure des militants gauchistes saturés (comme ceux de l'armée rouge japonaise) ou épuisés (comme dans les premiers films de Nanni Moretti).
La fidélité comme preuve de l'amour, l'amour comme puissance de persévérance, le communisme comme origine et horizon : voilà ce dont est tramée la vie de Fengming.
Résister dans Le Fossé, c'est donc tenir les quelques points grâce auxquels contrarier la dégradation biopolitique dans la « vie nue » en rendant encore possible le désir de l'évasion et de la solidarité, pendant que la résistance du spectateur consiste à soutenir la représentation d'actes au-delà de l'imaginable, des actes impossibles parce que excessivement réels. Résister dans Fengming, chronique d'une femme chinoise, c'est donc tenir le flux d'une parole subjective grâce à laquelle conjoindre trois fidélités (au mari défunt, à l'histoire vécue écrasée par l'amnésie étatique, et au militantisme communiste), pendant que la résistance du spectateur consiste à soutenir l'écoute longue d'un récit plongeant progressivement dans la nuit des contradictions du communisme à partir du moment où sa capture étatique contraint le sujet militant à la séparation politique au nom même du maintien de sa fidélité éthique à l'inconditionnelle idée du communisme.
Du point de vue du cinéaste enfin, ses deux films témoignent par conséquent magistralement d'une résistance de l'art en regard des appareils idéologiques de censure étatique, qui a pratiquement demandé l'amitié totale de la narratrice Fengming (ou de tel acteur non-professionnel qui dans Le Fossé rejoue son propre rôle de prisonnier en quête de graines dans le désert nu), la solidarité de quelques autres (les 161 cassettes contenant les rushsde ce film disséminées et sorties une par une du territoire chinois pour pouvoir en opérer le montage à Paris) et beaucoup de patience et de ténacité pour triompher. « Il arrive que quelque chose arrive. Que quelque chose nous arrive. Et ces points d'exception, dont toute vérité procède, l'art a pour mission de les garder, de les faire briller, de les détenir, stellaires, dans le tissu reconstitué de notre patience » écrit Alain Badiou (in Beckett. L'increvable désir, éd. Hachette Littératures, 1995, p. 79).
Et tenir en soutenant la perpétuation de l'idée du communisme, c'est s'obliger à incarner la figure héroïque de la persévérance dont la meilleure définition aura été donnée par Samuel Beckett : « (…) ce sont des mots, ne jamais me réveiller, ce sont des mots, il n'y a que ça, il faut continuer, c'est tout ce que je sais, ils vont s'arrêter, je connais ça, je les sens qui me lâchent, ce sera le silence, un petit moment, un bon moment, ou ce sera le mien, celui qui dure, qui n'a pas duré, qui dure toujours, ce sera moi, il faut continuer, je vais donc continuer, il faut dire des mots tant qu'il y en a, il faut les dire, jusqu'à ce qu'ils me trouvent, jusqu'à ce qu'ils me disent, étrange peine, étrange faute, il faut continuer, c'est peut-être déjà fait, ils m'ont peut-être déjà dit, ils m'ont peut-être porté jusqu'au seuil de mon histoire, devant la porte qui s'ouvre sur mon histoire, ça m'étonnerait, si elle s'ouvre, ça va être moi, ça va être le silence, là où je suis, je ne sais pas, je ne le saurai jamais, dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer » (in L'Innommable, éd. Minuit, 1949 – cité par Alain Badiou in Beckett, op. cit., p. 84).
« En définitive, il faut soutenir que "Mao" est un nom intrinsèquement contradictoire dans le champ politique révolutionnaire. D'un côté, c'est le nom suprême du parti-État, son président incontestable, celui qui détient, en tant que chef militaire et que fondateur du régime, la légitimité historique du parti communiste. D'un autre côté, "Mao" est le nom de ce qui, du parti, n'est pas réductible à la bureaucratie d'État » affirme aujourd'hui Alain Badiou (in L’hypothèse communiste. Circonstances, 5, éd. Lignes, 2009, p. 125) qui, dans la « dette-héritage » qu'il a contractée envers le maoïsme, lui permet encore de dire : « Nous savons aujourd'hui que toute politique d'émancipation doit en finir avec le modèle du parti, ou des partis, s'affirmer comme politique "sans parti", sans tomber pour autant dans la figure anarchiste, qui n'a jamais été que la vaine critique, ou le double, ou l'ombre, des partis communistes, comme le drapeau noir n'est que le double ou l'ombre du drapeau rouge. Cependant, notre dette envers la Révolution culturelle reste immense » (op. cit., p. 126).
Ce qui de notre point de vue atteste du communisme et de ses contradictions historiques rencontrées sur le chemin de son réalisation aura consisté dans l'institution des différents régimes de capture étatique de l'idée du communisme, celle-là même qui autorise la doxa à identifier sans nuance ni reste communisme et totalitarisme (cf. Slavoj Zizek, Vous avez dit totalitarisme ?, op. cit.). Comme s'il était décent de confondre Ceausescu ou Duch d'un côté et Fengming He et son mari de l'autre. Alors même que c'est l'étatisation du communisme, alors que c'est l'incorporation dans la sphère étatique de l'idée du communisme, dont l'un des principes a systématiquement défendu l'éradication de toute forme anarchiste ou libertaire de contestation de la trahison représentée par le communisme étatisé, que c'est plus généralement la subordination totalisante de toute la société au caractère surmoïque de l'État qui a largement déterminé l'avènement de régimes totalitaires. Seule la perpétuation de la nécessité de l'hypothèse communiste aura été maintenue dans les trajectoires subjectives de militants suffisamment fidèles à l'éthique de leurs convictions et de leurs responsabilités pour refuser le reniement et résister à l'avilissement, pour se séparer et s'opposer à l'État qui s'autorisait légalement du communisme dont le sens était dès lors passé de politique de l'émancipation à idéologie participant d'une hégémonie étatique.
Avec L'Autobiographie de Nicolae Ceausescu, Andrei Ujica a su saisir de l'existence des archives légitimant idéologiquement la fonction de dictateur pour extirper la double vérité, objective du désastre du communisme étatisé, et subjective du chef de parti assumant de moins en moins le rôle idéologique que le « grand Autre » lui ordonnait apparemment de tenir.
Avec Duch, le maître des forges de l'enfer de Rithy Panh, les archives produites par un pouvoir ayant également, non plus en Roumanie mais au Cambodge désormais, décliné la désastreuse capture étatique du communisme sont montées de telle manière qu'elles viennent dialectiquement contredire les paroles du bourreau révélé dans son refus d'assumer.
En face du dictateur assumant de moins en moins son rôle et du bourreau n'assumant pas ou plus le sien, se dresse enfin le diptyque réalisé par Wang Bing et composé du documentaire Fengming, chronique d'une femme chinoise et de la fiction Le Fossé, un diptyque qui a su produire ses propres archives audio-visuelles afin de rendre visible, audible et énonçable la puissance éthique du sujet militant assumant jusqu'au bout de la nuit concentrationnaire la fidélité à l'idée du communisme au point d'en faire triompher la vérité.
Si les images du pouvoir remontées dans le film d'Andrei Ujica montrent plus et autre chose, et même le contraire de ce que le dictateur voulait au départ y mettre, et si la parole du bourreau dans le film de Rithy Panh dit autre chose et même moins que ce que le montage de celle-ci et des archives diversement existantes lui oppose, la parole de la militante dit et donne à voir et à entendre dans les deux films de Wang Bing ce que le silence d'État, là-bas comme ici, voudrait rendre invisible et inaudible, inimaginable et impensable. S'il y a de quoi être mélancolique devant les catastrophes amoncelés tout au long du 20ème siècle par la tempête du communisme étatisé, la lumière faible qu'irradient encore, à travers la nuit de l'autoritarisme étatique et du néolibéralisme économique actuellement conjugués, les quelques trajectoires militantes et fidèles à l'idée du communisme signale la raison de notre persévérance : « Le spectre de la révolution – ou celui du communisme – participe de cet imaginaire du retour, de la revenance et de son attente. Il est essentiellement ambivalent. Il vient réclamer une dette en même temps qu'il apporte une promesse. Il exige justice pour le passé opprimé et annonce un futur libéré » (Daniel Bensaïd, Le Pari mélancolique, éd. Fayard, 1997 p. 277).
Dimanche 25 mars 2012