John Ford (c) D.R. PERMANENCE DE JOHN FORD
Trois bonnes raisons d’aimer ce cinéaste et d’affirmer qu’il est notre contemporain
le 28 novembre 2002,
 

 

Texte tiré de : http://www.objectif-cinema.com/analyses/162.php


De l’utilité d’un bon film de 1935, Le Mouchard (The Informer), édité en DVD par Montparnasse et les Cahiers du Cinéma, pour remettre quelques pendules à l’heure (1)


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Pour en finir avec le soupçon d’un John Ford réactionnaire

  The Informer (c) D.R.


C’est tout ce qui, par exemple, sépare idéologiquement The Informer de On The Waterfront d’Elia Kazan. La délation perpétrée par Gypo (Victor MacLaglen) et qui donne son impulsion au film ne tient pas lieu d’une conviction politique justificatrice, comme c’est le cas pour le personnage qu’incarne Marlon Brando, transfert thérapeutique pour Kazan lui-même qui participa à l’établissement de la « liste noire » maccarthyste et à la répudiation des « Dix d’Hollywood » quand Ford de son côté s’est élevé contre cela. Mais elle est bien au contraire le produit, à l’instar du racisme d’Ethan Edward dans The Searchers, de tout un climat social qui environne et modèle le personnage ainsi que le sens et la portée de ses actes. Pour ce dernier, il s’agissait de la fin de la guerre de Sécession, pour Gypo l’occupation anglaise et catholique des « Black and Tan » en pays protestant, l’Irlande, dans lequel s’est organisée la résistance clandestine, l’IRA, depuis 1915 (l’action, classiquement ramassée en un lieu unique, une rue sans joie de Dublin, se déroule en 1922). Comment, alors, ne pas songer à la permanence du conflit (dont l’un des épisodes les plus tragiques est l’objet d’un film plus hyperréaliste qu’analytique et toujours à l’affiche, Bloody Sunday de Paul Greengrass), mais également à d’autres territoires occupés, à d’autres luttes religieuses : la guerre israélo-palestinienne ?

D’où la facture expressionniste d’un film qui suinte à chaque plan le malaise social et qui prouve à quel point le cinéaste a pu être influencé durablement par des artistes tels Murnau (Ford assista au tournage de Sunrise) et surtout Lang (la scène du procès populaire avec appui décisif d’un aveugle qui, s’il n’a plus ses pleines facultés visuelles, sait tirer profit non de ses oreilles comme dans M. le Maudit mais ici de ses mains). La virtuosité éclatante du cinéaste, aidé en cela de son chef opérateur Joseph August, sculptant de larges zones d’ombre et dirigeant le drapé descendant de la lumière dans chaque plan, annonce déjà le traitement plastique et nocturnal de Grapes of Wrath. Aujourd’hui, s’il y a bien une œuvre qui peut se réclamer digne de ce type de films sociaux tels qu’en ont réalisé Frank Borzage, William Wellman et donc Ford dans les années 30 (et le film de ce dernier eut une certaine répercussion au moment de la Dépression), c’est bien L’Homme sans passé d’Aki Kaurismäki.

 

Grapes of Wrath (c) D.R.


Il n’y a rien d’une quelconque ontologie dans tout cela. Le racisme ou la délation sont des construits sociaux qui enroulent autour du noyau structurant leur contradiction (le corps de Gypo, douleur vivante, comme aurait dit Hegel), l’objectif et le subjectif, le social et l’individuel, le politique et l’existentiel, le « nous » et le « je », la raison et le désir. Jusqu’au vertige (l’emploi judicieux, peut-être trop, des fondus et le jeu parfois outrancier de l’acteur aussi imbibé que le personnage qu’il incarne). Jusque dans la mort (la fin tragique de Gypo qui pourrait avoir suscité quelque écho chez Abel Ferrara, notamment dans Bad Lieutenant).

La trahison ici n’est donc pas une fallacieuse émancipation doublée d’une logique intégratrice et normalisatrice (le national se substitue au politique, le pays à la classe), comme cela est le cas chez Kazan, mais elle est chez Ford la part d’aliénation concrète qui pousse un individu à faire le contraire de ce qu’il sait être juste par ailleurs. Vouloir partir aux Etats-Unis participe aussi de ce type de pratique-là, déchirante, invivable. C’est parce que le réalisme de Ford l’empêche nettement de sombrer dans les ornières du schématisme ou de l’idéalisme qu’il n’est absolument pas réactionnaire. Contrairement à Kazan, hier. Contrairement à Claude Berri (le rapport sexuel subsumant le rapport de classe : La Femme de ménage) ou Michel Blanc (la dépression supposée empathique des dominants : Embrassez qui vous voudrez) aujourd’hui.

 

 

John Ford sait témoigner à charge

 



La charge n’est pas seulement héroïque pour l’auteur de My Darling Clementine (titre original de La Charge héroïque). Elle est également physique : le bébé à sauver du désert de Three Godfathers, Nathalie Wood portée à bout de bras à la fin sublime de The Searchers, le propre corps du personnage ici. Et, indissociablement, indissolublement morale : la faute pour Gypo, le sauvetage de la potence pour Judge Priest, Young Mister Lincoln, Sergeant Rutledge. D’où une certaine prédilection dans l’œuvre fordienne pour les carrures robustes, les pâtes généreuses, les personnages forts en gueule et truculents, même si un peu bêtes (Victor MacLaglen à plusieurs reprises, ainsi que Ward Bond et le John Wayne des derniers westerns, sans oublier le terrible Mongol – Woody Strode – de Seven Women) dont les seuls compétiteurs sont à trouver chez Raoul Walsh. Ou bien dernièrement chez les frères Dardenne, lorsque le massif Olivier Gourmet dans une lutte intérieure entre la Bête – la vengeance – et l’Ange – la transmission – arrache de l’humus, Le Fils, plutôt qu’il ne l’enfonce dedans, et lui avec. Impossible alors dans ce cas-là de ne pas songer, encore une fois, à la fin de The Searchers.

Flesh , tourné juste un peu avant The Informer et dont le titre parle de lui-même, amorce la problématique résolue dans ce film-ci : un lutteur bien brave part par amour pour les Etats-Unis mais ce mouvement était sous-tendu par un leurre (un faux amour) ; sa nouvelle vie américaine se terminera tragiquement dans une geôle. Gypo n’ira même pas de l’autre côté de l’océan et s’en remet presque inconsciemment à la justice de sa communauté lors de la révolte des Sinnfeiners. Ce qui pèse et altère la marche n’empêche pourtant jamais celle-ci d’avoir lieu : Gypo semble marcher autant que boire pour oublier, invalidant son désir d’émigration (il n’est alors plus qu’un pur migrant titubant sans destination, un étranger dissocié de sa propre communauté, une ombre sans fin) et reportant toute son énergie dans le but de l’épuiser à l’endroit même qu’il souhaite quitter comme de vouloir épuiser jusqu’au milieu lui-même.




Suicide passif s’il en est, et réalisé sur un déni de réalité : Gypo ne sait même plus ce qu’il a fait, délirant, éructant, bombant le torse tel un gosse, victime des pressions culturelles (le patriarcat catholique) ou économiques (la présence anglaise) et des responsabilités politiques (l’IRA qui l’a lâché en plein désœuvrement) du monde dans lequel il vivote comme il peut, pas mieux loti que sa petite amie Katie acculée à faire le tapin pour manger et l’aider. D’ailleurs le départ de tout dans The Informer, c’est d’abord avoir la possibilité de se nourrir et de survivre, coûte que coûte. Le reste n’est qu’une histoire de refoulement, de vexations quotidiennes avalées jusqu’au vomissement.

L’église, dans laquelle il se réfugiera après avoir été abattu dans les mêmes formes que celui qu’il a donné à la police anglaise, n’est pas (seulement) le signe performatif de l’assomption d’une logique moralisatrice (le péché et le rachat). Elle est surtout pour moitié ce par quoi Gypo est divisé (la culpabilité issue de la religion – le cinéaste s’est souvent plu à filmer l’obscénité de la bigoterie – quand ailleurs le volant pénal de la société tarife et donc encourage pour mieux diviser le peuple la délation, elle-même hautement récriminée du point de vue communautaire). Ce nœud est celui qui reste en travers de la gorge du héros, sans qu’il puisse à un seul moment l’objectiver par le langage. En ce sens il figure l’antithèse du roublard Henry Fonda dans Young Mister Lincoln, le même Fonda apprenant les mécanismes du discours politique auprès de John Carradine dans Grapes of Wrath, partant de là où est resté englué mortellement Gypo.

 

 

 



The Informer est le récit bouleversant de la dislocation d’un sujet issu d’un peuple clivé, comme celui des processus de leur dés-alliance réciproque. Et c’est aussi confondant de justesse que la tragédie provençale de Toni de Jean Renoir, qui est à peu près contemporaine de The Informer (1935). Et la formule célèbre de La Règle du Jeu (« Ce qu’il y a de plus terrible en ce monde, c’est que tout le monde a ses raisons ») peut tout à fait s’appliquer à ce film. On n’aura peut-être d’ailleurs jamais souligné chez ces deux-là l’originalité d’une approche matérialiste et sociologique (il est aussi là le documentaire, pas seulement dans la prise de vue) en forme de peinture réaliste et critique des aliénations socioculturelles de leur temps. (2)

Pour s’en convaincre, il suffit de se reporter au petit livret très bien fait accompagnant le DVD et rédigé par un critique des Cahiers du Cinéma, Jérôme Larcher, mais aussi aux fameux bonus. Cela va d’une intervention (sonore et musclée) de Samuel Fuller, qui pour le coup moucharde à son tour quand il retrouve le nom de l’homme (Burt Kelly) qui a failli faire interrompre le film à l’époque, mais émeut lorsqu’il avoue qu’il s’agit là de son film préféré avec Grapes of Wrath (la partition de Max Steiner était révolutionnaire, affirme-t-il, puisqu’elle était la première musique originale d’une œuvre cinématographique) dont le décor servit des décennies plus tard à celui de son Shock Corridor et dont l’influence est à moitié avouée pour son premier long-métrage : Shot Jessie James, à celle plus théorique et didactique du critique américain Tag Gallagher, insistant sur la force géométrique des plans. Tous disent à leur manière en quoi The Informer et son maître d’œuvre nous importent, même si le cinéaste a réalisé des films supérieurs, moins insistants et plus épurés.




Seul Ford, lors d’une interview (toujours sonore) rarissime, réalisée par son petit-fils, semble conserver son visage de sphinx en évoquant sa jeunesse, sa maman (et il prouve encore avec ce film combien il est le plus grand filmeur de mères de l’histoire du cinéma) et le soin qu’il a apporté à un film (scénarisé par le fidèle Dudley Nichols) auquel on ne croyait guère et qui se révéla être son plus grand succès (il remporta son premier Oscar, ainsi que Victor MacLaglen pour sa composition). Moins disert qu’un Hitchcock (et c’est un euphémisme) comme l’avait bien montré André S. Labarthe dans son film Le Loup et l’Agneau, Ford laisse généreusement l’émotion, la glose et la théorie pour nous ; pour lui, comme cinéaste et comme producteur quasi-exclusif de toute son œuvre, il ne s’est agi que de son travail, que de sa vie.


John Ford est un pragmatiste tragique

Partir, oui, mais le corps et le cœur paradoxalement légers du savoir irréprochable que l’on a désormais sur son désir de s’installer ailleurs. Le boxeur de The quiet man en a gros sur la conscience (la mort involontaire d’un adversaire sur le ring) lorsqu’il revient dans son Irlande natale (fantasmée, elle est aussi celle de l’enfance de Ford comme de son acteur Victor MacLaglen) ; la doctoresse de Seven Women se livre toute entière au combat qu’elle mène en frontière chinoise parce qu’elle ne veut plus entendre parler des insuccès de son passé, notamment relatifs à sa vie sexuelle ratée. Quand on voulait accéder, pour le meilleur mais aussi pour le pire, au mythe attractif et vivant que représentait l’Amérique dans certains films des années 30, on s’en retire comme victime de celui-ci ou promis à une errance sans fin (The Searchers, Cheyenne Autumn) dans d’autres films durant les années 50 et 60. Le mythe américain, mais également l’histoire en général (Fort Apache, The Man who shot Liberty Valance), ne sont pas la hauteur de l’immensité des personnages d’un cinéaste qui, probablement sans l’avoir jamais lue, a su tranquillement dépasser la philosophie hégélienne sans rien en dissoudre, à l’instar de Marx, des puissances actives de la contradiction et de la dialectique.

 

 



Le mouvement est donc au cœur, est le cœur du cinéma de Ford. Et s’il apparaît porteur d’espoir – ce noyau d’énergie positive que peuvent représenter l’installation définitive, le renouveau ou la fuite enthousiasmante loin de ce qui pèse –, il est malgré tout le résultat complexe de plusieurs opérations, l’agrégat de plusieurs strates inégalement constituées ou réparties (une pulsion individuelle, une logique identitaire, une appartenance ethno-culturelle, une politique nationale, une idéologie nationaliste) dont l’art fordien rend compte (c’est là son seul sujet, du contraste photographique ici à la profondeur de champ dans ses westerns) dans une forme d’une limpidité et d’une franchise de trait (son sens prodigieux des cadres) qui n’annulent en rien, bien au contraire, l’existence concrète de cette complexité-là.

Monument Valley deviendra plus tard la figuration géologique et architectonique de toute l’œuvre fordienne comme de ce qui la travaille : quelles sont les forces qui traversent le monde, lui impriment leur marque, participent de ses stratifications et bousculent ses plaques ? À une autre échelle (économique, chronologique, géographique) et avec d’autres moyens cinématographiques, André Téchiné (dans Loin par exemple) ou Hou Hsiao-Hsien (dans Goodbye South, Goodbye) n’ont récemment pas filmé autre chose.




Parce qu’il est aussi un cinéaste radical du faire et de l’agir, qui ne néglige en aucune façon que le dire a aussi une part active dans ceux-ci (Young Mister Lincoln, Grapes of Wrath, The Man who shot Liberty Valance) (3), Ford montre avec The Informer le sort d’une impuissance à vivre lorsque le faire (partir) est neutralisé par l’inertie d’un mauvais dire qui devait pourtant signifier la réalisation même de ce faire (la délation, encouragée socialement, sanctionnée localement, paralysante individuellement). Gypo, emmailloté dans les ambivalences méconnues d’un agir interdépendant de celui des autres (et cette méconnaissance est bien la seule chose partagée équitablement par tous), rappelle cet « homme total » dont parlait Marcel Mauss en 1924, « affecté dans tout son être (…) par le moindre choc mental » (Sociologie et Anthropologie, PUF, Paris, 1993, p. 306).

Paradoxe ? Contradiction non perçue a déjà répondu l’historien Henri Lefebvre. La tragédie (et a fortiori la tragédie fordienne) n’a pas d’autre ressource visible que la complexe matière qui l’anime. Comme Nietzsche le disait de lui-même, Ford est au fond un pessimiste gai. C’est-à-dire lucide.

 


1)
Nota bene : ce n’est pas le DVD qui fait le film en lui redonnant un soi-disant nouvel accès au champ du visible, mais le film qui fait la seule justification du DVD, le rendant désirable et regardable.

2) On aimerait d’ailleurs conseiller vivement ce film aux thuriféraires du « mythe de l’insécurité » (Pierre Tévanian) et autres zélés fonctionnaires œuvrant à pénaliser les classes défavorisées si leurs convictions en la matière (la totale et absolue responsabilité du délinquant dans son acte), s’essayant à renouveler ce que le sociologue Laurent Mucchielli nomme une « approche stratégique » des faits criminels (comme s’il s’agissait là d’un projet de vie délibéré et mûrement réfléchi) issue de l’école libérale américaine, n’étaient pas sous-tendues par une logique économique d’entretien de la précarisation et de gestion d’une main-d’œuvre corvéable à merci.

3) Pour le coup, on dira que Ford est beaucoup plus proche de John L. Austin (Quand dire c’est faire) que de Pierre Bourdieu (Ce que parler veut dire), justement en vertu de cette « approche pragmatique du langage » qui considère celui-ci non seulement dans sa dimension syntaxique ou sémantique mais bel et bien comme un acte véritable, consistant en une action à accomplir. Le « pragmatisme », c’est aussi et d’abord, d’après des penseurs tels Charles S. Pierce, John Dewey et surtout William James (le frère aîné d’Henry) qui s’étaient élevés à la fin du 19e siècle contre les tenants du scientisme universitaire (ceux qu’ils nommaient « intellectualistes ») et furent reconnus en leur temps par Henri Bergson, affirmer qu’une idée (chez Ford c‘est une image), si elle est en accord avec la réalité, est utile pour l’action, « avantageuse pour notre pensée » (W. James), en un mot vraie, quelle que soit dans le cas du cinéma de Ford la véracité accomplie ou non (puisqu’on n’a jamais cessé de lui en faire le reproche) de la reconstitution historique, western ou autre.

 



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