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Texte tiré de : http://www.objectif-cinema.com/analyses/162.php
De l’utilité d’un bon film de 1935, Le Mouchard (The Informer), édité en DVD par Montparnasse et les Cahiers du Cinéma, pour remettre quelques pendules à l’heure (1) |
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Pour en finir avec le soupçon d’un John Ford réactionnaire
C’est tout ce qui, par exemple, sépare idéologiquement The Informer de On The Waterfront d’Elia Kazan. La délation perpétrée par Gypo (Victor MacLaglen) et
qui donne son impulsion au film ne tient pas lieu d’une conviction politique justificatrice, comme c’est le cas pour le personnage qu’incarne Marlon Brando, transfert
thérapeutique pour Kazan lui-même qui participa à l’établissement de la « liste noire » maccarthyste et à la répudiation des « Dix d’Hollywood » quand Ford de
son côté s’est élevé contre cela. Mais elle est bien au contraire le produit, à l’instar du racisme d’Ethan Edward dans The Searchers, de tout un climat social qui
environne et modèle le personnage ainsi que le sens et la portée de ses actes. Pour ce dernier, il s’agissait de la fin de la guerre de Sécession, pour Gypo l’occupation anglaise
et catholique des « Black and Tan » en pays protestant, l’Irlande, dans lequel s’est organisée la résistance clandestine, l’IRA, depuis 1915 (l’action, classiquement
ramassée en un lieu unique, une rue sans joie de Dublin, se déroule en 1922). Comment, alors, ne pas songer à la permanence du conflit (dont l’un des épisodes les plus tragiques
est l’objet d’un film plus hyperréaliste qu’analytique et toujours à l’affiche, Bloody Sunday de Paul Greengrass), mais également à d’autres territoires occupés, à d’autres
luttes religieuses : la guerre israélo-palestinienne ?
Il n’y a rien d’une quelconque ontologie dans tout cela. Le racisme ou la délation sont des construits sociaux qui enroulent autour du noyau structurant leur contradiction (le
corps de Gypo, douleur vivante, comme aurait dit Hegel), l’objectif et le subjectif, le social et l’individuel, le politique et l’existentiel, le « nous » et le
« je », la raison et le désir. Jusqu’au vertige (l’emploi judicieux, peut-être trop, des fondus et le jeu parfois outrancier de l’acteur aussi imbibé que le personnage
qu’il incarne). Jusque dans la mort (la fin tragique de Gypo qui pourrait avoir suscité quelque écho chez Abel Ferrara, notamment dans Bad Lieutenant).
John Ford sait témoigner à charge
La charge n’est pas seulement héroïque pour l’auteur de My Darling Clementine (titre original de La Charge héroïque). Elle est également physique : le
bébé à sauver du désert de Three Godfathers, Nathalie Wood portée à bout de bras à la fin sublime de The Searchers, le propre corps du personnage ici.
Et, indissociablement, indissolublement morale : la faute pour Gypo, le sauvetage de la potence pour Judge Priest, Young Mister Lincoln, Sergeant
Rutledge. D’où une certaine prédilection dans l’œuvre fordienne pour les carrures robustes, les pâtes généreuses, les personnages forts en gueule et truculents, même si un
peu bêtes (Victor MacLaglen à plusieurs reprises, ainsi que Ward Bond et le John Wayne des derniers westerns, sans oublier le terrible Mongol – Woody Strode – de Seven
Women) dont les seuls compétiteurs sont à trouver chez Raoul Walsh. Ou bien dernièrement chez les frères Dardenne, lorsque le massif Olivier Gourmet dans une lutte
intérieure entre la Bête – la vengeance – et l’Ange – la transmission – arrache de l’humus, Le Fils, plutôt qu’il ne l’enfonce dedans, et lui avec. Impossible alors dans ce
cas-là de ne pas songer, encore une fois, à la fin de The Searchers.
L’église, dans laquelle il se réfugiera après avoir été abattu dans les mêmes formes que celui qu’il a donné à la police anglaise, n’est pas (seulement) le signe performatif de l’assomption d’une logique moralisatrice (le péché et le rachat). Elle est surtout pour moitié ce par quoi Gypo est divisé (la culpabilité issue de la religion – le cinéaste s’est souvent plu à filmer l’obscénité de la bigoterie – quand ailleurs le volant pénal de la société tarife et donc encourage pour mieux diviser le peuple la délation, elle-même hautement récriminée du point de vue communautaire). Ce nœud est celui qui reste en travers de la gorge du héros, sans qu’il puisse à un seul moment l’objectiver par le langage. En ce sens il figure l’antithèse du roublard Henry Fonda dans Young Mister Lincoln, le même Fonda apprenant les mécanismes du discours politique auprès de John Carradine dans Grapes of Wrath, partant de là où est resté englué mortellement Gypo.
Pour s’en convaincre, il suffit de se reporter au petit livret très bien fait accompagnant le DVD et rédigé par un critique des Cahiers du Cinéma, Jérôme Larcher, mais aussi aux fameux bonus. Cela va d’une intervention (sonore et musclée) de Samuel Fuller, qui pour le coup moucharde à son tour quand il retrouve le nom de l’homme (Burt Kelly) qui a failli faire interrompre le film à l’époque, mais émeut lorsqu’il avoue qu’il s’agit là de son film préféré avec Grapes of Wrath (la partition de Max Steiner était révolutionnaire, affirme-t-il, puisqu’elle était la première musique originale d’une œuvre cinématographique) dont le décor servit des décennies plus tard à celui de son Shock Corridor et dont l’influence est à moitié avouée pour son premier long-métrage : Shot Jessie James, à celle plus théorique et didactique du critique américain Tag Gallagher, insistant sur la force géométrique des plans. Tous disent à leur manière en quoi The Informer et son maître d’œuvre nous importent, même si le cinéaste a réalisé des films supérieurs, moins insistants et plus épurés.
Seul Ford, lors d’une interview (toujours sonore) rarissime, réalisée par son petit-fils, semble conserver son visage de sphinx en évoquant sa jeunesse, sa maman (et il prouve
encore avec ce film combien il est le plus grand filmeur de mères de l’histoire du cinéma) et le soin qu’il a apporté à un film (scénarisé par le fidèle Dudley Nichols) auquel on
ne croyait guère et qui se révéla être son plus grand succès (il remporta son premier Oscar, ainsi que Victor MacLaglen pour sa composition). Moins disert qu’un Hitchcock (et
c’est un euphémisme) comme l’avait bien montré André S. Labarthe dans son film Le Loup et l’Agneau, Ford laisse généreusement l’émotion, la glose et la théorie pour nous ;
pour lui, comme cinéaste et comme producteur quasi-exclusif de toute son œuvre, il ne s’est agi que de son travail, que de sa vie.
Monument Valley deviendra plus tard la figuration géologique et architectonique de toute l’œuvre fordienne comme de ce qui la travaille : quelles sont les forces qui traversent le monde, lui impriment leur marque, participent de ses stratifications et bousculent ses plaques ? À une autre échelle (économique, chronologique, géographique) et avec d’autres moyens cinématographiques, André Téchiné (dans Loin par exemple) ou Hou Hsiao-Hsien (dans Goodbye South, Goodbye) n’ont récemment pas filmé autre chose.
Parce qu’il est aussi un cinéaste radical du faire et de l’agir, qui ne néglige en aucune façon que le dire a aussi une part active dans ceux-ci (Young Mister Lincoln,
Grapes of Wrath, The Man who shot Liberty Valance) (3), Ford montre avec The Informer le sort d’une impuissance à vivre lorsque le faire (partir) est
neutralisé par l’inertie d’un mauvais dire qui devait pourtant signifier la réalisation même de ce faire (la délation, encouragée socialement, sanctionnée localement, paralysante
individuellement). Gypo, emmailloté dans les ambivalences méconnues d’un agir interdépendant de celui des autres (et cette méconnaissance est bien la seule chose partagée
équitablement par tous), rappelle cet « homme total » dont parlait Marcel Mauss en 1924, « affecté dans tout son être (…) par le moindre choc mental »
(Sociologie et Anthropologie, PUF, Paris, 1993, p. 306).
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