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LE MIROIR, LE MASQUE ET LA HONTE
O make me a mask
Des cases enfilées de la B.D. originelle (« Marvel Comics ») à sa transposition « blockbusterisée » sur la toile de cinéma, les aventures acrobatiques du
célèbre monte-en-l’air créé par Stan Lee arrivent-elles à passer la rampe du grand écran ? Le résultat tant attendu par les fans du super-héros (le projet végétait depuis
plusieurs années à Hollywood) apparaît mitigé.
Ce qui se garde : le bonheur d’un corps qui littéralement jouit et rit d’un potentiel physique insoupçonné (contrairement à ses collègues Super-Man ou Bat-Man, rappelons-le,
Spider-Man a beaucoup d’humour), et qui se confronte avec une mutation exceptionnelle de son être qui, sur le plan symbolique, équivaut pour nous, gens du commun, au passage de
l’adolescence à l’âge adulte (le choix du méconnu Tobey Maguire est à ce titre tout à fait judicieux comme le montre l’article de Clélia Cohen dans les Cahiers du Cinéma n° 569
page 75).
Nous en sommes aujourd’hui arrivés à Hollywood au troisième stade de la figuration du super-héros : sur le mode idéologique-collectif, Super-Man a représenté l’âge héroïque
et sans trouble (sans problématique), enfantin, de celui qui, bien reçu par sa planète d’accueil confondue évidemment avec son pays d’adoption (les U.S.A.) et lui devant en
conséquence tout, fait son possible pour la préserver de ceux qui veulent lui nuire (les années 80, l’ère Reagan) ; sur le mode idéologique-individuel, Bat-Man a représenté
l’âge problématique et nébuleux de celui qui n’arrive pas à surmonter la rémanence psychologique et affective (autrement dit mélancolique) d’un traumatisant et ineffaçable
souvenir d’enfance (1) (ses parents assassinés par un malfrat) et qui s’en remet à l’assistance policière afin de tenter d’exténuer la vitalité obsédante d’une image meurtrière
impossible à assassiner (les années 90, l’ère Bush) ; enfin sur le mode idéologique-schizophrénique, Spider-Man représente désormais un autre âge problématique (les années
2000, l’ère Bush jr.), celui des affres et des tourments, que souligne symboliquement le basculement de l’adolescence à l’âge adulte, du contrat moral, c’est-à-dire de la
reconnaissance empêchée (en tant qu’homme sexué – Peter Parker face à Mary-Jane Watson, en tant qu’héros sans ambiguïté – Spider-Man face à J.J. Jameson) et du tiraillement entre
une logique purement individualiste d’un « agencement de désir » (Gilles Deleuze) et la responsabilisation au niveau du collectif induit par ce nouveau statut (2) que
représente idéalement dans le film de Sam Raimi la grande scène de dilemme proposée par le Bouffon vert : sauver les enfants ou sa bien-aimée. Si l’on souhaite comparer Spider-Man à The Fly (1986) de David Cronenberg par exemple pour demeurer dans la catégorie des films qui voient se croiser l’homme et l’insecte, on constatera aisément, au-delà du fait que le personnage du film de Cronenberg n’est pas, loin s’en faut, un super-héros, que le problème de Peter Parker est d’ordre moral (il faut s’occuper du bien commun) quand celui du héros qu’interprète Jeff Goldblum est d’ordre éthique (il n’y a que mon chemin qui rentre en ligne de compte). La radicalité de l’existentialisme cronenbergien, radicalité nietzschéenne (en cela, son film était un pur film d’auteur) n’a que faire du contrat social : sa seule volonté s’épanchait du côté de ce que pouvait l’esprit à force de reconsidérations du corps et de ses organes. Le film de Sam Raimi, parce qu’aussi c’est un film produit par les studios, n’envisage son héros que dans la perspective d’un rapport obligé aux autres et à la responsabilisation collective et sociale qu’il impose. A la limite, le vrai double négatif de Spider-Man serait plutôt à chercher du côté de Hollow Man (2000) du freudien Paul Verhoeven (qui, pour l’occasion, s’en remettait même à l’anneau de Gygès de Platon pour réaliser sa fable) : si l’on reste dans le champ de la morale humaniste, c’est pour perversement le retourner en tout sens (on sait que le héros usait de son pouvoir d’invisibilité pour accomplir, non pas le Mal comme le veut la lecture manichéenne des événements par l’Amérique, mais l’assouvissement de pulsions de domination) (3).
L’ « existentialisme humaniste » de la Columbia relayé par le scénariste David Koepp (celui de Carlito’s way (1993) de Brian De Palma) et le metteur en scène Sam
Raimi a quand même un drôle de goût. Quand on aura remarqué que tout le film s’organise autour de cet affect élémentaire qu’est la honte (la honte de ne pas pouvoir accoster la
fille dont on est secrètement amoureux depuis l’enfance, la honte d’avoir de l’argent quand ses copains n’en ont pas, la honte de se faire virer de la compagnie que l’on a créée,
la honte de ne pas être reconnu par son propre père, la honte d’avoir laissé s’enfuir celui qui assassinera son oncle, la honte de chiper à son meilleur ami la fille de ses rêves,
la honte d’être avec un garçon et de penser à un autre, la honte même de celui qui, à l’instar du patron de presse irascible, veut se situer au-delà de la honte en ne souffrant
pas de faire délibérément des unes racoleuses ou mensongères…), on comprendra mieux en quoi, parce qu’il prélève des morceaux de réel selon un orientation idéologique bien précise
et qu’il doit en rendre compte, le film se différencie de la B.D., un art forcément plus propice à l’imaginaire, moins directement redevable de la réalité dont il s’inspire. Car,
que représente Spider-Man si ce n’est l’incarnation héroïque d’une logique sécuritaire idéale et euphorisante qui fait l’économie d’une réflexion collective et scientifique sur
les causes de la violence qui, comme l’ont bien démontré Pierre Bourdieu (La Misère du monde) ou Loïc Wacquant (Les Prisons de la misère), sont à chercher hors de l’univers
violent. Dans le monde des studios hollywoodiens et de Spider-Man, vigie du vaisseau amiral libéral américain, les délinquants semblent avoir tous eu le projet de vie d’être des
délinquants ; ou alors, à l’instar du super-héros, si on se fait piquer par l’araignée du Mal, on est alors sommé d’assumer (comme disent sans vergogne Tony Blair ou Julien
Dray, le délinquant est seul responsable de ses actes). On se prend alors à imaginer Spider-Man rossant les dirigeants de F.M.I. ou de l’O.M.C. : le sentiment de justice
rendue serait pour le coup vraiment renforcé.
Spider-Man est l’enveloppe de circonstance d’un cinéaste qui, malgré les transformations qui jalonnent autant ses films (pensons simplement à Evil dead) que son œuvre (on lui doit notamment le dernier western-spaghetti en date, Mort ou vif), demeure quoi qu’il en soit un auteur. Si Sam Raimi effectue avec succès sa mission en démasquant la part honteuse qu’elle implique, il n’en est pas moins, à l’instar d’un personnage qu’il ne peut se résoudre décemment à détester, un individu aux motivations obscurs, aux ressorts intérieurs peu lisibles pour un grand public souvent figuré dans le film et qui l’applaudit sans savoir réellement si on ne lui joue pas un mauvais tour, souvent contesté au sein même d’une industrie dont il sert ici pourtant très bien les intérêts. Spider-Man, à l’image du héros du film de M. Nyght Shyamalan, Incassable, voit la difficile prise en compte (qui est une mise en jeu) du statut original d’un être soudainement singularisé dont le prix à payer pour cette singularité est la mise de côté du Moi au profit du Nous. Quand les X-Men de Bryan Singer ne parlent que d’intégration, quand les MIB de Barry Sonnenfeld ne sont que de simples fonctionnaires d’état qui font ce pour quoi on les paie, Spider-Man et le héros de Shyamalan, parce que voués malgré eux au bien-être collectif, ne connaissent d’autre situation personnelle que l’immense solitude de leur singularité. Victimes de l’habitus tel que Pierre Bourdieu l’a défini dans ses travaux (La Distinction par exemple), parce que victime d’une éducation, d’une culture interventionniste, d’une « histoire faite corps, inscrite dans le cerveau (…), histoire incorporée [qui] est le principe à partir duquel nous répondons (…) [afin] d’échapper à toutes une série d’alternatives que nous avons intériorisées, qui font partie de notre habitus cultivé » (in Si le monde social m’est supportable, c’est que je peux m’indigner, entretien avec Antoine Spure, éditions de l’aube, Paris, 2001).
Contrairement au Bruce Willis de tous ses autres rôles hors ceux des films de Shyamalan (Armageddon par exemple) ou au George Bush jr. autoproclamé pourfendeur de « l’Axe du
Mal », ce ne sont là que de super-héros anonymes, la surenchère paradoxale d’hommes sans qualités (4) puisque leurs super-pouvoirs doivent s’effacer dans la schize sociale
qu’ils induisent. Qu’importe, le super-héros sera toujours un autre-que-moi, même si cela fait mal, divise. Si l’homme d’exception, celui qui les rachète tous, existe bel et bien,
il est doublement un anonyme (parce qu’il se cache derrière un masque, parce qu’il se fond dans la foule des rues). Si le sujet de Spider-Man, comme de bien d’autres films
américains, est celui de l’identité clivée, révéler celle du super-héros équivaudrait à nier le caractère extraordinaire de celle-ci, et même deux fois comme on vient de le
démontrer (ce n’est donc qu’un homme, qui se cache et nous trompe). On ira même plus loin : autant Spider-Man cache Peter Parker, autant Peter Parker cache Spider-Man
(réversibilité du masque qui finalement se joue des clivages identitaires et autres obligations contractées par l’appartenance sociale en jonglant avec).
1) Cette stratégie régressive de repli sur soi correspond dans les deux films majeurs que Tim Burton a consacrés à Batman à l’abstraction d’un environnement urbain – la ville sans dehors et en studio de Gotham – moins
proprement américain que sur le plan idéel et générique plutôt représentatif de la nouvelle occidentalité technicisée, à l’instar du modèle langien Metropolis.
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