Mon coursier hors d'haleine (2008-2024) de Christophe Clavert

Des genêts sur l'herbe

On pourrait faire un film comme un poète, un jour, aura composé Chantefleurs et chantefables, des comptines à chantonner ou siffloter pour enfants sages sur leur air préféré. Dans ce film-là, on y filmerait des choses si simples et si difficiles qu'il vient d'ailleurs à très peu de personnes d'en avoir aujourd'hui le désir, celui d'en capter la suavité sans nourrir le besoin de la capturer : l'air en bien commun dont s'emplissent les poumons de l'amitié, les mots du théâtre unis aux accords de guitare acoustique qui sont le fragrant agrément d'un milieu charnel, d'une climatisation partagée. L'enthousiasme en son air et parfum, même.

  • mon coursier hors d'haleine

Conte de printemps, tardif et à contretemps

 

 

 

 

 

Ce film-là aurait par exemple trouvé son aire d'hospitalité dans une maison de campagne de la Sarthe, avec un grand jardin pour y accueillir une quinzaine de personnes au travail de l'adaptation d'une trilogie en théâtre dont le héros est le valet Figaro. Beaumarchais veillerait sur eux, dont la statue de commandeur en imposerait d'abord, avant d'indiquer par le regard, espiègle et angélique, que le ciel avec ses nuages juge moins celles et ceux d'en bas qu'il les protège, et ont un sol herbeux en guise de tapis vert pour une partie de campagne qui n'est peut-être pas si jouée d'avance que cela.

 

 

 

Sous le tapis on n'y glisserait aucune poussière. Tout y serait dit, les problèmes d'argent et les désaccords théoriques. Ou tout y serait mi-dit, l'expression hésitante des sentiments et leur silence.

 

 

 

Un film comme un divertissement de plein air, l'humour narquois et le sérieux léger. Un conte de printemps tardif (l'été s'avance timidement) pour des éclosions qui seraient immunisées contre les scénarisations grossières, rivalités amoureuses ou professionnelles, conclusion heureuse (la représentation serait une réussite artistique et publique) ou malheureuse (elle n'aurait pas lieu et ses instigateurs repartiraient comme ils sont arrivés, moins par groupe d'amis ou d'affinités que chacun-e de son côté). Un conte de printemps à contretemps (le film aurait été tourné en 2008 et remonté cette année, à temps mais pour être à contretemps). Les praticiens de la guitare acoustique y auraient les airs des musiciens des tableaux de Greuze ; les jeunes femmes, les allures de sylphides des toiles de Chardin.

 

 

 

On y trouverait également de superbes mouvements panoramiques : l'un qui s'épargnerait de boucler ce qui doit rester ouvert et qui est la condition de toute aération ; l'autre qui jouerait d'accords et de désaccords entre deux acteurs et guitaristes, et qui en tiendrait la note jusqu'à en assurer la portée mélodique pour son destinataire le plus éloigné, distant et le plus secret.

 

 

 

Et la grâce dans la diversité de ses manifestations sensibles, duo de papillons voletant dans la danse de leur union, rai de lumière s'atténuant comme un plissement de paupière et flocons de pollen, s'y acoquinerait si bien avec d'étonnants bourgeons de comédie. Une comédienne vedette dont le nom s'énonce comme le gag de sa présence inappropriée, un baron du théâtre dont le patronyme pastiché est un rappel piquant quant à la cherté de ses mises en scène. Et un lecteur de Sade, ce jumeau obscur de Beaumarchais, qui propose à sa partenaire de monter ensemble Les Infortunes de la vertu.

 

 

 

D'autres moments auraient encore l'audace cézannienne d'un découpage straubien, un dos filmé frontalement puis de trois quarts pour faire du tapis vert un mur végétal pour fédérés du théâtre.

 

 

 

 

 

L'air de rien, la belle affaire (enthousiasme)

 

 

 

 

 

Dans ce film-là, on sentirait l'air dont on a absolument besoin pour réitérer à nos insufflations qu'elles peuvent également soutenir nos inspirations. L'air de rien qui n'est pas le néant, l'air qui n'a aucun prix et dont on sait qu'il se raréfie. Un film de déconfinement alors, qui aurait été tourné douze ans avant la crise sanitaire, et remonté quatre années après pour compliquer les chronologies.

 

 

 

Peut-être s'agirait-il de cela, du théâtre comme d'une réalité duelle, une réalité à deux faces ou têtes comme l'aigle du poète, à la fois matérielle (son organisation et son économie, une discipline centripète des corps et des affects qui la remettent en question quand le vent qu'ils font souffler a le désir du dehors) et immatérielle (des mots écrits y sont diversement incarnés, des regards et des gestes dont l'échange est cryptée, des signes nébuleux qui circulent, une bulle pour insulation comme le dirait Peter Sloterdijk ou un milieu charnel pour en emprunter l'image à Roland Barthes).

 

 

 

Peut-être s'agirait-il aussi d'un type d'affect particulier qu'il est difficile de saisir ou cerner quand on décide de ne pas le coincer dans les piaillements d'une seule petite personne. Cet affect serait l'enthousiasme minimal d'être ensemble, le bonheur sans excès de contribuer, ne fût-ce qu'un temps même court, à une communauté qui n'a pas d'autre objet que le travail d'un texte classique et de son esprit pour aujourd'hui. Ces « bizarres suites d'événements » ou ces « assemblages de parties informes » dont on se demande alors s'ils ont un sens, ces parties de poker truquées quand son tapis vert en est l'économie ou la politique dont la germaine est l'intrigue : tout cela qui se dit dans les mots de Beaumarchais à la vitesse de Hawks ou d'Othon chez Jean-Marie Straub et Danièle Huillet.

 

 

 

L'enthousiasme alors, Kant disait qu'il en était le sujet en étant le contemporain de la Révolution dont les pièces de Beaumarchais auront été la quasi-annonciation, les pages comme les battements d'aile de l'ange Gabriel qui ont soulevé bien des notes et des musiques, de Mozart à Rossini. Enthousiasme a été il y a longtemps le titre d'un film révolutionnaire et il s'agirait de ne pas oublier ce que cette révolution-là, en 1917, doit à celle de 1789. L'auteur du film auquel on rêve y penserait d'autant plus qu'il en citerait un autre de Dziga Vertov, La Sixième Partie du monde (1926), dans un film qu'il aurait tourné à Moscou.

 

 

 

Peut-être l'enthousiasme, en caractère d'une disposition morale que bouscule l'impression et que la raison rédime, serait non pas la bonne mais la belle affaire de son film, qui n'ignorerait pas que le monde alentour se montre, parfois, souvent, si peu favorable à sa levée quand le bleu du ciel est ainsi lacéré par un avion à réaction. Ce qu'il reste de la Révolution, cette bourrasque qui a refondé les conditions des respirations communes, serait donc comme un air lointain d'ivresse transitant par nos poumons, et nous retient de partir.

 

 

 

La déliaison menace mais, au départ du train, aucun des arrivants à la gare de Château-du-Loir n'y sera. La brise se prolonge en ritournelles, ballades ou comptines, ce petit air de Brésil qui s'invite aussi dans le cercle et qui en fait tourner la roue comme on disait naguère, filmant : ça tourne.

 

 

 

Il y serait, dans ce film, question du théâtre classique et de son actualité intempestive comme si l'on pouvait filmer entre le cinéma de Jacques Rivette et celui d'Eric Rohmer, de ce qu'il faut faire avec lui en ne cédant ni aux facilités culturelles de la pièce d'époque ni aux sirènes de la déstructuration postmoderne. On y discuterait en évoquant les textes contemporains de Beaumarchais et de révolutionnaires comme Marat et Babeuf, ou encore la manière dont Brecht a adapté l'Antigone de Hölderlin (tiens, une phrase de Beaumarchais évoque l'Etna). Comme dans un autre film frère, on y affronterait des difficultés semblables pouvant affecter une envie de cinéma. Et puis, quand l'entropie fait s'immiscer la discordance, l'amitié ferait le reste, ce Nombre qui empêche de compter et qui revient aux amis sur qui l'on sait compter.

 

 

 

 

 

Un doux parfum qui console le désert

 

 

 

 

 

Ce film qui pourrait être fait, peut-être l'a-t-on vu en réalité et l'on y repenserait alors comme s'il s'agissait d'un songe. Un ange passe et nous coiffe de ses ailes, et l'air qu'elles remuent rappelle à tout dedans qu'il n'est qu'un pli du dehors, l'aération suffisante à combattre nos replis et confinements. Un film déposant des genêts sur l'herbe et les senteurs qu'il dispenserait par l'image et le son donneraient à la brise la faculté de briser tout en douceur la mer gelée qui est en nous.

 

 

 

Il se présenterait d'ailleurs, ce film, dans la guise d'une première facétie qui n'est cependant en rien une pirouette de malin, avec un titre (Mon coursier hors d'haleine) puisé dans la « Romance de Chérubin » du Mariage de Figaro et que l'on chanterait au générique-début sur l'air de « Malbrough s'en va-t-en guerre ». Si les peines de cœur y font courir un cheval jusqu'à s'y époumoner (le destrier que monte le pauvre page Chérubin en amoureux malheureux de la comtesse Almaviva, la marraine de la romance), ce qui passe en imprégnant le paysage est le souffle chérubinique de la fidélité.

 

 

 

La romance est une comptine d'enfance et de révolution, c'est une chantefable dont on imaginerait alors que si la chantefleur porte à la boutonnière une fleur porte-bonheur, ce serait le genêt qui, tiens donc, partage son nom avec un petit cheval espagnol comme le destrier de notre cher Chérubin.

 

 

 

Ce film-là n'aurait que très peu de choses dans les poches, et pourtant. Il dirait comme une chantefable ou chantefleur du poète qui pensait aux enfants et leur goût des chansons avant d'être déporté : « Je n'ai rien dans mes poches, / Pas d'anguilles sous roche, / Je n'ai, je n'ai que des fleurs de genêt / De genêt de Bretagne, / D'Espagne ou de Cocagne, / Je n'ai, je n'ai que des fleurs de genêt, / Jeunet ». Des genêts pour guérir des maladies ou faire revenir les matelots pour leurs amoureuses qui les attendent au port avec, sur la tête, des couronnes tressées de ces mêmes fleurs. Et même une seule suffirait à diffuser son parfum fidèle au pauvre cinéma, ses cendres et son désert.

 

 

 

« Ici, sur le dos aride du mont formidable, du Vésuve exterminateur, que ne réjouit aucun autre arbre, aucune autre fleur, tu répands autour de toi tes rameaux solitaires, genêt odoriférant, et les déserts te plaisent. » (Giacomo Leopardi, « Le genêt ou la Fleur du désert », Poésies et Œuvres morales, XXXIV, trad. François-Alphonse Aulard, Alphonse Lemerre éditeur, 1880, tome II, p. 72)

 

 

 

1 juin 2024