Le nouveau long-métrage de Ken Loach, The Spirit Of ’45, n'est certes pas son premier documentaire (The Flickering Flame en 1997 sur les dockers de Liverpool ou McLibel en 2005 sur le procès de McDoland contre deux militants écologistes). Il est en tous les cas celui qui offrirait le point de vue archéologique à partir duquel considérer en une vaste vue panoramique tous les films qu'ils a réalisés jusqu'à présent. Il bénéficie surtout d’un idéal hasard objectif consistant en la quasi-synchronisation, à un mois près, de la date de sa sortie française (le 08 mai) et du décès de Margaret Thatcher (le 08 avril), parfaite incarnation de la défaite historique de cet « esprit de 1945 » auquel le réalisateur anglais souhaite précisément rendre ici hommage. La mort de la représentante idéal-typique du néolibéralisme anglo-saxon vaudrait-elle alors comme la promesse de la relève enfin venue d’un esprit naguère dévoué à indexer la reconstruction de l’Angleterre après les bombardements allemands durant la seconde guerre mondiale sur un ensemble de revendications sociales favorables aux classes populaires ? Rien n’est moins sûr devant un film qui s’en remet platement aux archives d’époque et aux entretiens présents (ainsi qu'aux accords discrets de la sympathique musique composée par le fidèle complice George Fenton), comme si les unes devaient servir à la seule illustration des autres et inversement.
Précisément, la vision selon laquelle les images d’hier offrant le cadre historique et générique sont censées dialectiquement s’articuler avec les contrepoints particularisés (les noms, les visages, les témoignages) donnés par les images du présent ne peut arriver à excéder les bornes idéologiques du programme politique défendu par un réalisateur militant dont on sait pourtant qu'il est capable quand il tourne ses fictions de faire preuve de nuance. Ainsi, la force politique de certaines des meilleures fictions tournées par Ken Loach consiste à investir esthétiquement le champ des contradictions faites corps et mots de personnages qui sont non seulement dominés parce qu’ils sont assujettis au pouvoir objectif des dominants mais aussi parce qu’ils sont victimes de l’intériorisation subjective de rapports de domination naturalisés.
La puissance esthétique et donc politique de ses meilleurs films (Looks And Smiles en 1981, Ladybird en 1994, Sweet Sixteen et le court-métrage réalisé pour le film collectif 11'09''11en 2002 ou encore It’s A Free World en 2007) repose effectivement sur l’énergie dépensée par les dominés à reproduire activement les conditions d’une domination encore plus prononcée. Autant cette énergie manifeste les possibilités utopiques d’une subjectivité désireuse d’autonomie, autant elle est gaspillée pratiquement dans le bricolage apolitique d’entreprises héritées de l’idéologie du moment et en conséquence sanctionnées par l’hétéronomie. Et l'on aurait pu également citer certains de ses documentaires pour la télévision (par exemple la série Questions of Leadership en 1983 consacrée aux trahisons des directions syndicales dans les luttes du mouvement ouvrier anglais de l'époque) qui ont été victimes de la censure tatchérienne. On ne trouvera hélas rien de tel dans The Spirit Of ’45 qui se fige dans la complainte nostalgique du « C’était mieux avant », restreignant dès lors son didactisme dialectique sur les seuls axes du passé historique (les archives générales) remémoré au présent (les témoignages particuliers). Alors qu’il existe une marge de manœuvre grâce à laquelle il est possible de discuter à partir d’un point de vue radicalement antilibéral l’héritage social de 1945 afin d'imaginer au présent une émancipation sociale ayant consciemment dépassé les impasses politiques du passé hérité.
Ainsi, le portrait édifiant du « Welfare State » proposé par Ken Loach, s’il raconte comment effectivement l’institution d’un État social a autorisé la majeure partie des classes populaires britanniques à s’extraire d’une pauvreté endémique suscitée par les hoquets de la machines d’exploitation capitaliste, ne vient jamais discuter deux de ses fondamentaux politiques parmi les plus importants. Certes, le modèle de protection sociale avancé par William Beveridge ainsi que le programme de nationalisation des grandes industries (mines et énergies, transports et communications) apparaissent comme un mieux social en regard de l’individualisme lucratif et de la concurrence généralisée vantés par les patrons, les rentiers et leurs affidés, prescripteurs d'opinions et autres idéologues libéraux. Certes, les propos de ces vieux ouvriers et syndicalistes expliquant à quel point disposer à l'époque d'un logement social doté de sanitaires a représenté un véritable luxe inimaginable pour les locataires actuels d'appartements vétustes coincés dans des tours ou des barres de banlieue témoignent à juste titre d'une dévitalisation de la conscience de classe et de la culture ouvrière. Pour autant, ces principes auraient mérité d’être discutés si Ken loach n'avait pas préféré aux efforts de la dialectique les facilités de l'apologie, puisque ces fondamentaux sont aussi tout à fait susceptibles de servir (plus à moyen et long terme qu'à court terme) les intérêts des capitalistes.
Les nationalisations, si elles permettent de redresser des industries ravagées par la concurrence gaspilleuse en travail et en capital, induisent aussi leur recapitalisation dans l’attente de futures privatisations. La France a connu les mêmes effets économiques de cette politique du balancier qui prescrit la nationalisation des secteurs abîmés par la gestion capitaliste, puis qui les privatise afin de relancer l’accumulation privative et lucrative, et qui initie enfin une renationalisation partielle ou intégrale, dans l’attente d’un prochain cycle économique dévolu à la privatisation. Ad nauseam. Autant la planification symbolise la puissance d’un capitalisme d’État pouvant en effet instituer la protection sociale dont les classes populaires ont besoin afin de sortir du paupérisme chronique, autant elle soutient un capitalisme étatique qui fait structurellement de l’État un acteur économique de premier plan concernant la reproduction du capital lorsque l’initiative privée fait défaut ou vient à lamentablement échouer. Il est dès lors tout à fait envisageable de considérer la possibilité d’une socialisation des moyens de production échappant autant au contrôle de l’État qu’à la mainmise des intérêts privés. Et « l’esprit de 45 » défendu par Ken Loach, homologue à celui du Conseil National de la Résistance en France repris par la plupart des forces coalisées autour du Front de Gauche, représente également la mise à l’écart historique d’une politique économique dont l’utopie consistait – et consiste toujours (voir entre autres les analyses de l’économiste Frédéric Lordon) – moins en un encadrement du capitalisme que dans sa rupture définitive.
Et le constat est pareillement identique s’agissant du caractère « bévéridgien » (du nom de son concepteur britannique, William Beveridge) de la protection sociale qui vise la mutualisation des richesses sociales mais dans un cadre étatique et fiscalisé. A l’opposé du modèle français du salaire socialisé laissant aux patrons et aux salariés le soin de s'arranger (les asymétriques rapports de force faisant le reste) la part de plus-value destinée au financement de la protection sociale. Alors que la part socialisée du salaire constitue, comme le montrent les analyses du sociologue Bernard Friot, une socialisation directement distributive des richesses prélevées pesant sur le partage de la plus-value comme sur l'identification problématique entre emploi et salaire, leur fiscalisation éloigne le financement de la protection sociale du conflit capital-travail pour l’indexer sur la richesse des contribuables, indépendamment de la position qu’ils occupent respectivement dans les rapports de production. Sous prétexte d'être assurantielle et redistributive, la fiscalisation couplée à l'épargne salariale se présente ainsi comme une dépolitisation de la production de valeurs économiques mécaniquement vouées à leur capture sous la forme de la financiarisation. Et ce n’est alors pas un hasard si ce modèle ne cesse de s’étendre en France depuis les années 1980, concernant par exemple ces minimas sociaux que sont le RMI puis le RSA. On est alors en droit, contrairement à la position consensuelle adoptée par le réalisateur anglais (peut-être ici victime du biais d'une appartenance nationale qui l'empêcherait de faire la comparaison avec d'autres modèles sociaux nationaux), de discuter de manière progressiste ces deux piliers propres à « l’esprit de 45 » que représentent d'une part les nationalisations et d'autre part le principe bévéridgien préconisant sous prétexte de résorption de la pauvreté la fiscalisation du financement de la protection sociale et sa substitution par l'épargne salariale.
Et puis, il faut aussi ne pas craindre d'affirmer que The Spirit Of ’45 représente un véritable recul par rapport aux propres impulsions fondatrices du cinéma pratiqué par Ken Loach depuis 1967 (il a commencé sa carrière à la télévision en 1962). Il est vrai que ses premiers longs-métrages (exemplairement Kes en 1969 et Family Life en 1971) proposaient de virulentes critiques des formes de domination institutionnelle (la famille, l’école, l’asile) qui s’intégraient alors parfaitement à la séquence historique de 1945 encore en cours (même si cette séquence amorçait aussi un épuisement qui allait déboucher sur la victoire électorale de Margaret Thatcher en 1979). Dresser l’éloge sans nuance de « l’esprit de 45 » sans discuter des formes autoritaires qu'il a légitimées, tant sur le plan national que sur celui des politiques impérialistes du pays, reviendrait ainsi à revenir de façon régressive sur les propres débuts cinématographiques d’un réalisateur à l’époque doté d’un sens critique plus tranchant. Il n’y aurait du coup vraiment pas lieu de proposer aujourd’hui un film-tract militant contre l’hégémonie néolibérale actuelle (à peine émoussée par ailleurs depuis 2008 par la plus grave crise économique que le monde ait connu depuis 1929), s’il fige la puissance critique et dialectique dont ses meilleurs fictions savent témoigner dans un plus que dispensable exercice apologétique.
Dispensable, The Spirit Of '45 l'est aussi parce qu'il est terriblement pauvre, sinon nul sur le plan strict du recours aux archives. Comme on est loin ici d’essais inventifs et passionnants tels L’Autobiographie de Nicolae Ceausescu (2010) du roumain Andrei Ujica et No (2012) du chilien Pablo Larrain qui savent pour leur part user des archives comme d’images susceptibles de problématiser tant notre rapport au passé que notre rapport au présent (et l’on ne mentionnera même dans le détail les films de Jean-Luc Godard et Harun Farocki, de Marcel Ophuls et Rithy Panh, de Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi). On ne retiendra au final que cette seule idée pertinente dans The Spirit Of ’45 : alors que le noir et blanc des images d’archives (et des entretiens qui semblent contaminés par ces dernières) atteste de l’habituelle identification entre absence de couleurs et évocation du passé, la reprise à la fin du film des mêmes images qu’au début mais désormais en couleurs révèle moins la colorisation des images du passé que le contraire. Les couleurs étaient en fait déjà celles des images au passé et le noir et blanc affirmait implicitement qu’il faudrait en finir avec un regard nostalgique par rapport une période historique dont le contenu politique mériterait d’être remis à jour. Sauf que cette réactualisation de l'héritage mérite une radicale autocritique. A ce titre, on ne pourra pas remarquer quel point le film est incroyablement peu disert sur le blairisme comme adaptation par la gauche institutionnelle des dogmes du néolibéralisme, indépendamment de la position occupée sur l'échiquier politique traditionnel. C'est pourquoi nous avons besoin d'une autocritique nécessaire en regard, tant de la domination idéologique de l'hégémonie néolibérale, malgré la crise économique dont cette dernière est directement responsable, que des originales formes d'émancipation défendues par les communistes libertaires. Le constat est terrible : Margaret Thatcher vient de mourir et son esprit triomphe toujours de celui qu'aurait voulu ressusciter Ken Loach.
Samedi 1 juin 2013
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