John Carpenter, l'intégrale fantôme

Altérations du champ du même (quatrième et dernière partie)

16) Vampires (1997)

 

 

Deux personnages masculins typiques de la filmographie de John Carpenter sont nommément associés à des animaux de mauvais augure : Snake (le serpent) Plissken et Jack Crow (le corbeau). Protagonistes des trois films parmi les explosifs jamais réalisés par le cinéaste (le diptyque Escape from New York- Escape from Los Angeles pour le premier, pour le second Vampires), ces hommes sombres et violents, s'ils sont des héros, figurent un héroïsme particulièrement compliqué, la complication prenant son sens quand on la rapporte notamment avec ce qui distingue leurs animaux totémiques respectifs.

 

 

De son côté, Snake Plissken n'use de la violence verbale ou physique qu'avec parcimonie, dans les seuls cas où il est menacé, cherchant à plier avec ruse et pragmatisme la situation à son avantage. Ce personnage propose ainsi une figure désabusée d'individualiste relativement reptilien ayant mis ses affects de côté au nom d'un utilitarisme mis au service d'un professionnalisme sous la capture de ses commanditaires gouvernementaux dont il moque par ailleurs cyniquement les valeurs.

 

 

A l'inverse, Jack Crow (James Wood), héros irrédentiste a priori très proche de son prédécesseur, va pourtant plus loin dans le sarcasme en n'hésitant pas à recourir à la brutalité physique et l'obscénité langagière. Alors que Snake Plissken refuse toute jouissance au point de ne jamais profiter de la renommée relayant sous la bannière de la légende populaire ses propres exploits, Jack Crow gesticule et hurle, s'excite et jouit pendant les affrontements avec les vampires (les grimaces de l'acteur sont parfaitement éloquentes à ce sujet), tant est grande sa passion de les détruire, sorte de charognard à sa manière comme l'est son animal tutélaire, le corbeau.

 

 

On aura donc remarqué plusieurs différences fondamentales entre une première figure marquée par une solitude désaffectée, spectrale et légendaire et une autre caractérisée par son vitalisme obscène et son sens viril et brutal du commandement, aussi passionnée dans ses élans que ceux-ci sont voués à l'occulte (ses activités à la tête d'un groupe de chasseurs de vampires, financées par le Vatican, ne sont pas officielles). Malgré un irrédentisme commun et un agir dont l'héroïsme doit rester caché, se vérifient des différences qui peuvent encore rebondir à partir des éléments distinguant comme les employeurs respectifs des deux personnages.

 

 

Jack Crow représente ainsi une sorte de mauvais fils turbulent ayant tendance à critiquer radicalement l'église catholique l'ayant pris en charge après la mort de ses parents (vampirisés, leur enfant les aura tués), tandis que l'État exemplifié par le président des États-Unis et son armée équivaut à une force de subordination à laquelle est d'abord obligé de se plier Snake Plissken afin de pouvoir ensuite s'en émanciper. Les deux hommes entretiennent également un rapport ambivalent mais là encore différencié avec les femmes : si Snake Plissken peut accueillir en dépit de la raideur de son ethos solitaire une promesse de relation sentimentale aussi vite apparue qu'évanouie (de la punkette de Invasion New York à Taslima dans Invasion Los Angeles), Jack Crow ne s'autorise aucun contact avec les femmes, sinon sous la forme d'un recours à la prostitution en soutien à un virilisme partagé par les recrues de son unité de combat.

 

 

Vampires est à cet égard un film certes mineur de John Carpenter, mais un film hautement paradoxal : celui où les femmes sont à nouveau dépossédées des marges de manœuvre des premières héroïnes carpenteriennes mais où aussi l'érotisation des actions et des figures est la plus manifestement poussée dans toute l'œuvre, plutôt puritaine et rigoriste dans ce registre-là.

 

 

D'un côté, la seule prostituée survivant au grand massacre (Sheryl Lee, à l'éventail de jeu si grand dans Twin Peaks. Fire walk with me de David Lynch en 1992 et réduit ici à la seule fébrilité) est utilisée comme lien psychique et télépathique avec le Maître vampire (à équidistance de Mina Harker du roman Dracula de Bram Stoker en 1897 et du personnage d'Ingrid Bergman manipulé par celui de Cary Grant dans Notorious d'Alfred Hitchcock en 1948) qui, après l'avoir mordue, s'attelle ensuite à l'extermination sanglante de l'équipe de Jack Crow (Vampires est le film le plus gore de son auteur depuis The Thing).

 

 

De l'autre, cette figure à la féminité exacerbée (et la force d'incarnation de l'actrice, en dépit de son rôle stéréotypé, passe particulièrement bien la rampe), en petite tenue et saignant entre les jambes, intoxiquée par le pouvoir d'un Maître s'étant repu d'un sang héritant forcément d'une coloration menstruelle, s'interpose à son corps défendant au milieu du couple à l'amitié fortement homo-érotisée de Jack Crow et Anthony Montoya (Daniel Baldwin).

 

 

C'est d'ailleurs parce que ce dernier personnage, chargé par son ami et patron de s'occuper d'elle, baissera la garde et finira mordu par elle qu'il se prendra d'une affection authentique (littéralement, il est « mordu ») bien éloignée du virilisme brutal et sexiste des débuts du film. Cet amour caché, au principe d'un mensonge induisant la trahison du code de conduite partagé par les experts en chasse aux vampires (la contamination doit être révélée pour interrompre son extension catastrophique) et porteur d'une différenciation sexuelle logée comme une faille dans une identité masculine jusqu'à présent commune, le rendra dès lors indisponible à l'amitié avec Jack.

 

 

En conséquence, celui-là trouvera pour sa part avec le jeune curé envoyé par l'église afin de l'aider dans sa mission un nouveau terme dans la relation amicale qu'il aime valoriser, privilégiant les joutes verbales saturées d'obscénité, ainsi qu'une virilité fortement connotée sexuellement. Avec Vampires, l'altération du champ du même est soumis à un bien singulier paradoxe puisqu'il pose l'ambivalence de la différence sexuelle, à la fois comme rappel de la maladie de la mort travaillant organiquement la vie mais aussi comme force dissociatrice des mirages identitaires et spéculaires d'une masculinité virilement autocentrée (et dont The Thing exposait l'extimité, le noyau homosexuel monstrueux à force d'avoir été refoulé).

 

 

Outre ce dernier élément qui fait signe en direction d'un western de Howard Hawks, The Big Sky - La Captive aux yeux clairs (1952), on notera par ailleurs que le principe scénaristique de la dissolution d'une première équipe de professionnels rappelle l'adaptation cinématographique de la série télévisée Mission Impossible proposée par le film éponyme réalisé par Brian De Palma en 1996. Le personnage principal Ethan Hunt (Tom Cruise) appartient à une équipe d'espions qui se fait massacrer dans la première partie et, après avoir laborieusement remonté une seconde équipe en urgence, il finit par découvrir la trahison de son employeur, figure d'autorité paternelle à l'origine cachée du massacre.

 

 

On retrouvera effectivement une structure fictionnelle semblable dans Vampires adapté d'un roman de John Steakly, le film de John Carpenter proposant comme le troisième volet d'un triptyque consacré à une critique radicale de l'église catholique (après The Fog et Prince of Darkness) face à laquelle il faudrait lever le voile masquant un mensonge originel. L'apparition du premier vampire n'est pas un hasard de la création puisque, comme dans Bram Stoker's Dracula (1992) de Francis Ford Coppola, l'apparition de la créature démoniaque provient des flancs de l'église elle-même (dans un film, Vlad Dracul devient Dracula par rébellion face à cette institution refusant l'enterrement de sa femme suicidée et, dans l'autre, Jan Valek est le produit d'un rituel programmé par l'église mais ayant mal tourné).

 

 

En revanche, John Carpenter, qui a vu dans Vampires la possibilité d'une nouvelle variation westernienne (on retrouverait à nouveau le modèle offert par Rio Bravo de Howard Hawks en 1959, mais mâtiné des saillies furieuses de The Wild Bunch de Sam Peckinpah en 1969), se distingue de l'approche défendue par Francis Ford Coppola en refusant la plupart (pas tous, que l'on songe à ce corbeau de Valek) des atours kitsch d'un romantisme morbide et suranné ayant rouvert le champ à toute une série inégale de fictions littéraires, cinématographiques et télévisuelles dont le paradigme pourrait avoir été offert pour ces dernières années par Twilight, la saga romanesque pour teenagers de Stephenie Meyer.

 

 

L'érotisme de Vampires se comprend donc en raison de sa hantise d'une horreur de la contamination sexuelle au service d'une indestructible et vampirique pulsion de mort, plus forte que toutes les vies individuelles, une horreur dont voudraient se prémunir les amitiés viriles et que relèverait de façon hasardeuse l'amour authentique. Mais l'érotisme se matérialise ici avec son ambiance de feu, chaude et organique, utérine et rougeoyante. Avec ses images à la fois granuleuses et piquées, travaillées grâce à l'usage de filtres divers afin d'embraser le ciel et ensanglanter la terre. Avec ses paysages désertiques trouvés au Nouveau-Mexique, plombés entre d'un côté des nuages sanguinolents et de l'autre une terre lourde et excrémentielle d'où s'extraient au soleil à peine couchant les Maîtres Vampires.

 

 

Mais encore avec son blues-rock terrien et jouissif, caractéristique de l'atmosphère barbare et chthonienne, saturé de testostérone du film, le dernier succès au box-office de son auteur. De Vampires à Ghosts of Mars qui, tourné dans les mêmes décors purpurins du Nouveau-Mexique, vient parachever sa période « rouge barbaque », John Carpenter saura pourtant substituer au virilisme barbare en doublure obscène et arrière-fond de l'église catholique les muscles fins et tendus d'une société non plus patriarcale mais désormais matriarcale.

17) Ghosts of Mars (2001)

 

 

Après Escape from Los Angeles (où la cité des anges déchus était travestie et peinturlurée comme un clown de chez Barnum ou une performeuse de New Burlesque) puis Vampires (où la relecture à la fois westernienne et gore du mythe du vampire véhiculait un érotisme inédit doublé d'une charge anticléricale mordante), voici Ghosts of Mars, troisième temps fort de la période « rouge barbaque » de John Carpenter, plus sanguin et carnassier que jamais. En guise de retour à une sous- genre de la science-fiction de ses débuts (l'exploration spatiale de DarkStar), ce film propose comme le taureau ou le bélier, tête baissée, de foncer dans le chou de son sujet en surenchérissant dans une veine bariolée et carnavalesque, aussi étonnante que détonante.

 

 

Étonnante quand on repense en effet au minimalisme bleu nuit des premiers grands films du cinéaste (Assault on Precinct 13, Halloween et The Fog), tous marqués par une grande sécheresse du trait, une abstraction dans la représentation du Mal et une épuration tourneurienne des signes du genre horrifique. Détonante parce que le cinéaste s'en donne visiblement à cœur joie, poussant à fond le volume d'une sorte de concert de heavy metal éraflé de riffs saturés (Anthrax a participé à la bande originale) et donné à l'occasion d'une fête païenne et barbare que l'on ne verra ni n'entendra plus à Hollywood comme dans ses marges jusqu'au récent Mad Max: Fury Road (2015) de George Miller, autre grand routier du genre.

 

 

Il est certain que Ghosts of Mars jouit de plus d'un paradoxe, déjà parce qu'il représente l'acmé d'une forme de relâchement formel et de prurit anarchiste pour un réalisateur alors âgé de plus de cinquante ans et qui a décidé d'en repasser une nouvelle fois par le film de sa jeunesse cinéphile, Rio Bravo (1959) de Howard Hawks – définitivement la matrice de tout son cinéma. On appréciera alors comment John Carpenter se sera finalement réparti le travail de réappropriation et de déclinaison des grands motifs hawksiens (eux-mêmes déjà soumis aux variations proposées par El Dorado en 1966 et Rio Lobo en 1970 complétant le triptyque). Vampires s'attaquant formellement à la seconde partie du western tant aimé (son principe étant de faire sortir au dehors un noyau d'hostilité replié au dedans) tandis que Assault on Precinct 13 s'inspirait explicitement de sa première partie (il fallait alors tenir le dedans contre les assaillants du dehors).

 

 

Ghosts of Mars – qui serait alors à Rio Lobo ce que Vampires aurait déjà été pour El Dorado – aura pour sa part préféré radicaliser la mentalité obsidionale symptomatique de l'imaginaire collectif étasunien en poussant les rapports d'échange et de bascule, d'inversion et de réciprocité entre le dedans et le dehors jusqu'à un niveau de porosité insoupçonné. Si le film est incontestablement bourrin dès lors que l'on ne voit plus que la mêlée furieuse et fumante des corps se jetant les uns contre les autres dans une guerre d'extermination au cours de laquelle le crépitement des armes à feu sophistiquées répond aux charcutages des armes blanches bricolées, il ne s'empêche pourtant pas d'être subtil, tant au niveau de l'agencement narratif que sur le plan d'une complexification figurative des identités clivées en conflit mortel.

 

 

Après une première tentative timidement esquissée au début de Big Trouble in Little China puis la voix-off de film noir imposée au cinéaste par Chevy Chase pour Memoirs of an Invisible Man, la narration rétrospective effectuée par Melanie Ballard (Natasha Henstridge ayant remplacé au pied levé Courtney Love pressentie jusqu'à un accident de cheville), en incorporant les segments racontés par bon nombre des personnages avec lesquels elle aura dû faire équipe, réussit à cartographier tous les linéaments et développements du récit, en s'autorisant également un ultime écart entre la narration et le récit (Melanie faisant son rapport à une commission ment sur la disparition finale du détenu qu'elle était venue initialement chercher, James « Desolation » Williams interprété par le rappeur Ice Cube en avatar afro-américain du « Napoleon » Wilson de Assault).

 

 

Si John Carpenter a souvent manifesté un goût pour une approche géographique des fictions (comme en attestent Assault, Halloween, The Fog et Village of the Damned), il atteint ici une maîtrise désormais souverainement accomplie (il a coécrit le scénario avec Larry Sulkis), avec une manière narrative dont la complexité – écart final compris – laisse d'ailleurs entrevoir un début de perspectivisme repris par le film suivant, The Ward (2010), qui en intensifiera et en systématisera la part intrinsèque de leurre. On pourra certes regretter le retrait de la beauté à la fois néoclassique et hyperréaliste des cadres dont la fixité, la composition et la profondeur de champ insistaient notamment sur l'inquiétante étrangeté de tout équilibre géométrique, au profit notamment d'un usage impulsé avec Vampires du fondu-enchaîné. Mais il faut voir aussi la singularité esthétique de cette dernière figure de style, moins utilisée pour enchaîner de façon plus fluide les séquences que pour fondre par intermittence des personnages dès lors voués à s'évanouir et flotter dans une spectralité contrebalançant le choc frontal des armures, des barbaques et des carcasses.

 

 

Avec ces ponctuations en forme d'évanouissements spectraux, s'exprime ainsi un refus de tout hermétisme ou porosité qui participe autant à souligner l'importance esthétique du discontinu qu'à soutenir la complexité des relations du dehors et du dedans. On se souvient par exemple que Prince of Darkness travaillait à brouiller l'évidence des séparations identificatrices de l'intérieur et de l'extérieur (au plus profond d'une église abandonnée, un démon en attente de sa réincarnation assujettit à son œuvre maléfique les membres de l'alliance de la religion et de la science alors que, au plus lointain, une force complémentaire ou antithétique au mal contrôlait peut-être les clochards afin de contrarier possiblement le processus de son avènement).

 

 

Ghosts of Mars, qui en représenterait alors idéalement le pendant orgiaque et dionysiaque, imagine une opposition apparemment plus tranchée (la terraformation de Mars entreprise par les humains à la fin du 22ème siècle se heurte à la résistance de ses premiers habitants), mais qui se manifeste sur le mode imperceptible de la contamination virale (la présence autochtone ou indigène consistant en une molécule chimique qui prend le contrôle psychique des humains en les retournant contre leurs semblables). Outre que les visions d'une subjectivité impersonnelle appartenant à la forme de vie martienne s'inscrivent dans la continuité esthétique de Halloween et le début de Starman, Prince of Darkness et le début de Village of the Damned, on pourra se réjouir de l'existence de films qui, s'exposant à leur public avec le bruit et la fureur des divertissements marqués à la culotte par l'industrie du jeu vidéo, présentent des fictions politiquement travaillées par les antagonismes structurels de l'époque.

 

 

Ainsi, après l'état d'exception sécuritaire et proto-totalitaire du diptyque Escape from New York et Escape from Los Angeles, le pouvoir de mort d'un ancien affidé (comme Thomas Müntzer du temps de la révolte des paysans à la fin du Moyen-Âge) se retournant contre son propre initiateur et maître (dans une logique « auto-immune » comme l'aurait qualifié Jacques Derrida) aura fait de Vampires une œuvre visionnaire de la guerre étasunienne menée après 2001 contre le terrorisme qu'elle aura pourtant nourri des années durant (notamment en Afghanistan à l'heure de l'invasion soviétique de décembre 1979). Quant à Ghosts of Mars, y est fermement rappelé que toute entreprise de colonisation se construit sur la barbarisation des colonisés dont la barbarie même renvoie en reflet inversé à celle de leurs colonisateurs.

 

 

On devra alors prendre en considération comment l'altération du champ du même repose ici sur une dialectisation des figures, le même (du point de vue du colonisateur humain) étant altéré et transmué en sa version barbare et récalcitrante (après inoculation du virus martien), l'horreur étant mobile à l'intérieur des murs comme à l'extérieur, disséminée entre les corps comme dans les corps. Scarifications et peintures de guerre, peaux rouges excisées, chants tribaux et terres ocres : on ne peut pas penser à la guerre d'extermination menée par les colons européens contre les indigènes amérindiens et John Carpenter, qui a tourné son film comme le précédent au Nouveau-Mexique (précisément dans une mine de gypse appartenant à la tribu des Zia Pueblo près de Albuquerque), ne l'ignore pas davantage (la nom même de la ville de mineurs déserte et digne d'un western, Shining Canyon, fait signe en direction de The Shining de Stanley Kubrick en 1980 dont les fameuses remontées de sang étaient gorgées de celui, plus forclos que refoulé, versé par les Indiens d'Amérique).

 

 

Sauf qu'il en propose une allégorie hirsute et décoiffante en vertu de laquelle la barbarie de l'autre résulte toujours de la barbarisation du même. Et le pouvoir, sous sa forme désormais matriarcale (Pam Grier en cheftaine décapitée), n'y échapperait pas plus que les figures grotesques d'un virilisme devenu anecdotique (Jason Statham en mâle reproducteur éliminé). Face à la violence, qui est toujours affaire de contamination virale, d'indiscernabilité entre les sphères du profane et du sacré comme d'indifférenciation mimétique, s'affirme pourtant, à l'instar de Assault, une relation construite dans l'épreuve communément traversée. Et, par-delà les différences de statut, de race et de genre (Melanie est une femme blanche travaillant pour la police, « Desolation » un hors-la-loi noir), elle offre au Deux essentiel de la différence préservée l'écrin d'une amitié authentique.

 

 

Deux héros aussi différents qu'égaux : il fallait bien en passer par les déchaînements de la barbaque et les enchaînements de la barbarie afin de faire advenir une image in-différente aussi simple que belle, belle qu'élémentaire. Malheureusement, après le succès au box-office de Vampires, l'échec commercial de Ghosts of Mars fut pour son auteur celui de trop, inaugurant une décennie spectrale faite de flottements et d'intermittences (les deux épisodes de la série télévisée Master of Horror et un modeste long-métrage tardivement réalisé et directement sorti en France en DVD) à l'image de son usage si particulier à ce moment-là des fondus-enchaînés.

18) Masters of Horror : Cigarette Burns - La Fin absolue du monde (2005)

 

 

Après l'insuccès de Escape from Los Angeles, la confiance de John Carpenter dans les possibilités que pourrait encore lui offrir une industrie de moins en moins encline à entretenir son statut de maverick aura été largement entamée et, même si le succès commercial de Vampires viendra suspendre la spirale d'une défiance partagée, l'échec commercial de Ghosts of Mars sanctionnera un auteur considéré et se considérant comme non aligné sur les nouveaux standards du spectaculaire hollywoodien. Contraint à une marge qui ne peut plus être réappropriée de façon positivement cinématographique, le cinéaste opère alors une forme de repli stratégique, matérialisé par la proposition de Mick Garris de rejoindre par deux fois l'aventure de sa série télévisée Masters of Horror (2005-2007).

 

 

Les maigres ressources esthétiques de la télévision compensant plus que relativement l'amenuisement symptomatique des possibilités de travailler au sein d'une industrie hollywoodienne qui semble ne plus savoir quoi faire des grands maîtres (Dario Argento et Joe Dante, John Landis et George A. Romero – ce dernier n'ayant pour sa part pas participé à la série) du genre horrifique issus de la génération des années 1970. C'est aussi un espace qui, partagé aussi bien par des réalisateurs plus jeunes (Lucky McKee) que par d'autres moins connus (William Malone, créateur du masque de Michael Myers de Halloween), proposerait une cartographie du paysage propre au genre horrifique à un moment donné, la télévision représentant ainsi comme une région de repli pour des réalisateurs expérimentés ou de plus jeunes s'inscrivant dans leur sillon, tous soucieux de continuer à entretenir une belle et ambition idée du genre de moins en moins admise ou privilégiée par l'industrie hollywoodienne.

 

 

Terrible décennie 2000 qui verra alors se multiplier les remakes des grands classiques de John Carpenter voué, pour ce qui le concerne, à réaliser deux épisodes inégaux pour cette série télévisée dont la bonne tenue durant la première saison s'affaissera considérablement avec une seconde saison marquée par une réduction budgétaire et l'affaiblissement général des contributions. Malgré tout, le cinéaste arrive à tirer son épingle du jeu, moins avec le second épisode Pro-Life qu'avec le premier (au titre résolument carpenterien, fin de Escape from Los Angeles oblige) : Cigarette Burns, l'un des tout meilleurs de Master of Horrors qui représenterait autant une variation mineure autour des motifs agencés à l'occasion de In the Mouth of Madness qu'une fable allégorique sur le devenir même du genre dans lequel il aura excellé, redoublée in fine par un inattendu et émouvant autoportrait.

 

 

Certes, John Carpenter rejoue plus sèchement la gamme stylistique caractérisant un processus de déréalisation mentale au terme duquel le héros, missionné par un mystérieux milliardaire cinéphile afin de retrouver la copie rarissime d'un film mythique intitulé (en français dans le texte) La Fin absolue du monde, finit absorbé par l'univers imaginaire contenu par cette œuvre même. Mais c'est en dépassant désormais la référence littéraire à double détente (Stephen King en surface, Howard Phillips Lovecraft en profondeur) de In the Mouth of Madness pour se confronter directement avec la question du cinéma, ouverte sur des abîmes insoupçonnés.

 

 

Si, précédemment, le principe du film dans le film ne valait que comme ultime forme d'une mise en abyme assurant la confusion psychotique et la contamination mimétique généralisée du réel et de l'imaginaire sous l'impulsion d'un génie caché de la littérature populaire aussi démiurgique que maléfique, Cigarette Burns propose désormais de pousser la dynamique méta-filmique afin d'expliciter comme jamais auparavant les puissances authentiquement terribles du cinéma telles qu'elles se cristallisent dans l'un de ses foyers particuliers, à savoir le genre de l'horreur. En multipliant les objets caractéristiques (cabine et appareil de projection, bobines et salle de montage, écran et salle de cinéma), les références (d'abord Nosferatu de Friedrich W. Murnau, puis Profondo Rosso de Dario Argento, ensuite les grands noms de la Nouvelle Vague à l'occasion d'un passage parisien, enfin l'univers occulte du snuff-movie), ainsi que les points de capiton d'une dynamique auto-réflexive (des jump-cuts ou faux-raccords à la marque d'une brûlure de cigarette affectant à plusieurs reprises l'image), le film de John Carpenter raconte une aventure qui est celle du cinéma d'horreur progressivement substitué par un affreux et catastrophique simulacre.

 

 

D'une part, Cigarette Burns joue sur des procédés caractéristiques du support argentique (les coupes aux ciseaux, les marques sur les photogrammes) alors même qu'il a été tourné en vidéo et qu'aura triomphé depuis quelques années la production et la distribution des films en numérique.

 

 

D'autre part, la spectralisation du vieux cinéma argentique insistant comme symptômes au sein de l'économie numérique se double d'une exploitation industrielle des pulsions les plus viles par de réalisateurs et des spectateurs qui, en proie à l'imaginaire associé aux snuff-movies, semblent vouloir jouer avec le feu du passage à l'acte réel (d'où la citation ironique de l'antipathique franchise Saw de James Wan).

 

 

Enfin, le désir d'approcher la part maudite du cinéma d'horreur (celui dont l'horreur serait bel et bien réelle) est tout autant confronté à l'obsession d'une reconnaissance artistique authentique (exemplifiée par Backovic, l'auteur de La Fin absolue du monde qui vomit à l'occasion d'un entretien sa haine de Hollywood comme par le critique qui rédige depuis qu'il l'a vu l'interminable texte censé dire ce que plus personne ne peut voir) qu'à une autre obsession concernant la pulsion inavouée d'un film qui réussirait à se brancher directement dans la chair réelle de ses spectateurs (John Carpenter a forcément dû penser ici aux scènes de malaise et d'hystérie produites lors de certaines projections de The Exorcist de William Friedkin en 1973).

 

 

Voués tantôt au mépris (les tombereaux d'insultes reçus à leurs débuts par John Carpenter, David Cronenberg et Dario Argento), tantôt à la disparition de leurs œuvres (après un litige juridique, des copies pirates de Nosferatu ont circulé clandestinement pendant des années sauvant le film de la destruction prononcée avec le verdict des tribunaux), tantôt encore à la non-reconnaissance artistique (le passage parisien indique bien le lieu exemplaire de l'invention théorique et de l'imposition mondiale du statut d'auteur), les auteurs de films d'horreur, dès lors qu'ils savent reconnaître aussi l'hybris qui les travaille, se retrouvent progressivement suppléés par ces body snatchers qui préfèrent simuler le snuff-movie plutôt que donner à voir l'horreur avec la distance protectrice du bouclier d'Athéna.

 

 

Cigarette Burns propose ultimement deux images incroyables d'une situation où les réalisateurs ayant une préoccupation sérieuse, moins pulsionnelle qu'anthropologique de l'horreur, finissent par être remplacés par leurs simulacres.

 

 

La première image est offerte par le milliardaire cinéphile (joué par l'exquis Udo Kier), glissant ses intestins dans l'appareil de projection en lieu et place de cette bonne vieille pellicule, un magma rosé se retrouvant projeté sur l'écran – une séquence d'anthologie digne de Videodrome (1982) de David Cronenberg, film d'anticipation prophétique comme travaillé de l'intérieur par le risque viral ou la menace intérieure de ce parasite que serait le snuff-movie.

 

 

La seconde image concerne moins le spectateur, poussé à goûter la matière pulsionnelle résidant dans son ventre, que le réalisateur lui-même dont on se demande s'il ne ressemble pas un peu beaucoup quand même à l'ange captif dont les ailes arrachées filmées par Backovic expliquent peut-être la pouvoir de destruction de son film. Cet ange livide aux cheveux filasses et blanchis, sorte de cousin lointain de l'enfant prisonnier de In the Mouth of Madness condamné à pédaler jusqu'à la fin des temps entraînant un vieillissement prématuré, serait déjà le premier dans une œuvre peuplée de démons en tout genre. Surtout, il ressemble comme un frère à celui qui, en le mettant en scène, s'y serait reconnu, ange mutilé ayant le souci de prendre soin de ses spectateurs, y compris quand il leur propose les visions les plus radicales de notre « être non-inhumain » (Bernard Stiegler).

 

 

L'autoportrait est aussi inattendu que touchant, malheureusement contredit par l'épisode suivant réalisé pour la série télévisée de Mick Garris, Pro-Life, symptôme d'une contamination du mal (celui dont souffre actuellement le genre horrifique) et d'une mutilation toujours pas guérie (celle dont est victime un grand cinéaste quelque peu brisé par l'industrie qu'il aura pourtant si bien servi).

19) Masters of Horror : Pro-Life - Piégée à l'intérieur (2007)

 

 

Alors que Cigarette Burns proposait l'étrange fable allégorique portant sur la mutilation des cinéastes ayant la préoccupation du genre horrifique déterminée par la commercialisation d'attentes pulsionnelles déterminée par l'existence réelle ou supposée de snuff-movies, Pro-Life se replie quant à lui sur l'illustration plus qu'ambivalente d'un épineux dossier de société (l'hostilité violente des fondamentalistes chrétiens à l'encontre des cliniques pratiquant aux États-Unis l'interruption volontaire de grossesse).

 

 

D'un épisode l'autre toujours réalisé pour la série télévisée Masters of Horror créée par Mick Garris entre 2005 et 2007, et c'est l'inspiration de John Carpenter, déjà contraint à quitter provisoirement le cinéma pour la télévision comme à devoir remiser de côté les marques les plus affirmées de son style (format scope et symétrisation dans la composition des plans, profondeur de champ et tension relevant des cadrages entre le dedans et le dehors), qui s'affaiblit considérablement en abordant des rivages particulièrement marécageux et, en raison de la vision s'exerçant sur eux, exceptionnellement antipathiques.

 

 

Pourtant, le cinéaste multiplie formellement les signes divers au principe d'une reconnaissance rapide d'un univers cinématographique singulier, d'une clinique assaillie comme l'avait été le commissariat de Assault on Precinct 13 à l'idée récurrente d'une théologie négative ayant en son cœur une « maculée conception » (esquissé dans Starman, la situation trouvera ensuite plusieurs déclinaisons, dans Big Trouble in Little China, Prince of Darkness et Village of the Damned) en passant par l'accouchement d'une créature hybride et monstrueuse (un bébé affublé de pattes d'araignée ou de pinces de crabe) comme revenue du cauchemar zoomorphe investi par The Thing.

 

 

Mieux que le titre original (« pro-life » ou « pro-vie » désigne les militants fanatiques combattant le principe de l'avortement au nom d'une conception religieuse et sacrée de la vie), le titre français, Piégée à l'intérieur, insiste à juste titre sur une dimension de claustration et de réclusion qui, si elle détermine l'inflation d'une mentalité obsidionale partagée de manière contagieuse et mimétique par les assaillants comme par les assaillis (on retrouvera dans ce film le fameux « complexe d'Alamo » caractéristique d'un imaginaire national ayant mythifié l'un des points de capiton de son histoire), redouble un espace (la clinique où se réfugie une adolescente de quinze ans) par un autre (celui du corps de l'héroïne offrant le siège de la gestation d'une créature maléfique engendrée par un diable venu des profondeurs de la terre).

 

 

L'inclusion particulière des espaces proposée dans ce film, et en raison de laquelle le corps lui-même apparaît comme un dedans susceptible d'accueillir les conséquences de l'intrusion néfaste du dehors, réitère l'obsession du cinéaste pour les rapports de perturbation entre intérieur et extérieur qui, en invalidant toute idée d'hermétisme comme en validant celle de la porosité des surfaces, le travaillent furieusement depuis Dark Star.

 

 

Et, une nouvelle fois, les forces du chaos identifiées au hors-champ soulèvent des puissances informes et débordantes dont l'actualisation vient moins vérifier l'existence d'une altérité radicale ou d'un contrechamp que l'altération ou la défiguration du champ du même, le genre humain en sa raison, ses partages logiques ou son ordre symbolique dès lors ouvert sur une part maudite, excessive et diabolique s'extériorisant depuis ses propres flancs.

 

 

C'est précisément la « valence différentielle des sexes » (Françoise Héritier) qui, chez le puritain John Carpenter, s'envisage depuis ses horreurs possibles, la différence étant anthropologiquement associée au pôle féminin de la relation pour accueillir potentiellement toutes les monstruosités que la différence induit, tandis que des effets de polarisation entre l'autre et le même induisent autant le renversement du symbolique en diabolique et la superposition d'un père inhumain et d'un géniteur non-humain que la confusion corrélative du Bien et du Mal.

 


Tout cela serait parfaitement carpenterien, à ceci près que
Pro-Life pousse les contradictions de cette morale indécrottablement puritaine en ses limites les moins sympathiques, le père (joué par Ron Perlman) qui veut faire sortir sa fille d'une clinique décrite comme celle du diable s'abandonnant avec ses trois fils à une violence sans frein culminant avec cette séquence où il pratique une sanguinolente parodie d'avortement sur le corps même du médecin-chef.

 

 

La confusion du père, qui croit être le message de Dieu alors qu'il est en fait celui du Diable, dont la confusion même induit sa pente virtuellement incestueuse, et qui torture un médecin comme s'il le sodomisait, finit par affecter et contaminer le film lui-même, clivé et comme non-réconcilié entre la description horrifiée de la bêtise radicale des fanatiques pro-vie et la représentation tout aussi horrifiée de l'avortement dont la nécessité ne se comprend ultimement qu'en raison de la charge monstrueuse qu'il induit ici (selon un schéma connu depuis Rosemary's Baby de Roman Polanski en 1968).

 

 

On pourrait tout à fait considérer les progrès réels d'une vision qui, avec Village of the Damned, faisait encore de l'avortement le point aveugle de l'éventail de possibilités dont disposaient les femmes victimes d'une forme de fécondation extraterrestre, alors que Pro-Life interroge directement l'interruption volontaire de grossesse, désirée par une adolescente contre les injonctions de son père et soutenue par l'existence d'institutions fragiles et menacées. Sauf que l'IVG se présente ici sous une forme pour le moins problématique, sa nécessité ne se comprenant qu'à la hauteur d'enjeux non plus rationnels mais fantastiques (faudrait-il avoir été fécondée par le Diable pour justifier d'avorter ?) et son passage à l'acte se divisant entre l'impossibilité pratique pour la clinique de procéder (la grossesse accélérée arrive trop vite à terme) et une décision qui alors n'appartient plus à l'ordre médical mais à la génitrice elle-même décidant de tirer une balle fatale sur la tête du nouveau-né.

 

 

La fin de Pro-Life s'abandonnant enfin à un ridicule consommé face auquel il est bien difficile de ne pas étouffer un rire, le Diable venu récupérer le nourrisson ayant droit à une petite musique sentimentale composée par le fils du cinéaste et accordée à sa douleur de père contrarié repartant tristement dans les entrailles de la terre avec son avorton dans les bras. La morale puritaine, si elle a pu envisager la noblesse de relations entre hommes et femmes à la libido sublimée avec l'engagement commun dans la lutte armée (évidemment Assault on Precinct 13, Ghosts of Mars dans une moindre mesure), peut facilement déboucher, privée du garde-fou du sublime, sur l'horreur organique des corps (en particulier féminin) et l'épouvante d'une humanité qui, face aux excès du non-humain, peut s'abîmer dans l'inhumain.

 

 

Est-ce rassurant de préciser que, si Cigarette Burns représentait avec quelques autres (Imprint de Takashi Miike, Jenifer de Dario Argento, Homecoming de Joe Dante et Deer Woman de John Landis) le haut du panier de la première saison de Masters of Horror, Pro-Life, incontestablement le plus mauvais film de son auteur, est à l'image de tous les épisodes tournés sans exception par les réalisateurs qui, à l'instar de Dario Argento, Tobe Hooper, John Landis ou encore Joe Dante tous embringués dans une seconde saison de la série télévisée de Mick Garris, n'auront produit que de piètres résultats. Piégé à l'intérieur (de la télévision quand le cinéma n'est, pour des raisons endogènes et exogènes, plus opératoire) au point de se livrer aux aspects les plus réactionnaires de sa vision (notamment en ce qui touche les rapports de genre), John Carpenter n'a plus alors qu'une seule chose à faire. Et c'est fuir, comme fuit au début dans les bois l'héroïne de Pro-Life et comme fuira exactement de la même façon celle de The Ward, retour après une décennie peu concluante aux affaires du cinéma, aussi intéressant dans ses détails que symptomatique en sa ligne générale d'une marginalisation devenue le piège d'une relégation dont il semble toujours plus difficile de réussir à s'évader.

20) The Ward - L'Hôpital de la terreur (2011)

 

 

Piégée à l'intérieur : le titre français de Pro-Life irait comme un gant à The Ward, retour tant attendu aux affaires du cinéma après un arrêt de dix ans notamment consécutif à l'échec commercial de Ghosts of Mars et à l'affaiblissement dont aura été plus que victime John Carpenter qui, malheureusement, aura dû après deux épisodes inégaux réalisés pour la série Master of Horror se contenter d'une sortie en catimini aux États-Unis et un direct-to-DVD en France.

 

 

Film sur certains aspects bancal, The Ward n'en propose pas moins l'intéressante tentative d'un cinéaste qui s'essaie à mouler au sein d'un dispositif narratif indexé sur les réflexes scénaristiques du moment une grande partie de ses obsessions esthétiques. Commençant exactement comme Pro-Life (une jeune femme court dans les bois), le dernier long-métrage à ce jour de John Carpenter se poursuit dans un asile qui donne son titre au film (ward signifiant plus exactement pavillon).

 

 

En plus de rappeler explicitement celui où finit le héros de In the Mouth of Madness comme d'entrer en lointaine connexion avec Halloween (Michael Myers fuyant de l'asile où il était retenu depuis son enfance pour le meurtre de sa sœur), ce film présente les caractéristiques du rapport passionnant que le cinéaste entretient depuis ses débuts avec la notion d'espace. C'est que The Ward expose à nouveau, tels le vaisseau spatial de Dark Star, le commissariat de Assault on Precinct 13, la base scientifique de The Thing ou encore l'église de Prince of Darkness, un siège en proie à la diffusion d'un état d'esprit obsidional.

 

 

Mais, cette fois-ci, le lieu est strictement assiégé de l'intérieur, le dedans d'une institution asilaire de la fin des années 1960 en prise avec une forme spectrale pas si éloignée des marins fantômes de The Fog et qui semble venir d'un dehors impossible à localiser. Le minimalisme concentré de The Ward, qui ne s'échappe de son décor unique que pour investir d'étranges réminiscences que le spectateur met longtemps à identifier, et qui se manifeste encore dans l'usage tenu d'un spectre de couleurs ramassées entre le bleu pâle et le jaune orangé (en somme comme l'équivalent du vieux noir et blanc dont le souvenir insistait dans Invasion Los Angeles), rappelle particulièrement la première période de son auteur.

 

 

Comme si, après les excès criards, gore et carnavalesques des trois films composant sa récente période « rouge barbaque » (Escape from Los Angeles, Vampires et Ghosts of Mars), le cinéaste semblait vouloir désormais retrouver la grande beauté, assez tourneurienne, de l'époque « bleu nuit » avec des films comme Halloween, The Fog et Christine où l'horreur méritait d'être longtemps suggérée avant d'être finalement exhibée, cette pente quelque peu nostalgique pouvant par ailleurs implicitement déterminer la distance temporelle d'un récit daté de l'année 1966.

 

 

Mais il existe aussi une autre obsession carpenterienne, particulièrement palpable dans le labyrinthe de signes proposé par un film contant l'histoire d'une jeune femme, Kristen (Amber Heard), internée après avoir pris la chambre d'une certaine Tammy aux côtés d'Emily, Sarah, Iris et Zoey, toutes filles en lutte avec le fantôme d'une ancienne patiente, Alice, bien décidée à se venger d'elles en les éliminant les unes après les autres. Au passage, le générique, assez arty et étranger à la simplicité carpenterienne, présente un miroir brisé (premier symptôme du programme schizophrénique à venir) dont les éclats reflètent des gravures d'époque qui, exposant des scènes archétypiques de traitements médicaux archaïques, apparaissent rétrospectivement comme des dispositifs de torture conçus par les hommes à l'encontre des femmes (ce que montrent également Dead Ringers – Faux-semblants de David Cronenberg en 1989 et Antichrist de Lars von Trier en 2009).

 

 

Du titre même du film au motif archétypique du labyrinthe en passant par la présence de démons et la question des substitutions d'identités gigognes, c'est surtout l'influence déterminante de la littérature de Howard Phillips Lovecraft (en particulier la nouvelle fantastique posthume L'Affaire Charles Dexter Ward écrite en 1927 et publiée pour la première fois aux États-Unis quatre ans après la mort de son auteur, en 1941) qui, après la fameuse « trilogie de l'apocalypse » formée de The Thing, Prince of Darkness et In the Mouth of Madness, se fera particulièrement sentir ici.

 

 

A cet égard, il faut impérativement signaler l'existence d'un téléfilm plutôt méconnu réalisé par John Carpenter pour la NBC en 1978 qui, intitulé Someone's Watching Me ! (Meurtre au 43ème étage en français), faisait mine de jouer un jeu proto-hitchcockien (des références à North by Northwest lors du générique-début, Dial M for Murder et surtout Rear Window y étaient alors particulièrement marquées) pour pousser sa mécanique maniériste (très proche du Brian De Palma de Sisters et Dressed to Kill) jusqu'aux confins d'une indistinction confondant une menace réelle avec une faillite mentale.

 

 

Les dissonances brisant l'ordre logique qui distingue dans l'univers de Lovecraft le dedans subjectif du dehors objectif, si elles se retrouvent dans In the Mouth of Madness (le bégaiement des séquences) comme dans Cigarette Burns (les faux-raccords et autres jump-cuts), se manifestaient déjà dans un téléfilm se refusant courageusement à interrompre la ligne de fuite de l'indiscernable. Et, avec ce refus, il s'agissait de s'en remettre clairement à l'écrivain de Providence, la tour où habitait l'héroïne se nommant Arkham qui est le nom de la ville imaginaire inventée par l'auteur de La Couleur tombée du ciel (1927), La Maison de la sorcière (1932) et Le Monstre sur le seuil (1933). Il se trouve que cette cité imaginaire localisée dans le Massachusetts abrite une bibliothèque possédant le fameux Necronomicon, ainsi qu'un asile psychiatrique assez semblable à celui de The Ward.

 

 

Tout cela devrait donc normalement faire le bonheur des inconditionnels de John Carpenter, tandis que celui-ci, renouant avec son goût du format scope et de la symétrie angoissante des plans, de la profondeur de champ et des cadrages déterminant un jeu d'apparitions-disparitions fulgurantes, semble proposer de manière légère et en à peine 90 minutes la synthèse virtuose de tout un art.

 

 

Bien décidé par ailleurs à faire d'une jeune femme une héroïne de premier plan digne de la Laurie Strode de Halloween ou encore de la combattante de Ghosts of Mars, The Ward s'épuise pourtant à se débattre à l'intérieur dédaléen d'un scénario-piège où, progressivement, les cartes s'abattent les unes à la suite des autres pour ne plus laisser voir qu'un petit jeu à la mode depuis les films de M. Night Shyamalan (comme The Sixth Sens en 1998, Unbreakable en 2000 et The Village en 2004) et d'autres qui auront voulu profiter de la brèche (de The Others d'Alejandro Amenabar en 2001 à Shutter Island de Martin Scorsese en 2010 d'après le roman éponyme de Dennis Lehane). La ronde de plus en plus identifiable des fausses pistes narratives, illusions perspectivistes et autre twist final de rigueur finira par identifier un scénario de circonstance, à la fois trop proche de celui du film de Martin Scorsese (l'héroïne atteinte de schizophrénie est le sujet d'une nouvelle thérapie à l'essai lui permettant de recoller d'elle-même les morceaux d'un moi éclaté entre toutes les figures féminines du récit) et bien trop pauvre en arrière-plan (derrière le miroir brisé de la maladie, non plus la Seconde Guerre mondiale et le phénomène concentrationnaire, la critique radicale de l'institution psychiatrique et une tragédie familiale, mais rien d'autre qu'un noyau traumatique de faits divers servi par une petite mécanique aussi brillante que tournant à vide), pour réussir à emporter l'adhésion.

 

 

De manière opposée à Memoirs of an Invisible Man (qui était une commande au scénario intelligent servi par une mise en scène moins personnelle et plus classique), The Ward est un film qui réduit l'altération du champ du même à la personnalité contradictoire d'une schizophrène qui s'ignore, comme affecté de claudication, la jambe d'un scénario opportuniste faisant constamment du croche-pied à celle soutenant un pur désir de mise en scène carpenterienne, cependant intact depuis Assault on Precinct 13.


Au final, cette claudication indiquerait symptomatiquement la double persistance d'un déboîtement (John Carpenter est devenu à son corps défendant une figure inactuelle) comme d'une mutilation (le cinéaste n'aura pas cessé depuis vingt ans d'être contrarié dans son désir de cinéma). Toutes choses avérant combien les ailes d'un cinéaste important lui auront été réellement arrachées par les simulateurs et autres body snatchers aux commandes des derniers avatars numériques et pathétiques du genre horrifique. Il faudrait voir alors en John Carpenter un ange mutilé qui regarderait tristement s'accumuler à ses pieds les films toujours plus catastrophiques et qui, de surcroît, osent se réclamer de lui (heureusement, de vrais héritiers se manifestent, tel David Robert Mitchell avec It Follows en 2014).

 

 

Considérer le sort actuel de John Carpenter contraint de livrer son nouveau film sous la forme d'un disque (Lost Themes, certes un beau film à écouter comme l'aurait dit Frank Zappa), c'est considérer aussi une industrie suffisamment dédaigneuse de ses artisans pour apparaître semblable à une mine de charbon dont un éclaireur aura pourtant réussi à extraire, ces quarante dernières années, quelques films précieux en guise de pépites éclairant, aujourd'hui et déjà demain, la nuit magnétique du cinéma.

 

 

30 août 2015

 

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A suivre...


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