L'apothéose était à grand renfort publicitaire promise pour Avengers : Endgame, suite directe et second volet de Avengers : Infinity War (2018), 22ème film de l'Univers Cinématographique Marvel (MCU) ouvert avec le premier volet des aventures de Iron Man (2008) et dixième opus de la phase III entamée avec Captain America : Civil War (2016). La kyrielle de dates et de titres en atteste, la saga de science-fiction pilotée par Kevin Feige, le patron de Marvel Studios devenue la propriété de la Walt Disney Company depuis 2009, est devenue l'entreprise hollywoodienne la plus lucrative de la décennie. Et Walt Disney de nommer depuis l'intégration à son catalogue de filiales telles Pixar, Lucasfilm et la 20th Century Fox non plus seulement un empire mondial du divertissement lucratif mais désormais aussi le stade culturel et infantilisant ou puéril du capitalisme. En l'espèce, la stratégie commerciale adoptée ici est aussi simple (ouvrir le cinéma de divertissement aux narrations feuilletées de la série télévisée ainsi qu'au ludisme référentiel postmoderne) que sophistiquée (s'appuyer sur la communication des réseaux dits sociaux afin d'élargir l'éventail de la publicité et la constitution de groupes de spectateurs en communautés de fans rivalisant en herméneutes de leurs objets culturels favoris et intégrés au travail publicitaire), au principe d'une capture planétaire de l'attention comme du gardiennage habile d'un public massif.
Aussi hyper-capitalisée soit-elle, la saga au manichéisme proverbial des super-héros mobilisés à faire triompher le camp du Bien contre celui du Mal incarné par les super-vilains propose pourtant, dans l'intervalle serré des réflexes idéologiques, des conventions de représentation et des obligations programmatiques, des scènes et des situations, des personnages et des relations – des écarts qui font bien souvent défaut au reste de l'industrie cinématographique étasunienne. C'est un paradoxe caractérisant une telle franchise, qui dévoile symptomatiquement l'une des contradictions structurelles d'une industrie qui combat la baisse tendancielle de son taux de profit en capitalisant sur l'exploitation du déjà connu et la machine d'habitude du sujet. D'un côté, la franchise pousse franchement en effet à faire baisser sur l'ensemble du secteur le curseur de l'imagination en recourant abusivement à un imaginaire déjà constitué pour être systématiquement décliné en remakes-sequels-prequels en tout genre, au risque de promouvoir une accélération des circuits de l'oubli comme une sorte d'amnésie généralisée et, pire, consentie (et le consommateur de s'en aviser en s'improvisant pour compenser un spécialiste amateur de droit contractuel et de microéconomie à tendance macro). De l'autre, elle accumule aussi suffisamment de force et d'énergie aussi pour s'autoriser l'intelligence et la sensibilité témoignant du soin nécessaire à permettre de distinguer parmi le public massifié un spectateur singularisé. Et l'opérateur de cette singularisation est l'affect dont la puissance d'affection s'augmente de la mémoire des précédentes affections en offrant ainsi au diptyque de l'apothéose du MCU de revisiter non seulement toute l'histoire de la saga mais l'histoire secrète et toujours singulière de ses spectateurs.
L'industrie profitable et lucrative reste le cadre de fer auquel on n'échappe pas. Mais il y a encore place en ses marges pour le spectateur, préoccupé du nouage singulier de ses affects. Certes contrarié en plan général par le pilotage automatique du public, il peut être aussi emmené quelquefois au-delà de ses attentes à cet endroit si rare où, dans ses détails ou ses marges liminales, à la limite presque du hors-champ, la vérité subreptice mais décisive d'un personnage, d'une relation ou d'une situation fonde l'affection attestant qu'il y a encore cinéma. Une certaine idée du cinéma non réductible encore à la spectaculaire comptabilité des grands nombres. Du cinéma comme, pensait-on, il n'y avait peut-être pas idée. Du cinéma comme le poème selon Paul Claudel, dont le Nombre est tel qu'il empêche de compter. Même pendant quelques secondes – des secondes si précieuses pour le spectateur parce qu'elles sont incommensurables, sans mesure malgré leur inclusion dans un total de 181 minutes délibérément sonnantes et trébuchantes.
Avengers : Infinity War (2017)
La tragédie de l'acte, le drame de son effacement
(la politesse et son désespoir, la cour des grands et ses petitesses)
Champ Il est fastidieux, à l'occasion du 19ème opus de la franchise la plus rentable du moment, de voir l'attendue réunion d'une grande partie de l'écurie Marvel se réduire la plupart du temps à toute une série de civilités échangées entre gens de bien (Thor rencontre les Gardiens de la galaxie, Iron Man puis Spider-Man font la connaissance du Docteur Strange, on rivalise de faits d'armes respectifs, etc.). Des échanges qui sont préparatoires à la guerre de l'élite super-héroïque contre la cohorte nébuleuse et grise de super-vilains. Cependant, l'art dispendieux et combiné de la guerre et de la civilité autoriserait au moins quelquefois les formes de la politesse à retenir, voire différer les obligations pesamment programmées d'une affrontement au sommet.
Il s'agit en effet pour les « premiers de cordée » de ne pas se griller la politesse et l'humour demeure la forme par excellence d'une civilité caractérisant la société de cour des super-héros (du côté de l'écurie adverse DC, elle se nomme « ligue des gentleman extraordinaires », étiquette certes plus élégante que celle de « vengeurs »). Comme autant de moments suspensifs dont la gratuité ferait un bien fou face à l'hyper-capitalisation d'un blockbuster ayant coûté la bagatelle de 400 milliards de dollars (et le second volet coûterait autant). En passant, la question de savoir combien de pays du monde disposent d'un PIB inférieur à ce budget (une petite recherche indiquerait le chiffre de 7) rappelle les surenchères inflationnistes de l'industrie du spectacle hollywoodien à l'ordre spectaculaire – et même spectaculairement obscène – des inégalités mondiales. Certes, le gag appartient à la politesse des princes et, valant comme effet de signature « marvellienne » dont Joss Whedon à l'époque de Avengers (2012) a été l'un des meilleurs auteurs, puis James Gunn avec la série des Guardians of the Galaxy (et la chose aura effectivement réussi autant à Thor : Ragnarok qu'à Spider-Man : Homecoming), il représente également l'huilage nécessaire d'une machinerie qui fait ainsi passer le sérieux de ses intentions commerciales dans la souplesse fluide et cool de l'ironie, plus cool encore quand elle manie aussi habilement l'auto-ironie (c'est d'ailleurs une leçon mal retenue et négociée par le rival mimétique DC). La civilité mâtinée d'humour au moment d'obligatoires présentations de la crème de la crème appelle ainsi quelques gags en guise de respirations, de relâchements de la bride commandant à l'avancée du pachyderme, sinon de ralentisseurs des rythmes tendus d'un bellicisme écrasant (au passage, le Soldat de l'hiver et Captain America, et plus encore la Veuve noire et Black Panther morflent en souffrant de n'avoir si peu de marge de manœuvre). C'est Drax qui tente grotesquement un exercice d'immobilité hors sujet alors que Star-Lord et Gamora se parlent sérieusement. C'est Spider-Man qui demande à Mantis de ne pas lui pondre un œuf dans son corps comme le ferait la créature de Alien, c'est encore Thor qui pousse l'humour et la civilité à se faire politesse du désespoir alors que son frère Loki vient d'être tué et tout son peuple exterminé, cela face à un Rocket, si cynique habituellement et pourtant complètement désemparé. C’est surtout Hulk qui, après avoir reçu à l’ouverture du film une tôlée de la part de Thanos, refuse d’obéir au commandement de Bruce Banner lorsqu’il est invité à faire sortir le géant vert qui est en lui. Ce refus d’apparaître est d’autant plus précieux et audacieux qu’il se soutient d’un désir de se soustraire d’un utilitarisme qui appartient à son double comme aux scénaristes qui sont aux commandes du blockbuster.
Ceci étant dit, il faut admettre aussi que Avengers : Infinity War arrive entre deux bâillements impossibles à refréner, pardon deux déflagrations pyrotechniques de rigueur, à penser un petit peu ce qu'il raconte. Autrement dit, le film des frères Joe et Anthony Russo, qui avait déjà su pousser un cran au-delà et contre toute attente la dialectisation des enjeux de Captain America : Civil War (2015), en réfléchissant à ce qu'il montre, informe étonnamment qu'il met en scène en le faisant savoir. Le noyau auto-réflexif du blockbuster, loin de se réduire strictement à des effets de reconnaissance référentielle éminemment postmodernes, appartient, une fois n'est pas coutume, à la figure du super-vilain, le titan Thanos dont la quête des six pierres d'infinité, fil rouge reliant de près ou de loin la production décennale des 19 films de l'Univers Cinématographique Marvel piloté par Kevin Feige, est ce contre quoi doit désormais batailler la coalition la plus étendue (on en dénombre pas loin de 24) de super-héros disponibles sur le marché. Si Thanos est le personnage le plus intéressant du film, c'est parce qu'il est sous ses allures de troll violet affublé d’un gros menton plissé un sujet de type kantien : autrement dit, il sacrifie tout à l'impératif respect catégorique d'une loi morale. Son souci ne consiste pas à accumuler toujours plus de pouvoirs pour régner sur tout en devenant le maître de l'univers, son ambition repose sur un principe d'équilibre et de justice exigeant au nom d'une terrifiante comptabilité tenue jusqu'au bout de sacrifier la moitié des êtres vivants de l'univers afin d'en sauver l'autre partie. Le principe relève bien de l'impératif éthique, certes rivé à un élément pathologique (tout son peuple a été anéanti parce qu'il a refusé de suivre l'impensable solution de son prophète), mais dont le mandat s'accomplit dans un remarquable refus de toute jouissance personnelle (à cet égard, Thanos figure l'antithèse de Negan dans la série The Walking Dead, qui fait de l'imposition protectrice du bien un contrat de jouissance sadique et asymétrique). Le claquement de doigts fatal une fois les six pierres réunies est de fait saisissant : Thanos disparaît, et avec lui la moitié du casting se dispersant comme de la poussière pour le retrouver dans le dernier plan en train de regarder au loin avec un léger sourire, non pas de celui qui a bel et bien commis le pire mais au contraire qui appartient à celui qui aurait permis le meilleur en sacrifiant la moitié de l'univers pour en sauver le reste. Pour cela, nul grand Autre à mobiliser pour le sujet du mandat éthique qui ne l'est en dernière instance que de lui-même, serviteur d'une loi morale aussi catégorique que la comptabilité en son fondement se veut arithmétiquement infaillible.
La politique du moindre mal n'en demeure pas moins celle du « mal radical » accompli au nom du porteur d'une Idée qui ira jusqu'à y sacrifier la vie de Gamora, sa fille adoptive. Le moindre mal est encore et toujours le mal, qui abolit dans le trou de l'universel abstrait toutes les particularités concrètes. À ce titre, deux super-héros personnifient une opposition véritable à l'éthique de Thanos, le beau consistant à ce qu'il s'agisse de personnages relativement secondaires, non Iron Man ou Captain America mais Vision et la Sorcière rouge. Pourtant, la Sorcière rouge argue encore d'un grand Autre afin d'opposer au plan de Thanos incluant de tuer Vision pour lui arracher du front la pierre de l'esprit le fait que l'humanité ne saurait accepter un tel tribut à payer. C'est alors que le premier qu'elle aime et qui l'aime lui répond admirablement ceci : il n'y a aucun grand Autre à l'horizon qui supporterait cette mort, personne d'autre qui aurait à assumer la cruauté de cette disparition sinon l'aimée, sinon elle et elle seule. Et c'est sur la base même de cet accord sublime, par ailleurs préfiguré par l’amour de Star-Lord et Gamora, que la Sorcière accepte alors la requête de Vision lui demandant de lui arracher la gemme du front et, détruisant la pierre précieuse, de mourir de ses mains. Alors que Thanos représente l'horreur du vide d'un universalisme qu'un impératif éthique doit combler d'une accumulation mortifère de particularités (la finalité visée appelant chez lui des moyens considérables), la Sorcière rouge et Vision figurent au contraire la nécessaire particularité (de leur amour) dont l'imposition est ce préalable fondant tout universel, dès lors moins abstrait que concret (aucun calcul issu d'une comptabilité à l'équilibre mortifère n'est tolérable en regard de l'incommensurabilité de n'importe quel vivant, et d'abord de leur amour). Il est sur le plan éthique beau d'opposer à la destruction calculée de la moitié de l'univers le sacrifice consenti d'un homme de la main de son amoureuse, acte au-delà tout calcul. Il est même émouvant de voir cette dernière encouragée à commettre un acte radical, parce que d'une liberté absolue, radicalement concret et non abstrait comme le geste de Thanos, et dont l'encouragement vient de la bouche de l'aimé qu'elle est alors en train de tuer, et qui venait tout juste d'accéder après avoir été un programme informatique puis un androïde à une forme nouvelle d'humanité. Quand, soudainement, l'acte se voit effacé par Thanos qui possède avec la pierre du temps détenue jusqu'à présent par le Docteur Strange le pouvoir d'en modifier la trame comme une réinitialisation informatique. La tragédie d'un acte radical accompli au nom d'un incommensurable amour de deux vivants se voit alors dramatiquement annulée par le sujet répondant impérativement à la loi morale qu'il s'est fixée.
La substitution du drame extrême à la tragédie radicale est en soi un drame puisqu'il va jusqu'à mutiler le spectateur de la beauté de l'acte d'amour et de mort assumé par la Sorcière et Vision. Outre la première vague de cadavres (Heimdall, Loki, Gamora), la disparition finale de la moitié de la cour des meilleurs (principalement la Panthère noire et la Sorcière rouge, Docteur Strange et le Soldat de l'hiver, le Faucon et Nick Fury, Spider-Man et tous les Gardiens de la Galaxie à la seule exception de Rocket) viendrait enfoncer le clou... mais précisément du drame, jamais de la tragédie. Reconsidérons une nouvelle fois le dernier plan de Avengers : Infinity War. La dernière séquence du film est saisissante parce qu'elle montre Thanos souriant mais très légèrement, satisfait sans ostentation d'avoir accompli son mandat, tandis que son regard se porte sur une vallée verdoyante. Sauf que cette vallée n'est qu'une illusion, un mirage que ses super-pouvoirs autorisent et dont le voile recouvre une nouvelle fois les ruines – probablement de sa planète d'origine, Titan – selon un procédé que Thanos a précédemment utilisé, et cela à au moins à deux reprises, et qui avait déjà été à l'œuvre dans le film consacré au Docteur Strange. Donc, ne pas voir l'illusion dont se berce ultimement Thanos, c'est être aveugle au biais fantasmatique affectant le sujet de la loi morale, de fait aliéné par la tache anamorphique au fondement même de son impératif éthique et catégorique, c'est rater que l'illusion dont il s'enveloppe se prolonge directement dans le regard du spectateur. Et l'illusion est moins tragique que dramatique dès lors qu'elle rappelle l'excès surnuméraire des comptabilités (parmi celles-ci, une qui aura pris de l'essor ces dernières années avec internet consiste à pousser les spectateurs à rivaliser sur les réseaux d'information en tentant de nommer lesquels parmi l'élite des protagonistes allait ou non y passer) à l'ordre d'une modification temporelle ultérieure implicitement avouée par le Docteur Strange avant de disparaître, lui qui connaît en effet si bien ce tour de magicien. Une autre comptabilité renverrait alors en poussières illusoires et aussi moléculaires que le langage binaire du numérique l'audace narrative d'un effacement du tableau de la moitié des super-héros : il y aurait fort à parier en effet que le film suivant, d'ores et déjà réalisé, effacera son propre acte dans la préférence à tout potlatch somptuaire l'entretien lucratif du riche poulailler où caquette plus d'une poule aux œufs d'or.
La politesse est bien alors celle du désespoir caractérisant un film qui, aussi cohérent soit-il, questionne les puissances ambivalentes de l'acte, entre radicalité et extrémité, entre radicalités abstraite et concrète, pour s'abandonner ensuite aux obligations d'un effacement frileux qui n'est que renoncement pathologique à l'ordre mercantile des intérêts particuliers. La société de la cour des grands n'est pas avare de pareilles petitesses. Enfin, les jeux restent ouverts : une hypothèse décalquée de Ubik de Philip K. Dick aura même été avancée, les vivants se croyant survivants et les autres morts quand ce serait en fait l'inverse ; une autre hypothèse privilégie contre la réécriture temporelle du scénario l’incompossibilité des mondes imposée de la télévision au cinéma par J. J. Abrams. Mais, en régime capitaliste, on a bien compris que les pipeaux sont si bien affûtés pour ne jamais démentir que les dés sont pipés. Il suffit à cet effet de prendre seulement connaissance des contrats signés par les acteurs pour identifier qui est sur le point de partir et qui est promis à rester, mais en acceptant tristement que la spéculation sur le sens d'un film soit dévalorisée en étant reléguée en sous-champ du droit contractuel.
8 mai 2018
Avengers : Endgame (2018)
Le deuil et n'en pas faire le deuil
Contrechamp Serge Daney le remarquait à propos du cinéma en général, particulièrement du cinéma étasunien : qu'il n'est jamais aussi beau que lorsqu'il donne du deuil. C'est bien la force de Avengers : Infinity War que d'avoir ouvert en grand les vannes du deuil, avec le seul claquement de doigt d'un géant mauve originaire de l'autre bout de l'univers qui, doté du gant porteur des six gemmes de l'infini, aura mis fin à la vie de la moitié des créatures existantes. Parmi lesquelles des vivants de classe A (le monde comme celui du super-héroïsme impose mécaniquement la hiérarchisation inégalitaire du champ de la représentation et de la figuration), à savoir la crème des super-héros comme Spider-Man, Black Panther, le Docteur Strange, la Sorcière Rouge, Star-Lord et la quasi-totalité des Gardiens de la Galaxie, les amis de Ant-Man, etc. Les super-héros meurent aussi, eux aussi manquent d'être encore immortels à l'exception du deuil qui entretiendra après leur mort leur mémoire, cela n'est d'ailleurs pas nouveau, les comics originels l'ont plus d'une fois expérimenté. Surtout, le claquement de doigt de Thanos offrirait presque la version postmoderne et pop du kantisme radicalement ressaisi, autrement dit d'une disposition au devoir moral assorti d'un impératif catégorique assumé comme une décision radicale (éradiquer la moitié du vivant pour préserver la seconde) qui se soutient contre toute motivation personnelle ou pathologique de la légitimité rationnelle du discours – en l'occurrence d'un discours néo-malthusien extrême. Le frisson final apporté par le léger, si léger sourire de Thanos ponctuant le dernier plan du premier volet consiste à prendre acte du devoir accompli, et seulement accompli pour lui-même, par un super-vilain qui, exceptionnellement, échapperait au diabolisme caractérisant habituellement tout méchant hollywoodien. Thanos est un sujet pas si fréquent dans la fiction hollywoodienne du mal radical et, à cet égard, il est une figure subjective appareillée à l'époque ouverte depuis 1945 par les lignes de faille de la dialectique de l'Aufklärung.
Le retrouver dans le second volet en paysan prématurément vieilli par l'immense consommation d'énergie requise par le claquement de doigt est la marque de la conséquence. Le titan apparaît en effet comme vidé, abandonné à une apathie dont la perspective adornienne rappellerait à tout kantien que son double obscur reste sadien, pauvrement livré à la pulsion vengeresse et meurtrière de ses ennemis d'hier qui en paieront le prix fort. La dépression de Thor qui lui donne des airs avoués d'avatar du Big Lebowski des frères Coen s'origine en effet autant dans son manque de lucidité en ayant visé la poitrine plutôt que la main gantée des pierres d'infinité que dans le meurtre de celui qui n'a plus la force désormais de figurer l'ennemi (et cette immaturité délivre le noyau obscur de la puérile rivalité mimétique entre ce dernier et Star-Lord). Mais tout cela tourne court parce qu'il y a pour les narrateurs hollywoodiens deux moyens issus de la science-fiction permettant de conjurer l'interminable labeur du deuil, à savoir le voyage dans le temps et la doublure des univers parallèles. Et Avengers : Endgame va d'une certaine manière employer les deux en recourant au truc du Monde Quantique duquel revient Ant-Man (grâce à l'aide radicalement contingente d'un rat, gag dont on se demande jusqu'à quel point son degré parodique est assumé). Il faut à cette aune apprécier la dimension symptomatique des justifications qui voudraient bien couper l'herbe sous le pied des critiques en affichant les références culturellement obligées (la trilogie Retour vers le futur de Robert Zemeckis), tout en légitimant dans la foulée que le révisionnisme soit finalement l'horizon réactionnaire définitif d'un univers qui ne peut décemment souffrir du deuil de sa classe de super-héros.
Il y a bien quelques décès réellement actés (la Veuve noire en mode soft, Iron Man en mode hard). Mais leur valeur éminemment sacrificielle garantit à un héroïsme larmoyant de faire prévaloir son économie symbolique au point de rendre la vie à tous les disparus à l'occasion d'une bataille finale, sorte de gigantomachie-titanomachie montée à la hache qui impose au pauvre Thanos revenu du passé de se dévêtir de son bel habit kantien, seulement volontaire désormais pour détruire une petite planète obstinée en imaginant à la place tout un univers revu et corrigé pour être entièrement reconnaissant à sa cause. Le dramatique traitement offert à d'autres « revenants » (Captain Marvel en joker utile pour faire le coup de poing, Œil-de-faucon en Rônin en supplétif essayant de rattraper le temps perdu qui, contrairement à ce qu'assure la chanson, saura se rattraper) achèverait d'avérer que le deuil ne dure qu'un temps seulement. Le temps d'une année séparant une tentative audacieuse de déplacer le curseur du blockbuster de sa désactivation piteuse selon une méthode régressive où triomphe le Bien – autrement dit le déni. La disparition est un désastre, un autre est la disparition de la disparition et le film d'annuler par frilosité sa propre audace comme Thanos annulait catastrophiquement le geste de sacrifice amoureux de Vision et la Sorcière rouge.
Le clivage fétichiste, Avengers : Endgame ne s'y soustrait pas en effet, qui sait bien qu'il lui faut répondre au cahier des charges rédigé pour satisfaire l'avidité des actionnaires, mais qui, quand même, voudrait bien croire aussi qu'il offre au genre lourdement capitalisé du blockbuster l'ambitieuse possibilité de prendre acte d'une série comme The Leftovers. L'ouverture dédiée à la disparition sans fracas de la famille de Clint Barton / Œil-de-faucon au cours d'un repas familial à la campagne témoigne incontestablement de l'influence de la sublime série de Tom Perrotta et Damon Lindelof, qui se poursuivra d'ailleurs à l'occasion d'un cercle de « Leftovers » rassemblés avec Captain America autour du fervent souvenir des disparus. Les différences sont cependant notables, la cause de la disparition est ici connue et son effacement finalement avéré. De fait, le film des frères Russo joue avec le prestige métaphysique de la série comme allégorie mélancolique de notre temps qui est celui de la disparition de masse. Mais le jeu ne dure qu'un temps relativement court dès lors que l'épopée doit reprendre vite la main en imposant ses droits à l'héroïsme guerrier et victorieux. Pourtant, il y a des fulgurances qui ouvrent droit et rendent justice à de bien singulières émotions. Pourtant, il y a quelques beautés plus ou moins secrètes ou pudiquement avancées qui appartiennent à la vérité des personnages, qui qualifient leur consistance à laquelle auront autant contribué l'histoire rappelée de leur trajectoire que la mémoire entretenue de nos affections. C'est vrai, les frères Russo assistés des scénaristes Christopher Markus et Stephen McFeely savent avoir accumulé suffisamment d'énergie pour dégager d'authentiques marges de manœuvre au service de la consistance des personnages, des situations vécues et des relations tissées entre eux comme entre eux et les spectateurs. Et c'est d'ailleurs à ce titre précis qu'ils auront réussi à relever la franchise après l'infléchissement critique du boursouflé Avengers : Age of Ultron (2015) qui aura marqué le départ de Joss Whedon de la franchise. Tantôt les effets spéciaux disparaissent du champ pour laisser place à l'intelligence et la sensibilité d'une situation, tantôt ils sont mobilisés pour réinscrire le spectaculaire dans le domaine d'une « intimité querellée » comme l'aurait appelé Gaston Bachelard. Dans tous les cas – et ils sont multiples en composant en vertu de toute une série de correspondances un vrai chambre d'échos –, Avengers : Endgame tient le cap du deuil malgré tout, malgré l'effacement programmatique de la disparition en en déployant ailleurs les puissances et les conséquences imprévisibles.
Le deuil, malgré tout, a de l'avenir, il poursuit son travail interminable en diagonale du scénario révisionniste, donnant chair à des personnages plus forts que la mythologie dans laquelle ils prennent place. C'est Ant-Man qui n'est plus que Scott Lang quand il retrouve sa fille devenue adolescente cinq ans après la catastrophe du claquement de doigt de Thanos, ému qu'elle ait échappé à la disparition, tellement ému aussi qu'en son absence elle ait grandi selon un phénomène classique de croissance infiniment plus bouleversant que tous les pouvoirs de changement de taille dont il a la maîtrise technologique. C'est simple et c'est beau parce que le spectaculaire renvoyé hors-champ ne sert plus qu'à offrir une puissante résonance aux retrouvailles d'un père et sa fille. Comme est beau le retour de Hulk dans un équilibre figuratif nouveau, Bruce Banner et le géant vert cohabitant enfin après s'être tant déchirés, qui s'amuse même à imiter ses propres balbutiements lorsque le Hulk nouveau est projeté au moment de la bataille concluant le premier Avengers (2012). Que Hulk imite Hulk raconte autrement qu'avec Ant-Man l'histoire d'une croissance et d'une maturité, qui est affaire d'écart dans le jeu des imitations et de densité dans la mémoire des affections, qui est l'histoire d'une querelle de soi avec soi-même qui se prolongera encore avec Thor, Iron Man et Captain America. Ainsi, quand Hulk avertit les enfants qui veulent se prendre en photo avec lui qu'il faut toujours écouter sa maman qui sait tout sur tout, l'avertissement est inconsciemment lancé pour Thor qui aura à l'occasion de son propre voyage dans le temps de retrouver sa mère quelques heures avant son assassinat. Le corps enrobé des graisses de la dépression, le dieu scandinave expose à sa mère la chair épaissie qu'il a accumulée en conséquence d'un mal qui remonterait plus loin encore à sa disparition à elle. Et celle-ci le sait, elle le lui dit même parce qu'elle est une sorcière qui comprend intuitivement l'improbable situation. On le sait notamment avec les films Pixar, le puérilisme des productions Disney peut accueillir aussi l'enfance comme le temps du deuil et Thor figure ce deuil au point de rompre avec la charge pondérale de la chair saturée par le refus de tout héritage royal en faisant de cette déliaison l'invention de sa propre souveraineté. De façon symétrique, Tony Stark croise en 1970 son père et les mots qu'ils échangent ensemble sont peut-être ceux dont un homme aura un lointain souvenir quand, plus tard, il élèvera son enfant. Et le fils d'être ainsi le père de son père comme l'enfant est le père de l'Homme selon un vers fameux de William Wordsworth qui a inspiré aussi Sigmund Freud. La vérité difficile pour les tenants du temps linéaire, homogène et vide est bien celle des souvenirs de l'avenir qui s'expose littéralement avec le conflit schizoïde des deux Nebula, le court-circuit des souvenirs faisant que la Nebula du passé possède les souvenirs de la Nebula du futur. C'est ainsi qu'avec le cinéma comme machine à voyager dans le temps, le spectateur use de sa propre machine qui est donnée par son cerveau. Et, d'un cerveau l'autre, il y a la membrane des images qui démontent et remontent le temps en faisant du présent le point de renversement des temps et permettre alors que le passé a de l'avenir (le seul blockbuster à avoir récemment pavé la voie à Avengers : Endgame serait le bien nommé X-Men : Days of Future Past de Bryan Singer en 2014).
Les images ont de l'avenir, le deuil aussi. Pour Star-Lord qui retrouve l'aimée Gamora sauf qu'elle revient de l'époque précédant le claquement de doigt, autrement dit vierge d'un amour dont l'histoire a réellement disparu et dont rien n'assure encore qu'elle reviendra. Pour Clint Barton et la Sorcière Rouge par rapport à Natasha Romanoff et Vision qui ne reviendront pas (et il y a une belle homologie dans leur mort respective, avec les mêmes paroles d'encouragement pour que l'aimé ou l'ami accomplisse la mort sacrificielle de l'ami ou de l'aimé). Pas davantage que Loki même si rien n'est définitivement joué pour le dieu trickster. Pour Tony Stark aussi qui regarde la photo consignant la trace de l'amitié avec le jeune Peter Parker en ignorant que ce dernier revenu d'entre les morts la regardera sûrement mais en pensant au défunt Tony Stark. Laissée à la suggestion et l'imagination du spectateur, cette image invisible est sublime comme est sublime le geste que le docteur Strange adresse à Iron Man pour lui permettre de comprendre qu'il lui faudra se sacrifier en revêtant le gant des pierres d'infinité pour en finir avec Thanos. Ce geste est silencieux, c'est un doigt dressé en direction du ciel comme le geste de Saint Jean-Baptise peint par Léonard de Vinci vers la fin de sa vie dont le tableau soutient l'impulsion du Livre d'image (2018) de Jean-Luc Godard. Ce geste est l'index qui indique le mystère de la vraie vie quand elle se soutient matériellement du ciel constituant des idéalités et des sublimités. L'immortel est en fin de compte toujours celui qui accepte de vivre en plaçant sa mort sous la condition d'une idée qui fait de l'existence une vraie vie. Un autre immortel est encore figuré par Captain America dont le personnage a la chance de vivre trois grands moments de cinéma qui l'éloignent toujours plus de l'imaginaire patriotique et impérialiste qui lui est d'ordinaire associé. D'abord quand, en écho aux mésaventures de Nebula, la rencontre avec lui-même allégorise la dispute intérieure d'un homme qui se pose encore la question de savoir quelle est la nature exacte de sa relation (amicale ? amoureuse ?) avec Bucky le Soldat de l'hiver puisque la seule mention de ce nom permet au héros de l'avenir de désœuvrer son avatar du passé. Ensuite en prenant possession du marteau (Mjöllnir) et de la hache (Stormbreaker) de Thor lors du combat final contre les troupes de Thanos, où il s'agit alors de pousser plus loin un moment seulement comique de Avengers : Age of Ultron en avérant qu'il n'y a pas possession naturelle mais passage de témoin et circulation des sceptres (et lui-même donnera à la fin son fameux bouclier à Sam Wilson / Le Faucon, bouclier précédemment redonné par Tony Stark en rappelant que son propre père l'avait fabriqué pour Captain America). C'est incontestable, le pouvoir comme agency reste la propriété hégémonique des mâles blancs, bourgeois et hétéros. Mais les objets représentent aussi, au-delà de leur dimension phallique et fétichiste, de réels supports de mémoire et d'échange, de transmission et de liaison, prothèses amovibles dont l'héritage autorise enfin de décoller les personnages de leur fonction ou mandat identitaire (et Captain America rejoue ici le geste hégélien-sartrien de Thor offrant à la Walkyrie de prendre sa place à la tête de la communauté asgardienne, c'est-à-dire celui du sujet sans substantialité, ouvert à l'indéterminé et la liberté de ses déterminations).
Enfin, Captain America accepte de ramener les six pierres d'infinité dans les époques où les avengers les auront prises mais, ce faisant, en prenant également la décision d'en finir avec la défroque du super-héros. La dernière mission de Captain America aura donc consisté à ne plus l'être en offrant enfin à Steve Rogers la possibilité réalisée d'une danse longtemps promise qui ramasse toute l'histoire d'amour enfin pleinement vécue avec Peggy Carter. L'héroïsme ultime consiste à vieillir en amour et faire de l'amour une idée comme une autre condition d'une vie vécue en immortel. La vieillesse relevée depuis l'épreuve risquée de la puérilité, c'est déjà ce qu'expérimente Scott Lang comme un gag, tour à tour bébé et vieillard. Et c'est ainsi qu'à la fin Avengers : Endgame renoue superbement avec The Leftovers. L'histoire revisitée de la saga dans la perspective de la mémoire affective de ses spectateurs ouvre en effet, au-delà tout révisionnisme scénaristique régressif, un espace vrai à tous ceux qui en ont marre qu'on traite massivement leur enfance avec puérilité pour désirer que vienne la vieillesse. Contre tout puérilisme, il faut bien la maturité de vieillir pour que l'enfance soit l'autre nom du deuil et que le deuil comme l'enfance aient ainsi de l'avenir.
26 avril 2019