Les deux premiers long-métrages de Jordan Peele le montrent avec des résultats inégaux mais toujours intéressants : le cinéma d'épouvante hollywoodien des années 1970 et 1980 offre les formes contemporaines en capacité de sonder les cauchemars actuels d'une Amérique malade du refoulement de la conflictualité sociale, pour peu que le noircissement de ses figures en révèle la symptomatique « blanchité ».
Blumhouse Productions doit en 2008 sa création à la bêtise de son initiateur, Jason Blum. Alors qu’il était employé des studios Miramax, le futur producteur indépendant n’a pas cru au Projet Blair Witch (1998) de Daniel Myrick et Eduardo Sanchez, l’un des films les plus rentables de l’histoire du cinéma puisqu’il a cumulé 250 millions de dollars au box-office alors que le film n'en a coûté que 60.000. Cette erreur, Jason Blum est décidé à ne plus jamais la répéter. Spécialisée dans les productions à petit budget de quelques franchises rentables occupant largement – et pas toujours pour le meilleur – le terrain du cinéma d'horreur contemporain (Paranormal Activity, American Nightmare, Insidious, Ouija, Sinister, Happy Birthdead), cette société propose également dans son catalogue quelques films de genre plus originaux (comme The Bay de Barry Levinson, Green Inferno d'Eli Roth en 2013 et Viral de Henry Joost et Ariel Schulman en 2016). On y inclura la production de films éloignés du genre comme Whiplash (2014) de Damien Chazelle ou The Gift (2015) de l'acteur Joel Edgerton.
Blumhouse Productions offre surtout l'opportunité d'une maîtrise totale de la réalisation du film assortie de son final cut de rigueur dès lors que son budget incluant le salaire du réalisateur ne dépasse pas une moyenne limitée à 5 millions de dollars. Cette opportunité profite à des auteurs désireux de se refaire une nouvelle santé (à l'instar de M. Night Shymalan avec The Visit en 2015 et surtout Split en 2017 et Glass en 2019). Elle bénéficie encore à nouveaux auteurs soucieux de marquer un grand coup comme c'est le cas pour Jordan Peele dont le premier long-métrage intitulé Get Out représente la grande surprise cinématographique hollywoodienne du printemps 2017.
Sous la houlette de Jason Blum, Jordan Peele aura enfin trouvé moyen de sauter le pas entre la télévision où il excellait sur la chaîne Comedy Central avec sa série humoristique Key & Peele avec la complicité de l'acteur Keegan-Michael Key et le cinéma. Bien des sketchs de l’un des meilleurs duos comiques étasuniens de ces dernières années aux côtés de Tim & Eric prennent d’ailleurs prétexte des formes et conventions du cinéma hollywoodien pour y mettre à l’épreuve la réalité des ségrégations raciales, à l’exemple de l’impayable « White Zombies » (2012) où les africains-américains échappent aux morsures de morts-vivants ayant conservé malgré leur altération virale un habitus profondément raciste. Le cinéma d'horreur lui offre la possibilité de trousser une solide allégorie des tensions raciales caractérisant aux États-Unis la fin du second mandat de Barack Obama et le début de celui de Donald Trump avec l'apparition significative du mouvement social « Black Lives Matter » luttant contre la banalisation du racisme caractérisant plusieurs homicides policiers perpétrés à l’encontre de la population étasunienne d’ascendance africaine.
C'est la première chose remarquable à relever d'un film comme Get Out qui a en effet bien compris l'intérêt stratégique du genre en ce qu'il représente une formidable machine allégorique pour autant que l'action requise par ses conventions court-circuite ainsi toute envie pressée de littéralité didactique. Ou des leçons à tirer de reconstitutions historiques et, à ce titre, Get Out est autrement plus efficace que Selma (2014) d'Ava DuVernay Twelve Years a Slave (2013) de Steve McQueen, The Birth of a Nation (2016) de Nate Parker, If Beale Street Could Talk (2018) de Barry Jenkins et BlacKkKlansman (2018) de Spike Lee pourtant produit par Jordan Peele (mais il se rattraperait avec la mini-série Weird City en 2019 coécrite avec Charlie Sanders). Quand le blockbuster n’en profite pas pour dépolitiser les luttes d’hier au nom du divertissement consensuel visant la conquête de nouvelles niches ethniques (Black Panther de Ryan Coogler en 2018).
Il suffit à titre d’exemple du long plan-séquence d'ouverture de Get Out tourné en steadicam dans les rues nocturnes d'une banlieue pavillonnaire, digne en tout point digne de Halloween (1978) de John Carpenter, A Nightmare on Elm Street – Les griffes de la nuit (1984) de Wes Craven, Blue Velvet (1986) de David Lynch jusqu'au plus récent It Follows (2014) de David Robert Mitchell, pour marquer à la fois l'appartenance à un territoire balisé par le meilleur cinéma d'épouvante contemporain et immédiatement troubler cet effet de reconnaissance en inversant des stéréotypes directement issus de la réalité étasunienne. Un jeune Afro-américain incapable de trouver son chemin dans un quartier résidentiel WASP, impuissant comme « Noir » à se retrouver dans un monde de « Blancs, » devient ici le sujet d'une menace sans visage qui retourne comme une crêpe le cliché raciste du discours sécuritaire proposant aux habitants bourgeois des quartiers résidentiels de les protéger de toute intrusion étrangère.
La peau retournée des stéréotypes
Cette première inversion symbolique au service de l'expression d'une paranoïa caractérisant l’esprit des dominés racisés sera suivi par d'autres séquences dont l'articulation consisterait justement à brouiller le jeu de la reconnaissance du genre poussé à inclure à l'intérieur de ses codes de nouvelles situations propices à faire écho avec l'actualité de la conflictualité raciale. La fiction paranoïaque écrite par Jordan Peele rappelant effectivement à elle le souvenir assumé de quelques illustres prédécesseurs (comme Invasion of the Body Snatchers – L'Invasion des profanateurs de sépultures de Don Siegel en 1956 d'après le récit de science-fiction de Jack Finney et ses remakes successifs, entre autres ceux de Philip Kaufman en 1978 et d'Abel Ferrara en 1993, ou encore The Stepford Wives – Les Femmes de Stepford de Bryan Forbes en 1975 d'après le roman d'Ira Levin, auteur par ailleurs de Rosemary's Baby adapté par Roman Polanski en 1968). Mais pour autant que la question raciale, noyau d'une « inquiétante familiarité » mal traduite en « inquiétante étrangeté » (décrite en 1919 par Sigmund Freud à l'occasion de son fameux essai intitulé Das Unheimlich) jusqu'à présent minorée ou sous-estimée par le genre, puisse désormais renouveler la peur habituelle des simulacres liée tantôt au contexte géopolitique alimenté par l'anticommunisme (avec Invasion of the Body Snatchers), tantôt à la montée de la critique féministe des aliénations caractéristique de la famille patriarcale (dans The Stepford Wives).
L'histoire, par ailleurs démarquée du modèle offert par Guess who's coming to dinner – Devine qui vient dîner ? (1967) de Stanley Kramer, est celle de Chris Washington, un jeune « Noir » qui fait la connaissance des parents de sa petite amie « blanche », des bourgeois tellement libéraux qu'ils sont les membres d'un projet scientifique « frankensteinien » consistant à kidnapper des sujets Afro-américains pour offrir leur corps expurgé de toute conscience à des proches désireux de faire littéralement peau neuve. Le récit est effectivement d'épouvante tant il est travaillé par les écarts symboliques de la ressemblance et de la dissemblance, tiraillé par les courts-circuits diaboliques de l'identité et de l'altérité. À ceci près que l'angoisse du héros nourrie face à d'autres personnages afro-américains, gouvernante, jardinier ou invité d'une fête qui se comportent tous bizarrement, se prolonge en effroi devant les conséquences pratiques d'une vision raciale reposant moins sur la relégation ou l'exclusion des racisés que sur la volonté extrême de leur assimilation, de leur incorporation.
L'intelligence diabolique de Jordan Peele l'aura dès lors autorisé à retourner un stéréotype attendu (les dominés sont une nouvelle fois mais de manière originale les sujets d'un nouvel esclavage – c'est la thèse défendue par l'ami du héros, figure de pure comédie qui retraduit la fiction paranoïaque en sketchs humoristiques semblables à ceux pratiqués à la télévision par l'auteur) en trouvaille d'une domination poussée dans le retranchement de ses raffinements (les « Noirs » sont, certes à partir de réflexes raciaux comme la supériorité biologique, désirés comme corps de réserve pour les « Blancs »). Comme s'il s'était également agi pour l'auteur d'imaginer le remake contemporain de Seconds – Opération diabolique (1966) de John Frankenheimer d'après David Ely, mais cette fois-ci à partir des derniers avatars contemporain d'un racisme qui s'ignore en se croyant vertueux. Un racisme raffiné pratiqué par tous ces « Blancs » professant vouloir être les meilleurs amis des « Noirs ». Des libéraux qui se flattent d'avoir voté Obama mais ne craignent pas la contradiction en employant des Afro-américains affectés au service de leur domesticité, qui désirent encore et surtout n'importe quel « Noir » pour autant qu'il soit à l'intérieur un « Blanc » qui leur ressemble.
Un racisme raffiné, certes, mais dont les obscures fondations
remontent à loin dans le temps (le chant du générique, «
Sikiliza Kwa Wahenga » avertit en
swahili qu'il faut courir et fuir en sachant écouter les ancêtres, la vieille scie de Flanagan and Allen « Run Rabbit
Run » fait elle-même entendre derrière la métaphorique chasse au lapin la réelle chasse à l'homme du temps de l'esclavage), et en
même temps reviennent de pas si loin dans l'espace (le film a été tourné en Alabama, État sudiste, historiquement sécessionniste et ségrégationniste).
Le goût amer de l’Oreo ou du Bounty
Celui que le sens commun nomme aux États-Unis l'« Oreo » ou en France le « Bounty », autrement dit le « Noir » de peau mais « Blanc » de convictions, voilà bien l'horreur visée par Jordan Peele, avec humour, mais sans raillerie ni cynisme aucun. Le pire consistant, à côté de se faire trouer la peau à l'heure des homicides policiers scandaleusement euphémisés en « bavures », à retourner cette même peau en assimilant pour les racisés le point de vue désirant des dominants. La grande réussite de Get Out offrirait ainsi l'actualisation de la bonne vieille fiction paranoïaque, depuis Invasion of the Body Snatchers jusqu'à They Live – Invasion Los Angeles (1988) de John Carpenter, en proposant au spectateur, indépendamment de sa position au sein des rapports sociaux de race, l'expérience particulière d'une angoisse entretenue par les développements raffinés et subtils du racisme contemporain (on devrait peut-être alors plus précisément parler d'un racialisme).
Ce mal prendra d'abord la forme circonstanciée d'une hypnose (Chris hypnotisé par la mère de sa petite amie tombe en effet dans un grand trou noir esthétiquement démarqué des ralentissements vidéo de Bill Voila mâtinés de l'outre-noir de Under the Skin de Jonathan Glazer en 2012), en préparation d'une incorporation littérale (le jardinier et la gouvernante sont en réalité les grands-parents de la petite amie de Chris). Une incorporation qui ferait par ailleurs contrepoint avec tous les éléments symboliquement liés à une animalité seulement désirée être empaillée (du daim renversé en voiture au début aux photographies sur le mur de la chambre de la petite amie tels des trophées de chasse en passant par le buste de l'animal empaillé qui servira au héros à trucider le père de sa copine sur le point de le lobotomiser).
Ce que perd en simplicité et spontanéité le film solidement intentionné de Jordan Peele, qui se saisit en intellectuel du véhicule du genre du cinéma d'épouvante sans réussir totalement à excéder ce que ses conventions requièrent et admettent (à ce titre, ses modèles restent plus étonnants, parce qu'ils sont encore opératoires au-delà de leur idéologie d'inscription comme Invasion of the Body Snatchers ou bien parce que leur programme critique a finalement dépassé les intentions politiques de l'auteur à l'instar de They Live), il le regagne en hauteur de vue dès lors que la hantise ciblée par la fiction paranoïaque pourrait servir à écrire un nouveau chapitre, contemporain et étasunien, à l'ouvrage majeur de Frantz Fanon intitulé Peau noire, masques blancs (1952).
À la névrose collective des Antillais descendants d'esclaves et vivant dans les marges « ultramarines » de la société coloniale française des années 1950 succéderait ainsi une autre névrose, active aujourd'hui aux États-Unis. Cette névrose d'un nouveau genre selon laquelle non seulement le « Blanc » incarne toujours le modèle social désirable, mais encore ce dernier désire aussi le « Noir » au point de vouloir s'en approprier les corps. La libido « blanche » est terrible, dévorante et vampirique. Mais sa caractérisation horrifique et critique ne s'épargne cependant jamais ici l’insistant soupçon de vouloir être contrebalancée par un désir problématique de ressourcement substantiel (alors que Frantz Fanon et James Baldwin n'auront eu de cesse de répéter que la voie de l'émancipation hors des schémas raciaux impose aux « Blancs » comme aux « Noirs » de vouloir cesser de l'être).
Il n'en demeure pas moins que Get Out reste d'une impressionnante efficacité, à l'exemple de ces trois moments moins investis ou de biais par la fiction, expressifs cependant d'une intelligence oblique dans la situation et la sensibilité qui lui est associée. Il suffira en effet de repenser à l'ouverture pour sentir l'angoisse sourde puis manifeste de l'africain-américain perdu dans un quartier résidentiel huppé, pourtant présenté comme l'un des espaces urbains parmi les plus rassurants et sécurisés. Il suffira encore de penser à la manière si cavalière dont la petite amie « blanche » du héros rembarre le policier demandant à ce derniers ses papiers d'identité. Le réalisateur suggérant alors en creux que le même comportement aurait été bien difficile à adopter par Chris qui sait si bien comment certaines procédures policières peuvent aux États-Unis se terminer en brutalités à conséquences létales.
Il faudra enfin d'être absolument attentif à la manière assez subtile avec laquelle se conclut Get Out (une voiture de police arrive, c'est heureusement l'ami de Chris qui la conduit – mais quelle aurait été la réaction de policiers « blancs » devant le carnage provoqué par Chris afin de s'échapper du piège mortel qu'on lui avait tendu ?) pour saisir l'ingéniosité de son ultime référence cinéphile (Night of the Living Dead – La Nuit des morts-vivants de George A. Romero aura été en 1968 ce film majeur ayant impulsé une nouvelle figure de zombie depuis le fond circonstancié d'un contexte historique alors dévolu aux mouvements pour les droits civiques contre la déségrégation sociale et à l'activisme radical de Malcolm X et des Black Panthers).
La conscience politique de Jordan Peele, métis né de père « noir » et de mère « blanche », consiste alors à donner à comprendre que n'importe quel film d'horreur, aussi réussi soit-il, sera toujours en-deçà de l'horreur réellement vécue par les victimes d'un racisme à deux visages. Un racisme aussi hard que celui perpétré en toute impunité par des policiers « blancs ». Un racisme aussi soft que celui professé par certains « Blancs » parmi les plus libéraux et dont le désir de « Noirs » à leur image redouble la peau de l'assimilation (soyez comme nous) par celle de l'incorporation (jusqu'à nous donner vos corps). Les chocolateries vendues dans les cinémas gagnent à cet égard une amertume inédite.
19 mai 2017-25 mars 2019
Il y a une rumeur qui enfle dans les enfers souterrains de la société de loisirs étasunienne. S’y prépare la révolte des multitudes d’invisibles qui grondent en attendant la bonne occasion pour exposer au grand jour l’offense qui leur a été faite. Le traumatisme vécu dans l’enfance par Adelaïde Wilson, la petite fille qui s’est perdue dans une attraction foraine en bordure d’une plage californienne de Santa Cruz pour en ressortir avec un mutisme en forme de secret de sa vie d’adulte n’est pas comme on le croit un bon moment son affaire strictement personnelle. Le palais des glaces où une enfant se perd pour se retrouver à jamais non identique à elle-même, tout un chacun s’y reconnaîtra en percevant dans le miroir le double à la voix étranglée et toujours prêt à prendre à tout prix sa place.
Le trauma se comprend d’abord en effet comme une variation classiquement romantique de la rencontre fatale avec le doppelgänger engageant l’épreuve décisive du risque de la substitution avec l’original (c’est le twist shyamalanesque affectant le rapport d’Adelaïde et de son reflet mimétique et il provoque son petit frisson dont la lointaine inspiration littéraire provient du William Wilson d’Edgar Allan Poe et du Double de Fiodor Dostoïevski). Et n'y échappe même temps le vieux tube hip-hop de Luniz, « I Got Five On It » (1995) qui envisage le chiffre 5 comme la moitié des dix dollars nécessaires à l'achat d'un peu d'herbe. On retrouve le lapin du film précédent, qui revient davantage de Lewis Carroll sauf que la catabase d'Alice l'emmène dans le couloir d'un asile ressemblant furieusement à celui de Shock Corridor (1963) de Samuel Fuller. Il s’agit en effet de délivrer le noyau symptomal d’une insurrection générique partagée par tous les reflets désireux de rejouer la grande fête consensuelle du « Hands Across America » dont ils auront été exclus en 1986. La chaîne finale des millions de poignées de mains se présente en 2019 comme la muraille dressée d’une nouvelle guerre civile étasunienne, la ligne de faille d’un clivage opposant les modèles à leurs simulacres qui les menacent en voulant renverser l’ordre des hiérarchies.
Us à la fois surprend et ne surprend pas. L’ambitieuse revisitation du motif du double nécessaire à instruire l’allégorie frontalement politique d’une nouvelle lutte des classes permet à Jordan Peele de faire un pas de côté par rapport aux attendus d’une conflictualité sociale davantage racialisée. Cela ne l’empêche pas de persévérer dans l’idée que le cinéma de série et de divertissement, en particulier le cinéma d’épouvante, représente toujours le meilleur support, parce que le plus inattendu, autorisant de mouler la raison du discours dans le respect formel des conventions exigées par le genre, ce cinéma mineur favorable à l’expression des minoritaires et des minorités. Persiste ainsi d’un film à l’autre, toujours aux côtés de Jason Blum mais avec un budget désormais multiplié par quatre, l’obsession du remplacement mimétique, qui passe du parasitisme racial inversé de Get Out (2017) où les « Blancs » veulent pouvoir continuer à jouir en dépossédant les « Noirs » de la jouissance de leurs propres corps, au soulèvement des reflets, ces prolétaires du visible qui préparent de longue haleine la revanche du secondaire contre la domination du principal.
Le reflet prolétarisé depuis Platon est en effet le double placentaire attendant dans l’ombre de pouvoir enfin prendre la place centrale du modèle fœtal, le bourgeois de la relation mimétique qui est un rapport de subordination dans l’ordre de la représentation. C’est ainsi que l’on saisira à partir de la duplicité du titre le clivage du « nous » national étasunien (Us = USA), expressif de l’antagonisme social et inégalitaire et de son refoulement idéologique en regard duquel la performance du « Hands Across America » aura servi de parade à la fois humanitaire et publicitaire.
Des doubles prolétarisés à la prolétarisation du genre
Cependant, Us échoue à surprendre totalement, passionnant aussi parce qu’il est un film contrarié, écartelé par ses propres contradictions internes, formellement intrigant dans l’idée mais réellement empêché par les pénibles labeurs de sa mise en forme. D’une part, l’enflure signifiante des intentions prend largement le pas sur l’ingéniosité du dispositif, grevé du poids du discours dénonciateur, aussi légitime soit-il. Ainsi, l’explication finale est aussi laborieuse dans son exposition qu’expédiée dans son énonciation. La notice explicative du mécanisme interne à l’horlogerie de l’allégorie est incompréhensible, sinon qu’elle ouvre sur l’abstraction et le vide d’un geste démiurgique seulement pressé de conclure en donnant en guise de contrechamp sa propre variante apocalyptique de la parade consensuelle, comme pour en damer le pion. D’autre part, l’équilibre de la terreur et du comique débouche sur leur neutralisation réciproque, loin des sketchs mordants de Key & Peele qui s’amusaient déjà des effets délirants de toute rivalité mimétique, y compris entre opprimés racisés.
Jordan Peele arrive encore à faire des merveilles avec Lupita Nyong’o, dont les yeux exorbités, malgré l’effet de signature des larmes versées, trouent la société de loisirs de sidérantes nuits intersidérales. Mais il se vautre piteusement dans la figuration de ses doubles, bien trop grotesques pour faire peur, par trop brutaux pour emporter le rire au-delà de l’ironie postmoderne d’un grand-guignol sardonique (on attend encore qu’un cinéaste donne un rôle digne de ce nom au génial Tim Heidecker, héros d’un autre duo comique aux côtés de Eric Wareheim). C’est encore une idée de faire tinter la prophétique destruction de Babylone avec la citation vétérotestamentaire du Livre de Jérémie 11:11 d’une résonance atteignant via la publicité du « Hands Over America » les tours jumelles du World Trade Center. Mais il n’y a pas pire façon d’en neutraliser la portée économique et politique quand les doubles placentaires prolétarisés forment une cohorte revancharde empêchée d’être révolutionnaire, seulement animée des affects réactifs du ressentiment que nourrissent les faibles face à la morgue inconsciente des forts.
À la fin de Us, l’allégorie politique apparaît au terme d’un renversement parfaitement symptomatique comme le modèle dont la domination hiérarchique s’impose dans la prolétarisation de son double, ce pauvre cinéma de genre réduit en effet à l’état de véhicule utilitaire. Le film de Jordan Peele séduit surtout dans son traitement subtil de la question raciale qui apparaît pourtant largement secondaire par rapport à Get Out. C’est qu’elle revient mais par la bande, torve, de côté. Il y a un grand intérêt en effet à reprendre encore et encore les formes du cinéma d’épouvante des années 1970 pour en noircir la blancheur.
Les films de John Carpenter, Steven Spielberg, David Lynch ou encore de Tobe Hooper comme The Funhouse – Massacres dans le train fantôme (1981) qui se passe dans un parc d’attractions sont en effet tributaires d’une blanchité, d’une « whiteness » que transgresse un casting majoritairement africain-américain, avec un privilège donné aux acteurs à la peau la plus foncée comme Lupita Nyong’o, d'origine mexicaine et kényane succédant aujourd’hui au britannique Daniel Kaluuya (on comprendra à cette aune la mention plus que circonstanciée au « Thriller » de Mickael Jackson en 1982, star afro-américaine intoxiquée jusqu'au cauchemar par l'injonction racialiste à la dépigmentation de la peau).
Et il n’y a pas moins esthétique, et donc pas moins politique que ce noircissement révélateur après coup des blancheurs d’hier, qui dans le même mouvement veut poursuivre le fil d'une certaine histoire du cinéma afro-américain, ouverte avec Oscar Micheaux et poursuivie avec Charles Burnett, jusqu'à frayer avec le genre dans Top of the Heap (1972) de Christopher Saint John et Chameleon Street (1989) de Wendell B. Harris junior.
Et l’intérêt n’est pas moins grand enfin de demander, contre The Shining (1980) de Stanley Kubrick, modèle plus réellement circonstancié (on retrouve des sœurs jumelles rivalisant de réciprocité mimétique) que les citations formelles plus opportunistes qu’opportunes du Funny Games (1997) de Michael Haneke, pourquoi les protagonistes noirs s’en sortent quand même autrement mieux que les blancs, dégommés à la première rencontre fatale avec leurs reflets. Alors même qu’il possède le don du « shining », le cuisinier Dick Hallorann meurt en effet sous les coups de hache de Jack Torrance, preuve de la faiblesse rédhibitoire des Noirs. A contrario, les quatre membres de la famille Wilson s’en tirent à la différence de la famille Tyler entièrement massacrée, preuve qu’une longue histoire des résistances et des luttes depuis l’esclavage jusqu’à la ségrégation s’est incorporée dans l’habitus des racisés, plus aisément disposés au survival.
25 mars 2019