Rogue One : A Star Wars Story (2016) de Gareth Edwards
L'empire de la franchise contre-attaque
Champ Le retour du personnage de Luke Skywalker était bien ce que tous les fans, de la première à la dernière heure, attendaient avec une impatience piquée d'angoisse en découvrant enfin le tant attendu Star Wars : Episode VII – The Force Awakens en 2014. Ce que J. J. Abrams leur aura offert en preuve d'une sensibilité pas entièrement inféodée aux prescriptions industrielles et commerciales caractérisant le marché des blockbusters, c'est autre chose et c'est tellement mieux que le retour programmé du dernier héros Jedi. C'est à la place un revenant bien réel, Mark Hamill, un acteur consacré pour un seul et unique rôle et depuis plus de trente années tantôt abondamment moqué, tantôt discrètement écarté et oublié. Un acteur pas loin donc d'être entièrement discrédité et alors littéralement rechargé ici en crédit en la personne de la jeune Jedi Rey qui lui remet symboliquement dans la dernière séquence du film le skeptron fétiche qu'est le sabre laser et derrière le masque de qui l'on pourra légitimement reconnaître le cinéaste lui-même, J. J. Abrams n'ayant pas oublié en effet, même au cœur de la machine hollywoodienne, que dans l'intervalle d'un lourd cahier des charges le plus décisif s'agissant des images cinématographiques se joue encore et toujours dans les rapports de la croyance et de l'incarnation. Et, pour cela, il faut à l'image un corps authentiquement amoindri par les années et le discrédit. Un corps dont les ruines suturent alors puissamment le réel amoché du revenant avec l'imaginaire du héros exilé (et oublié au point d'avoir été entre-temps mythifié) qui aura été requis par la fiction dans les intervalles de la saga reliant ses épisodes VI et VII. Ç'aura bel et bien été la plus belle surprise de The Force Awakens, franchement plus troublante que toutes les audaces de casting et les propositions figuratives et narratives dès lors qu'elle s'appuie entre deux injections massives d'effets spéciaux CGI sur un reste à vif de réel. Sur un corps à la fois saisi dans le réel de ce qui l'aura durant des années diminué et ressaisi en un vrai geste esthétique de relève par une fiction soucieuse d'héritage en ses complications, de passation et de transmission par-delà toute filiation. Ce qui restera alors d'un blockbuster ayant dépassé le milliard de dollars de recettes en seulement douze jours d'exploitation, et dont le budget initial de 200 millions de dollars fut dès lors remboursé durant les trois premiers jours, c'est, en même temps que l'inflation continue d'une industrie culturelle comme Hollywood proposant toujours plus de produits hyper-capitalisés dans un régime mondial d'accumulation du capital considéré à juste titre par Frédéric Lordon comme un « capitalisme de basse pression salariale », l'image vraie d'un visage exposé dans ses ruines réelles et leur relève imaginaire.
Contrechamp Ce n'est pas rien même si la loi capitaliste des grands nombres impose que cela ne paraisse pas grand-chose. Ce qui restera en revanche de Rogue One : A Star Wars Story, ce n'est rien d'autre qu'un cas d'espèce dans l'exploitation industrielle d'un franchise commerciale depuis toujours considérée comme un filon particulièrement aurifère, mais désormais inscrite aussi selon les orientations plus libérales imposées par J. J. Abrams dans sa reprise réussie de cette saga phare de ce sous-genre de la science-fiction qu'est le space opera (en précisant encore ceci que la réussite de la reprise se soutient préalablement de la revente en octobre 2012 de Lucasfilm par son instigateur, George Lucas, à The Walt Disney Company pour la modique somme de quatre milliards de dollars – l'exercice critique est en l'espèce structurellement inséparable ici d'une critique de l'économie politique concernant notamment le versant culturel du capitalisme mondial). Un plus grand libéralisme en effet qui, au risque de déplaire à beaucoup de commentateurs qui y décèlent de manière bien maximaliste les symptômes d'un ébranlement sur ses bases d'une antique domination masculine, accepte d'ouvrir l'espace de l'héroïsme en ses exploits physiques et techniques aux femmes. Et Jyn Erso succède en toute logique ici à Rey dans le rôle semblable de la jeune femme qui en veut, capable d'un courage et d'une ténacité dans le combat censés transcender les pesanteurs psychologiques d'un roman familial comme d'habitude toujours compliqué, tout en laissant significativement pantois le garçon flanqué à ses côtés et croyant devoir seulement la protéger (le capitaine Cassian Endor joué par Diego Luna, un acteur d'origine mexicaine, remplace évidemment Finn interprété par un acteur afro-américain, John Boyega et le libéralisme culturel dans l'équilibre relatif des rapports de genre se teinte d'ouverture multiraciale). Sauf qu'à la différence de Daisy Ridley dans le film de J. J. Abrams, en effet invitée à faire preuve d'une certaine mobilité émotionnelle (elle pouvait tout à la fois être l'adolescente survivant dans les marges ensablées de l'empire et la femme énigmatique hantée par une scène primitive encore impossible à décrypter, l'enfant facétieux qui s'amuse dans le Faucon Millénium et la guerrière se mesurant au sabre-laser face au terrible Kylo Ren), Felicity Jones dans celui de Gareth Edwards est cantonnée à l'immobilité d'une conviction (du genre : « mon père avait raison » puisque ce dernier, architecte d'une arme de destruction massive, est aussi celui qui y aura aménagé un défaut fatal). Et il s'agira pour elle d'en redéployer le noyau au service non plus d'une révolte individuelle mais de la Rébellion. L'adhésion subjective à la cause jusqu'au sacrifice aurait pu être un vrai motif (rions un peu – brechtien) si le réalisateur, auteur par ailleurs d'un bien pataud et lourdaud remake de Godzilla (2014), n'y voyait rien d'autre qu'une forme de sublimation classique (tantôt la cause autorise la relève d'une image paternelle du côté de Jyn, tantôt elle offre à l'habitué aux basses besognes qu'est le capitaine Endor la mission-suicide donnant à la Rébellion l'espérance de l'emporter militairement sur l'Empire). Si Rogue One a pour mission narrative de s'inscrire dans l'intervalle des épisodes III et IV de la saga en racontant comment les plans de l'Étoile noire ont été volés afin d'aider plus tard à sa destruction accomplie par le jeune Luke Skywalker dans A New Hope, il s'y astreint consciencieusement et sans débordement (alors même que la troupe formant le groupe « Rogue One » transgresse l'avis du conseil de la Rébellion afin de récupérer les plans de l'Étoile noire et que cette mission constitue le préalable spectral aux actes héroïques de la Rébellion montrés dans A New Hope). C'est d'autant plus dommage qu'il aurait pu oser s'inspirer du sens du grotesque et de l'épique d'un Jiang Wen puisque l'acteur chinois joue ici (et c'est d'ailleurs la seule vraie surprise du film) l'un des rebelles membres du « rogue one » – mais ce dernier est également réalisateur, et notamment l'auteur d'un film chinois notable, Les Démons à ma porte (2000), œuvre suffisamment courageuse pour avoir poussé en réaction les autorités officielles chinoises à l'empêcher de travailler durant sept années.
Champ Rogue One se voit également invité à distribuer les signes de reconnaissance obligés (comme autant d'« œufs de Pâques » pour reprendre la terminologie officielle), offerts à la perspicacité jouissive des fans de Star Wars. Le clou consistant surtout ici en l'apparition programmatique de Dark Vador, grand méchant qui cependant ne fait rien que l'on ne lui connaissait pas déjà, inchangé parce qu'identique à lui-même – autrement dit statufié. A ceci près que James Earl Jones a vieilli et que sa voix toujours prêtée à l'âme damnée de l'Empereur est encore plus profonde qu'à l'époque de la première trilogie. De cela, autrement dit de ce grain de réel passant dans une voix incorporelle et les paradoxes temporelles résultant des écarts de la chronologie (interne aux fictions ou bien caractérisant leur réalisation), Rogue One ne fait rien parce qu'il n'y entend rien, tellement crispé sur ses obligations contractuelles qu'il ne remarque même pas à quel point il se viande en beauté avec la figure paternelle adoptive de Saw Gerrera (Forest Whitaker est tout bonnement ridicule, plus convainquant dans la raideur sans fioriture de son personnage de militaire dans Arrival – Premier contact de Denis Villeneuve, blockbuster sorti à peu près au même moment et autrement plus inspiré). Pire, Gareth Edwards mobilise la technologie CGI et surtout la motion capture pour deux opérations de chirurgie esthétique particulièrement discutables. D'une part en redonnant à la princesse Leïa Organa le visage de son actrice en 1977 (l'ironie du sort voulant que Carrie Fisher, âgée de soixante années lors de son décès le 27 décembre 2016, ait visiblement eu recours à quelques coups de bistouri manifestes à l'image avec la reprise de son rôle dans The Force Awakens). Et d'autre part en redonnant à Peter Cushing le rôle de Grand Moff Tarkin alors que l'acteur anglais est décédé en 1994. Alors que J. J. Abrams savait regarder les restes d'une saga depuis les effets du temps réellement passé sur le visage de ses acteurs, Gareth Edwards préfère moins entendre le temps passé dans le grain de la voix de James Earl Jones que nier le temps lui-même dans un geste de déni où le clivage fétichiste s'appuie sur la fétichisation de la technologie en raison d'un impérialisme du spectaculaire substituant aux corps réels leurs simulacres. L'horreur impériale est bien celle-là et elle donne raison aux inquiétudes exprimées par Ari Folman à l'occasion du Congrès (2013), son inégale mais passionnante adaptation du roman Le Congrès de futurologie (1971) de Stanislas Lem. Les acteurs intéressant semble-t-il chaque jour un peu moins que leurs images à loisir manipulables par ceux-là mêmes qui s'ingénient à discréditer les acteurs et discrétiser leurs images qu'ils soumettent toujours plus à l'empire de la propriété lucrative.
15 décembre 2016
Star Wars : The Last Jedi
(2017) de Rian Johnson
Le dernier des derniers
Champ C'était peut-être le plus beau plan jusqu'à présent de toute la saga Star Wars : sur une île perdue au fin fond de la galaxie, la jeune Rey tendait au vieux Luke Skywalker le sabre laser qui fit sa légende de chevalier Jedi et la remise en selle d'une autorité éclipsée était non seulement offerte à une icône mythique mais aussi à son interprète relativement oublié et cabossé, Mark Hamill. Qu'une fiction continuée sous les auspices d'une génération nouvelle dépose ses armes au pied d'un acteur réellement diminué (le plan n'est beau qu'à témoigner de manière documentaire des ravages du temps) était la meilleure chose que J. J. Abrams pouvait en effet offrir aux amateurs d'un univers de space opera qui, sinon, serait strictement asservi à une vaste opération commerciale menée tambour battant par l'executive Kathleen Kennedy afin de satisfaire les exigences de profitabilité des actionnaires de la Walt Disney Company, propriétaire de Lucasfilm depuis 2012. C'est ainsi qu'avec Star Wars – The Force Awakens un imaginaire de la ruine (du casque de Dark Vador gardé comme une relique par Kylo Ren au Faucon Millenium considéré comme une poubelle en passant par la mise hors service de R2-D2, sans compter le corps ratatiné de Mark Hamill ou le visage lifté de Carrie Fisher) rendait raison à un désir authentique de les relever comme des survivances méritant de poursuivre l'aventure. D'autant plus après les dégâts causés par la prélogie des années 2000 avérant, sur ce point définitivement, l'échec artistique de George Lucas. Après l'essai raté d'un premier spin-off artistiquement inconsistant (Rogue One de Gareth Edwards en 2016), le huitième épisode intitulé The Last Jedi promettait forcément beaucoup. Pourtant, Rian Johnson décide de passer délibérément sous la barre érigée avec brio par J. J. Abrams en appui de ses réussites précédentes (notamment avec les reboots des séries Mission : Impossible et Star Trek), jusqu'au risque ostensiblement assumé de frapper en dessous de la ceinture réglementaire. Alors que le nouvel épisode enchaîne exceptionnellement avec le précédent, la remise émouvante du sabre laser à un roi aussi déchu que l'acteur qui l'interprète sans n'avoir jamais eu à connaître de carrière semblable à celle de son partenaire Harrison Ford se solde par une incroyable pirouette. Il se trouve que Luke balance tranquillement le fétiche par-dessus son épaule en se détournant avec mépris de Rey. D'un côté, on rit que The Last Jedi veuille se soustraire aux effets de sérieux imposés par la fin du film précédent, en affirmant de fait vouloir se refuser à tout fétichisme afin d'emprunter une nouvelle piste, peut-être plus ludique, osant même frôler l'iconoclastie, qui saurait ainsi investir avec un humour intempestif les raisons de la retraite érémitique du dernier Jedi. De l'autre cependant, le film de Rian Johnson tourne si résolument le dos au programme de relève des ruines initié par son prédécesseur qu'il s'abandonne avec une certaine cuistrerie à des outrances visuelles ou des facilités scénaristiques qui affaiblissent le crédit que l'on pouvait encore allouer à un projet qui, autrement, ne vaudrait pas davantage qu'une entreprise spectaculaire de plus.
Contrechamp Les accents grotesques caractérisant
l'ermitage de Luke (avec ses grosses bestioles donneuses de lait, ses parties de pêche à la perche et ses nonnes batraciennes), mais aussi le délayage emberlificoté des aventures de Finn (avec sa
quête inutile d'un craqueur de code mal joué par Benicio del Toro), jusqu'aux écarts de conduite de cette tête brûlée de Poe Dameron (avec sa contestation d'une nouvelle figure de commandement
jouée par Laura Dern qui va malgré les apparences se révéler héroïque), et puis l'horripilante présence de quelques peluches disneyiennes (ce mixte kawaï de pingouin et de hamster qu'est
le « porg », les chiens de cristal), plombent un film qui se perd effectivement dans une surenchère épuisante de scènes de bataille. Il y a même une grosse bêtise à mettre dans les
pattes de Finn une amoureuse d'origine asiatique en remplacement de Rey afin de ramener la possibilité d'un amour interracial dans le registre des minorités. Dans la foulée, le film de Rian
Johnson fait preuve d'un esprit frivole jusqu'à l'inconséquence : la mort du vieil amiral Ackbar ou les retrouvailles entre Luke et R2-D2 sont expédiées comme de rien, C-3PO n'a droit qu'à un
clin d'œil moqueur et mesquin et le capitaine Phasma est trucidée par Finn en deux coups de fourchette. L'humour qui sied tant aux productions Marvel, en guise de légèreté et de mobilité arrachées aux pesanteurs industrielles du blockbuster, devient ici une ironie agglomérée, quasiment parodique, qui achève sous prétexte de faire fun toute idée de relève. On s'amuse de voir
Chewie, réduit pourtant ici à jouer tristement les invités de luxe, virer de l'écran le porg qui cherche à y imposer ses plaintes. Mais une seconde seulement, pas plus. Pourtant, The Last
Jedi dispose dans sa mauvaise pioche de deux ou trois cartes qui valent cependant le coup d'y insister. D'un côté, Rian Johnson court-circuite la réflexologie du roman familial à recomposer :
le mystérieux Snoke est en effet coupé en deux par Kylo Ren qui apprend dans la foulée à Rey qu'il n'y a aucun secret familial logé dans sa généalogie, ses géniteurs l'ayant abandonnée sur Jakku
pour un peu d'argent. Sortir de la généalogie n'est effectivement pas une mince affaire dans pareille saga en effet, riche de ses nouages œdipiens. C'est aussi l'étrange moment qui voit le
personnage de Leïa Organa mourir en étant éjectée dans l'espace puis ressusciter grâce au pouvoir de la Force, cette grâce résurrectionnelle étant offerte à une figure dont son interprète est
depuis décédée. De l'autre, le retour deviné de Yoda est à la hauteur des espérances, en trouvant même à renforcer notre hypothèse d'un ordre Jedi qui aurait longtemps valu comme solution au
problème dont en réalité il est le fondement. Non seulement Yoda revient mais surtout il revient dans la guise du maître des marionnettes Frank Oz, en nous faisant ainsi oublier l'horrible
variante numérique et chewing-gum proposée par la prélogie. De plus, Yoda rappelle à Luke qu'il est content de retrouver en lui ce qu'il a toujours connu : la figure du loser. Et là on rit mais
d'un rire un tout petit peu plus raffiné à cette bonne occasion où un maître expose à celui qui fut son disciple l'un des éléments au principe de tout enseignement : l'échec. Car tout
enseignement est aussi enseignement de l'échec, y compris de l'enseignement lui-même (et Kylo Ren est en la monstrueuse preuve, nommant le ratage de l'enseignement du disciple Ben Solo). De la
maîtrise à l'échec du maître : George Lucas en sait quelque chose et l'on ne peut pas ne pas le reconnaître derrière les traits burinés de son personnage retiré du monde. C'est seulement ainsi
que Star Wars saurait nous intéresser désormais : quand le pouvoir laisse place à la puissance qui sait
s'incliner devant son double qu'est l'impuissance. L'impuissance fonde alors la vérité éthique de l'ordre Jedi ainsi que son dépassement dialectique : comme ses maîtres Obi-Wan Kenobi et Yoda,
Luke Skywalker est aussi celui qui sait devoir être le dernier Jedi des derniers Jedi (c'est ainsi qu'avec le titre anglais le singulier peut se conjuguer avec le pluriel), promis à un avenir
spectral. Et il sait en conséquence devoir se soustraire de combats inutiles en tirant sa révérence. Autrement dit en disparaissant de l'image.
16 décembre 2017
Star Wars revient (I) : The Force Awakens - pour lire, cliquer ici
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