Là où l’éternité commence
(L’Aventure de madame Muir de Joseph Mankiewicz et Le Salon de musique de Satyajit Ray)
L'éternité ne vient pas après le temps, elle a toujours déjà commencé avec lui en ouvrant à l'intérieur ce qui lui échappe, en déployant ce qui lui résiste. Le temps est ce qui dure en ne cessant pas de faire varier ses durées quand le temps ne travaille pas à les diviser : avec le temps chronologique qui saute hors de ses gonds par série d'instants opportuns et décisifs ; avec la chronique des temps historiques traversée par l'éternité qui circule librement à l'intérieur d'elle en incisant dans sa mobilité, et contre l’entropie, l'immobilité elle-même.
Jean Cocteau le disait déjà en anticipant Deleuze : le temps humain c'est de l'éternité pliée.
Il y a des films – et ils sont rares – qui savent faire bon accueil aux durées dans l'affleurement de l'éternité. L'éternité commence quand une femme se donne à elle-même l'image romanesque et masculine dont le spectre lui permettra de se passer des hommes. L'éternité recommence quand un homme sur le déclin s'en remet aux arts qui raconteront l'histoire de son oubli. Dans l’Inde du début du XXe siècle comme dans l’Angleterre victorienne, l'éternité est un salut inattendu et in extremis, c’est aussi un vœu que l'on souhaite garder secret.
C'est une question de perspective et la parallaxe est l'écart qui fait voir dans la chronique du temps historique autre chose qu'elle-même : l'inconscient d'une femme dont la mort ne perce en rien son masque secret (L'Aventure de madame Muir de Joseph Mankiewicz) ; la mémoire fossile d'un homme dont l'art assurera le ressouvenir (Le Salon de musique de Satyajit Ray).
7 février 2023
Le fantôme du marin, le fantasme du masculin
L'Aventure de madame Muir est une histoire de fantôme, c'est une histoire de fantasme aussi. Après tout, il y a une racine grecque commune aux deux mots : phantasma. Le fantasme est l'autre côté du fantôme, son revers, et c'est toute l'intelligence de Joseph Mankiewicz que d'avoir construit son récit en allers et retours d'un miroir dont le tain retourne un conte en apparence gothique, qui est la coque noire d'une romance teintée de merveilleux, en l'introspection fantastique d'une femme qui a besoin de se doter d'une imago masculine pour écrire le roman qui lui ouvrira les portes de l'éternité.
Fantôme et fantasme sont ainsi les deux faces du miroir et si le cinéma est du côté des spectres, résolument, c'est dans la hantise de leur ambivalence qui retourne l'intérieur sur l'extérieur et réciproquement. Au cinéma, la subjectivité s’extériorise en devenant celle d’un sujet impersonnel.
Le fantôme c'est un vieux loup de mer, Daniel Gregg, joué avec malice et gourmandise par Rex Harrison. Le marin fantôme hante un cottage anglais de bord de mer dont une jeune veuve, Lucy Muir délicatement interprétée par Gene Tierney, devient la locataire, accompagnée par sa gouvernante et sa petite fille (Natalie Wood dans l'un de ses tout premiers rôles). Loin de l'effrayer, le fantôme sied à la solitude d'une femme qui s’en fait un étonnant allié. Un pacte entre eux est alors scellé et l'alliance va les conduire à la rédaction d'un roman qui, crypté, est celui d'une femme entrée dans le monde masculin de la littérature en se faisant le porte-voix et le porte-plume de son démon.
Porte-voix et porte-plume (les masques du démon)
On se demande d'abord si Joseph Mankiewicz ne s'amuse pas à proposer une variation de son premier film déjà largement enveloppé d'une atmosphère gothique, Le Château du dragon (1946), dont il avait hérité de la réalisation après le décès d'Ernst Lubitsch. Mais le merveilleux dissipe vite l’épais brouillard attendu. S'impose alors une comédie merveilleusement sentimentale abordant les rivages peu fréquentées d'un inconscient féminin, à une époque où l'inconscient est un piège psychanalytique pour hommes névrosés frôlant la psychose comme en trouve chez quelques-uns chez Alfred Hitchcock (La Maison du docteur Edwardes) et Fritz Lang (La Femme au portrait, Le Secret derrière la porte). On remarque également que Gene Tierney, qui jouait dans Le Château du dragon, se retrouve dans une position inverse à celle de Laura (1944) d'Otto Preminger. En effet, l'actrice n'est plus le fantasme d'un regard masculin fasciné par le tableau qui en vectorise l'aura, mais le sujet d'un regard sur le tableau d'un marin masqué répondant à son souhait le plus secret.
Le climat gothique est peut-être dissipé, il y a pourtant un autre brouillard qui se lève en prodiguant ses étranges effets. Si le film est fantastique, c'est malgré tout en reposant sur peu d’effets spéciaux (seules quelques portes qui claquent et une lente surimpression jouent le jeu). En fait, le fantastique se joue décisivement ailleurs, à l'endroit qui est une très grande affaire du cinéma de Joseph Mankiewicz. Le fantastique caractérise précisément l'effet de parallaxe entretenu par L'Aventure de madame Muir et celui-ci invite à faire jouer entre eux les axes et les perspectives, à l'instar des points de vue de Chaînes conjugales (1949), des flash-back d'Eve (1950) et La Comtesse aux pieds nus (1954), ou encore de l'effet de split-screen lézardant la fin de Soudain l'été dernier (1959).
Le perspectivisme ouvre aux écarts parallactiques qui sont des abîmes. Il multiplie les effets de parallaxe, avec un œil pour croire à l'existence objective d'une présence fantomatique, et un autre pour y voir le travestissement fantasmatique d'une femme qui se raconte à elle-même une histoire avant de la raconter aux autres (sa fille, qui a grandi en s’apprêtant à se marier, lui fait comprendre qu’elle a tiré grand profit du délire maternel). Le fantôme est la fiction constituante d'un fantasme jamais compris comme tel par Lucy et il opère selon deux directions, comme une langue fourchue dont le cinéaste est un expert reconnu, le venin dispensé par ses animaux totémiques, dragon (Le Château du dragon), aspic (Cléopâtre), abeille (Guêpier pour trois abeilles), reptile (Le Reptile).
Daniel Gregg est ainsi le démon qui autorise Lucy à jurer (elle est son porte-voix dans l'énonciation des mots interdits par une femme de l'Angleterre victorienne). Le marin fantôme est celui qui lui permet aussi d'entrer dans le temple masculin de la chose littéraire (elle est le porte-plume de ses aventures vécues par lui recoupant celles de son imagination à elle). Lucy peut enfin dire ce qu'elle pense, elle peut enfin écrire ce qu'elle souhaite. Cela donne en passant un gag osé pour l'époque, un mot à quatre lettres dont tout le monde aura compris qu'il s'agit de « fuck ». Fantôme ou fantasme, Daniel Gregg est une figure d'emprunt projetée par l'inconscient de Lucy, un masque d'occasion pour son daïmôn comme il y en a tant chez le cinéaste (des fausses identités des films d'espionnage comme L'Affaire Cicéron et Un Américain bien tranquille, jusqu'à l'ultime Limier en apothéose théâtrale). Un autre fantôme littéraire peut même s'inviter à la fête, celui des sœurs Brontë qui ont utilisé des pseudonymes masculins, tandis que tombe le masque de l'autrice du roman adapté, R.A. Dick, sobriquet phallocratique (« dick ») cachant la dénommée Josephine Aimee Campbell Leslie.
La femme qui n'a plus besoin des hommes
Lucy Muir « bovaryse » sûrement mais elle offre à son éditeur, qui s'en félicite, son comptant d'histoires maritimes avérant que les hommes ne sont pas moins des Bovary qui s'ignorent. L'Aventure de madame Muir n'est cependant pas une critique caustique du bovarysme, même étendue à la gente masculine. Celle qui se fait appeler Lucia par son fantôme, en pensant peut-être à l'opéra Lucia di Lammermoor de Gaetano Donizetti adapté du roman le plus sombre de Walter Scott, est une femme qui s'est alliée à un fantôme parce qu'il est un fantasme, le masque nécessaire à se protéger des représentants d'une masculinité devenue indésirable. Question de parallaxe, encore. Si Daniel ne la prévient pas du cynique Miles Fairley lui cachant qu’il est marié (George Sanders, parfait dans le rôle du romancier pour enfants qui détestent son jeune public), tantôt c'est parce que le fantôme sait bien que la nouvelle déception sera la dernière avant de se retrouver pour l'éternité, tantôt parce qu'elle a deviné qu'elle avait besoin d'être déçue pour en avoir fini une fois pour toutes avec l'idéal du remariage, un dernier plaisir charnel avant la solitude, la vieillesse et la mort.
Le baroquisme de Joseph Mankiewicz rejoint celui de Calderón de la Barca (La vie est un songe), en attendant que Lucy découvre en Suède une sœur avec Gertrud de Carl T. Dreyer.
Les morts pèsent lourd sur le destin de Lucy, son mari, bailleurs et éditeurs dont le collègue fondateur a disparu. Chez Mankiewicz, les morts ont toujours pesé de tout leur poids sur le destin des vivants (un film méconnu a valeur paradigmatique, Un mariage à Boston qui a pour titre original et significatif The Late George Appley). Dans L'Aventure de madame Muir, si les défunts penchent du côté masculin, le fantôme est alors l'image qui redonne une légèreté à une masculinité plombante comme la mort. La grandeur du film est telle qu'elle aura même autorisé son auteur à être immunisé contre sa propre propension au cynisme et à la causticité. Ici, le sentiment n'est pas victime du brouillard émollient du sentimentalisme, mais la raison donnée à une femme qui en a fini avec les hommes, n'ayant plus besoin d'eux depuis ses fiançailles avec sa part inconsciente et masculine.
Daniel Gregg est le daïmôn de Lucy, sa petite voix intérieure qui fait un sort aux pauvres diables de la masculinité, ce fantôme qui est d'abord un fantasme avant d'être une fiction nécessaire, le marin masqué étant le représentant romanesque de l'animus dont elle est devenue le porte-voix et le porte-plume. Daniel est encore l'imago masculine qui aura donné accès à Lucy aux portes d'une éternité qui ne sera jamais pavée par l'enfer des intentions masculines qui sont des trahisons réitérées.
7 février 2023
Un cœur de verre dans la nuit
Un lustre balance sur fond de nuit. On dirait une constellation, une nébuleuse, une galaxie. Le symbole d’une grandeur passée, celle du maharadjah Biswambahr Roy, hériter désargenté de la caste des zamindar, est le cœur de verre d’un homme qui s’est oublié, perdu dans l’espace qui est du temps à l’état pur, aboli dans la contemplation de son lustre terni. Le luminaire a le mouvement pendulaire pour apparier l’horloge d’un cœur de cristal au rayonnement fossile d’une vie dont les souvenirs ruminés brillent au-delà du temps, battant de toute éternité. La gloire est le rayonnement fossile d’une nuit de deuil et de désolation infinie, l’étoile morte qui n’en finit pas de mourir.
L’ouverture du Salon de musique est mémorable, c’est aussi sa fin qui en rejoue l’énigme et le cercle ainsi formé, en englobant la sphère du symbolique sans jamais s’y réduire, délivre une grande image de vérité, sans guère d’équivalent à l’époque. L’image du lustre dans le film de Satyajit Ray aurait en effet réussi à cristalliser trois régimes de temps particuliers : l’éclair de l’instant décisif (kairos), la mécanique du temps chronologique (chronos) et le pur devenir de l’éternité (aiôn). Pour cela, elle a toutefois besoin d’autres images pour assurer les circuits filamenteux de sa cristallisation : les tableaux des ancêtres encadrant un grand miroir au centre du salon de musique, l’un d’entre eux présentant une araignée et une danseuse de kathak dont les gestes filés tressent le tracé d’un destin.
Le cœur de verre qui balance dans la nuit est une arachnide cosmique qui se promène sur le miroir du temps et elle dépose à sa surface la toile qui est l’écriture d’un destin : trois Parques en une, avec le temps qui passe et repasse, celui de l’instant opportun et le pur devenir ouvrant à l’éternité.
Le représentant de la grande noblesse terrienne en pays bengali vit reclus dans son palais qui s’apparente à une ruine. Le plan qui le montre regardant au loin l’horizon, les yeux plissés, presque éteints, ressemble à s’y méprendre à un arrêt sur image. Pierre parmi les pierres, le maharadjah est pourtant bien vivant même s’il est travaillé par la statufication. L’héritier déliquescent des puissants zamindar semble davantage un mort-vivant déambulant dans un passé plus vivant que tout présent.
Une nouvelle danse, la dernière (potlatch et baroud d’honneur)
La mort s’est depuis longtemps installée et, comme toujours, elle déblaie. La mort est devenue la grande souveraine régnant sur les lieux depuis le décès de la compagne de Roy et de leur fils Khoka, victimes il y a des lustres d’une inondation dont les eaux se seraient retirées pour abandonner sur la grève perlée du sable du temps un homme dont le désœuvrement se confond avec le délabrement de son palais. Avec l’héritier perdu, l’héritage est amorphe, happé par un lent processus d’entropie.
Reste alors le trésor des souvenirs dont le rayonnement stellaire montre aux puissants qu’ils ont besoin de l’art pour donner à leur domination le vernis suprême et cosmique de la légitimation. Si l’aristocrate a été un homme naguère respecté, c’est en effet parce qu’il a donné abri, protection et hospitalité aux artistes, musiciens, chanteurs et danseuses, dont les performances informent du degré supérieur de l’éclat social, le pouvoir hiérarchique rédimé, la puissance matérielle sublimée.
Il y a pourtant une dernière performance à organiser, il y a un dernier éclat à faire jaillir du néant, un dernier spectacle à faire donner dans le palais, au risque d’y consumer les maigres ressources qui restaient. Une dernière danse comme un baroud d’honneur. Il le faut pour le zamindar dont le déclin est accéléré par la proximité du rival tant exécré, Mahim Ganguli, fils du voisin devenu usurier qui incarne la nouvelle classe en voie d’ascension sociale, la bourgeoisie qui détient la force matérielle sans en avoir les honneurs, qui gagne du terrain sans rien saisir de la musique. Roy sort alors de sa torpeur et redonne vie à son palais pour y accueillir une nouvelle représentation, qui sera la dernière.
Satyajit Ray observe, dans un mélange inédit de lenteur en plan d’ensemble et de célérité dans le détail, le petit théâtre de cette lutte des classes typiquement indienne qui se joue au sommet de la hiérarchie sociale avec un regard à la fois paradoxal et universel. D’un côté, il éreinte le bourgeois dont les manières sont grossières. De l’autre, le vieil aristocrate l’intéresse à l’évidence davantage, mais non parce qu’il serait fait d’une meilleure étoffe (Roy est hautain avec son rival, méprisant avec les derniers serviteurs qu’il lui reste), mais parce qu’il est la figure d’une mutation historique décisive. C’est alors le statut de la musique elle-même qui s’en trouve considérablement affecté.
La dernière danse était la première avant l’éternité
On l’a vu, la beauté des musiques, des chants et des danses est un gage de domination accomplie, rehaussant le matériel du vernis symbolique. La sublimation vaut pour rédemption. Cette beauté n’est donc pas autonome en servant encore à organiser la bataille symbolique circonstanciée entre celui qui maîtrise les codes et l’adversaire qui n’en possède pas encore entièrement les usages et le savoir. Le spectacle final, qui est un morceau de bravoure absolument inoubliable d’une durée avoisinant les dix minutes, s’offre aussi comme une manière de potlatch, la dernière dépense somptuaire d’un aristocrate sur le déclin dont l’orgueil est suicidaire. Mais c’est ainsi qu’un aristocrate marque une différence essentielle avec le bourgeois qui, jamais, ne sacrifierait ses sous pour briller une dernière fois en société avant de s’en aller. L’argent donné doit l’être par celui qui organise le spectacle et tout l’argent que Roy met sur le tapis a pour consolation d’être sublimé par les grelots attachés aux chevilles de la danseuse qui a dansé pour tous, mais surtout pour lui.
Le baroud d’honneur est enfin le grand moment où la musique se présente pour elle-même : la dernière fois est aussi une première fois. Car, ce que livre la danseuse de kathak interprétée par la sublime Roshan Kumari, dans l’extrême précision des gestes, pieds, mains et sourires qui sont comme des fils tirés dans l’espace pour composer une tapisserie abstraite, c’est un récit (le mot sanskrit katha signifie histoire, khattaka dit celui ou celle qui, en dansant, raconte une histoire). Ce que Roy regarde, il est alors le seul à le voir. La danseuse lui raconte son histoire à lui en racontant comment une forme d’art est l’image qui reste d’un monde disparu, le sien. L’instant décisif (kairos) de la performance finale permet à Roy de marquer un dernier point face à Ganguli, mais c’est pour en finir avec la chronique (chronos). Ce qui s’expose alors à lui, c’est l’éternité (aiôn) de ceux qui en ont fini avec le temps historique. L’art dont il se voulait le garant témoignera pour lui, bien après lui.
(l’art, on le sait, a pour temps privilégié celui du différé et il est vrai que Le Salon de musique, tourné par Satyajit Ray en 1958 entre L’Invaincu et Le Monde d’Apu à partir d’un roman de Tarashankar Bandopadhyay et avec la musique de Vilayat Khan, qui a été le grand rival de Ravi Shankar, n’aura été découvert en France qu’en 1981 grâce au précieux ciné-club d’Antenne 2)
Le grand miroir au centre du salon de musique est le tableau virtuel où le dernier des zamindar est déjà en train de rejoindre ses prestigieux ancêtres et l’araignée qui se promène sur l’un des tableaux est une autre danseuse dont les tissages racontent l’écriture des destins passés de l’autre côté du temps. Le protecteur glorieux et orgueilleux des artistes n’aura été au fond que le serviteur des arts qui continueront à travers le temps de raconter l’oubli auquel il est condamné de toute éternité.
7 février 2023