Trois films récemment sortis, Le Temps qu’il reste du palestinien Elia Suleiman, Inglourious Basterds de l’étasunien Quentin Tarantino, et Un prophète du français Jacques Audiard, auront à juste titre marqué le dernier Festival de Cannes. Les films de Quentin Tarantino et de Jacques Audiard sont de puissantes propositions de cinéma, qui ont reçu les honneurs de Cannes (Prix d’interprétation pour Inglourious Basterds et Grand Prix pour Un prophète), et reçoivent en ce moment même un excellent accueil autant de la part de la critique que de celle du public.
Il est pourtant regrettable que leur succès fasse de l’ombre au film d’Elia Suleiman qui leur est esthétiquement supérieur, qui est politiquement plus ambitieux, et qui a pour désir d’interroger les régimes de perception et de représentation avec lesquels les spectateurs nouent relation avec les questions de l’imaginaire, de l’histoire et de la réalité relatives au conflit israélo-palestinien. C’est pourquoi nous allons nous attarder ici sur Le Temps qu’il reste qui revisite avec une intensité comique rare la généalogie de la tragédie palestinienne.
Le fait que le troisième long métrage du cinéaste palestinien, après les remarquables Chronique d’une disparition en 1996 et Intervention divine en 2002, soit reparti bredouille de la compétition cannoise constitue en soi un scandale, tant ce film ouvre pour l’histoire du peuple palestinien de grandes perspectives. Perspectives politiquement et esthétiquement audacieuses, alors même que la domination coloniale israélienne dépossède ce peuple de son propre imaginaire comme de sa propre histoire. C’est que Elia Suleiman est ce que l’on appelle en Israël un « Arabe israélien », autrement dit un Palestinien dont les parents (laïcs originaires de la chrétienne Nazareth) ont refusé, à l’opposé de centaines de milliers d’autres Palestiniens (cet exil forcé que ces derniers nomment la Nakba si bien racontée dans le roman du libanais Elias Khoury La Porte du soleil en 1998 et magnifiquement adapté au cinéma par l’égyptien Yousry Nasrallah en 2004), de quitter la terre conquise par les troupes juives de la Haganah lors de la guerre de 1948 au terme de laquelle l’État hébreu fut établi.
Être « Arabe israélien », c’est être atopos comme dirait Platon, nulle part, doublement étranger : étranger en Palestine puisque la Palestine comme état de droit n’existe pas, et étranger en Israël puisque ce pays réserve un sort juridique différencié, discriminatoire, et partant raciste aux Palestiniens qu’il s’est malgré tout résolu à intégrer. D’où l’extraordinaire prologue du film, montrant de manière quasi-fantastique le retour au « pays » d’un homme qui formellement s’apparente à un spectre, sorte de Nosferatu véhiculé dans ce corbillard symbolique qu’est un taxi conduit par un Israélien qui, au cours d’une tempête nocturne fulgurante, perd son chemin. Il est donc bien question de désorientation. Mais, là où la désorientation est, du point de vue palestinien, le produit historique d’une dépossession d’une appartenance territoriale et d’une identité culturelle (pour ne pas dire nationale), Elia Suleiman retourne cette commune désorientation pour en faire la matière cosmique (et comique comme on va le voir) apte à inventer un nouveau type de sensorialité susceptible d’engloutir Israël lui-même.
Cet engloutissement que représente allégoriquement cette tempête matérialise la souveraineté esthétique du geste d’un cinéaste profondément burlesque visant à rappeler que, autant la Palestine est un non-lieu, littéralement une utopie encore à naître, un pays en puissance, seulement imaginaire, autant le pouvoir de l’État israélien bute sur la réalité imaginaire de cette utopie, et ce faisant, demeure inaccompli.
La première originalité cinématographique proposée par Elia Suleiman s’inscrit donc dans le régime burlesque qui est le sien, et qu’il accommode à la réalité de l’oppression vécue par les Palestiniens assujettis au joug des Israéliens. C’est un burlesque mélancolique qui peut s’apparenter à celui de Buster Keaton quand la figure de l’acteur-cinéaste demeure le spectateur des délirantes déflagrations du réel qui l’environnent. C’est une même posture figée, c’est un semblable regard lunaire arboré par Elia Suleiman lui-même dans le rôle du témoin muet qui observe et consigne, en plan large et sous la forme de tableaux cliniques à la Jacques Tati, les fragments symptomatiques de la déliquescence de la société palestinienne. Et cette déliquescence fait rire, parce que le rire est ici le mode d’une préservation symbolique (ou de résilience) devant les dégâts psychiques et symboliques vécus par les Palestiniens et causés par l’oppression de l’État israélien.
Comme le rire est aussi une autre façon de préserver un esprit de résistance qui n’a pas cessé de se volatiliser depuis la guerre de 1948. Sauf que, à la différence de Buster Keaton qui passe classiquement à l’action afin d’inscrire son corps dans les dynamiques sociales et historiques qui font, défont, et refont la réalité, Elia Suleiman incarne une forme de passivité jamais transcendée par un régime de la mise en action du corps. Il est bien question d’actions politiques auxquelles auraient participé Elia Suleiman quand il était plus jeune, et qui l’auraient obligé à s’exiler, mais leur expression restera hors-champ.
Le privilège de la passivité est au contraire un principe esthétique moderne à partir duquel ici tant les visions de la remémoration (probablement dans le taxi bloqué par la tempête) de l’histoire familiale par l’acteur-réalisateur-personnage que les rêveries permises par un imaginaire ludique et une situation objective de blocage produisent une autre façon de percevoir et comprendre la situation palestinienne, une manière nouvelle de produire un régime de visibilité dissonant par rapport à l’enfermement médiatique dont est aussi victime le peuple palestinien. En tant que cinéaste, les armes dont il dispose sont les images qu’il oppose au mur de représentations médiatiques figées afin de pouvoir le surmonter et ainsi faire voir ce qui se déroule derrière lui.
Il n’y a ainsi pas de meilleure séquence qui allégorise cela que celle montrant Elia Suleiman lui-même sauter (à la perche) par-dessus le mur de séparation illégalement édifié par Israël en 2003. C’est un gag qui instruit magnifiquement de ce souci de passer le mur des clichés ou de l’odieuse réalité existante pour donner à voir ce qui demeure escamoté.
Voir ce qu’il y a derrière les images, c’est les retourner sur elles-mêmes, les révolutionner en renversant les points de vue habituels. De ce point de vue-là, Elia Suleiman rejoint le burlesque de Charlie Chaplin, en ce sens que la forme gag chez eux est réversible en pointe tragique. On rit, et la chose dont on rit est terrible. Mais si l’on rit de la bêtise terrifiante de la chose, c’est pour pouvoir supporter celle-ci et imaginer qu’il pourrait en être autrement. L’émotion réside alors dans la suture entre le tragique d’une situation dont la part comique nous est révélée, et vice-versa.
La réversibilité déterminera donc ici les raccords entre les plans (à 180° la plupart du temps), comme si filmer consistait à retourner sur elles-mêmes les visibilités dominantes afin de mettre à nu le visible secret et minoritaire qu’elles cachent. Toutes les machines idéologiques mises en place par les Israéliens afin de représenter la domination de leur pouvoir n’auront de cesse dans Le Temps qu’il reste d’être sur elles-mêmes retournées pour montrer l’envers du pouvoir dominant. Et cet envers est la puissance palestinienne. A l’endroit du pouvoir israélien, ce sont les mises en scènes (la séquence de la chorale d’enfants palestiniens entonnant des chants hébreux), les représentations (la séquence en classe de la projection de Spartacus de Stanley Kubrick), les photographies (lors de la reddition de la population arabe de Nazareth), et tous les chorégraphiques mouvements de l’armée, qui sont censés manifester le seul ordre visible qui vaille, le seul « partage du sensible » (Jacques Rancière) qui importe, à savoir Israël.
A l’envers de ce pouvoir, c’est la puissance palestinienne qui s’exprime à travers les chants patriotiques israéliens (puisque le glorieux pays à venir qui est chanté peut valoir aussi pour la Palestine), lors de la projection d’un film montrant la révolte des esclaves à l’époque de l’empire romain qui évoque aussi la légitimité de la révolte des Palestiniens, dans le dos du photographe qui immortalise la paix israélienne de 1948 en laissant derrière lui l’amertume de ceux qui auraient voulu qu’il en soit autrement, ou bien encore dans ces situations de la vie quotidienne où parler au téléphone, avancer avec sa poussette, et danser dans une boîte de nuit équivalent à des gestes de résistance opposés à l’excessive massivité de l’appareil militaire israélien, tank, groupes militaires surarmés ou jeep bondée de soldats.
Au cœur de la machine israélienne dont la pesanteur (avion au début puis char à la fin) est subvertie par un original et drolatique traitement numérique (cette armada, réduite en langage binaire, fait penser à ce que Mao appelait naguère des « tigres de papier »), ce sont des micromachines palestiniennes, comme autant de grains de sable (qui sont aussi des grains de folie) venant gripper le fonctionnement machinique général. Au cœur du grand Israël, ce sont de petites poches désordonnées et anarchiques exprimant une logique de contre-pouvoirs multiples et disséminés qui minent le pouvoir dominant et interdisent son complet déploiement.
La Palestine est un spectre qui hante Israël, et son fantôme empêche que l’État hébreu ne se cristallise complètement. Si la Palestine ne demeure encore qu’un possible, voire une myriade de possibles qui sont l’expression d’autant de Palestiniens d’ici et d’ailleurs, en Israël et dans les territoires occupés, dans les camps de réfugiés proche-orientaux dans les territoires palestiniens dominés par le Fatah ou par le Hamas, et plus largement dans le monde entier, l’actualité israélienne ne cesse pas de buter sur cette foultitude de virtualités qui vont jusqu’à la contaminer.
Une seule terre et deux utopies qui la peuplent en la rendant inhabitable (ou pire une seule et même dystopie qui est partagée par les deux groupes antagonistes) : l’utopie palestinienne et l’utopie israélienne, la première étant du côté de la résistance et de la puissance quand la seconde est du côté de la domination et du pouvoir. Et leur conflictuelle coexistence empêche tout autant l’une que l’autre d’obtenir une parfaite actualité.
Voilà l’ultime tour farceur d’Elia Suleiman : si la Palestine n’existe pas, Israël non plus alors. A la place, un non-lieu dans lequel les aberrations de comportement des Palestiniens est la résultante des aberrations du pouvoir israélien. A la place, un terre de possibles que tentent de réaliser le pouvoir israélien comme la puissance palestinienne. Et si Israël existe massivement, et si la Palestine existe si peu, l’inexistance (comme dirait Alain Badiou) de la seconde est une existence faible sur laquelle se cogne, encore et toujours, la force israélienne.
Pourtant, la Palestine n’a pas toujours occupé cette position de faiblesse et d’inexistence. Le père d’Elia Suleiman, auquel toute la première partie du film est consacré, a représenté en 1948 une puissance si haute et fulgurante dans son expression, si courageuse dans ses actes, si nécessaire dans son être, si aristocratique dans sa grâce (inoubliable Saleh Bakri dans le rôle de Fuad Suleiman), que le deuil de celle-ci, après la défaite des armées arabes et la trahison de bon nombres de Palestiniens (dont le cinéaste ne fait pas l’économie), est ce poids qui in fine détermine autant la folie quotidienne des Palestiniens réduits à subir la violence symbolique de la domination israélienne, que le burlesque lunaire, silencieux, statique et mélancolique d’un cinéaste qui observe le monde dont il est issu. Et dont la quête comique des microparticules propres à la puissance palestinienne (c’est la reprise finale par Mirwais du tube des Bee Gees, Staying alive) participe à empêcher le règne d’une vision tragique.
Car le tragique est la pensée de ce qui est, quand Elia Suleiman veut encore imaginer ce qui n’est pas encore, la Palestine, et, en témoignant de l’imaginaire de cette inexistence, pouvoir imaginer que l’existence israélienne n’est pas encore totale. « Du possible sinon j’étouffe » disait Kierkegaard. Sinon le peuple palestinien étouffe, pourrait rajouter Elia Suleiman.
Mercredi 2 septembre 2009