Six fois deux / Sur et sous la communication (1976)

de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville

Vidéogrammes d'une révolution

Faire de la télévision du point des gens, à l'écoute de leur discours parce que les gens pensent. C'est arrivé une fois ou deux à la télévision, Six fois deux / Sur et sous la communication (1976) et France tour détour deux enfants (1979) d'Anne-Marie Miéville et Jean-Luc Godard. La télé y est démontée de l'intérieur et la remise à plat critique invite non seulement à entrer dans ses plis, mais encore à faire son lit des draps, beaux et sales, entre lesquels les gens s'ébattent et se battent, dans l'ordinaire et ses mystères.

épisode 1a (« Ya personne »)

 

 

 

 

 

Être à l'écoute du discours de l'autre, pas le grand mais les petits, et travailler, dans l'asymétrie des rapports et depuis la différence des positions, à l'émergence d'une commune parole qui en vaudrait la peine. La télévision a pu faire cela, une fois, en partant du point des gens pour avérer que les gens pensent. Même en bredouillant. Et quand ils se taisent, ils n'en pensent pas moins, dans le travail à la chaîne ou devant les chaînes de télé parce que la regarder, même de biais, c'est aussi travailler.

 

 

 

Le travail partout

 

 

 

Dans le bureau salle de classe de Sonimage, Jean-Luc Godard reçoit des chômeurs grenoblois, ni anonymes, ni lambda. Ce sont des gens parfois gais et qui sont tristes quand, dehors, il faut mauvais. Des gens dont les choses du temps ont fait depuis longtemps leur tempérament. Eux sont au centre et lui est à la marge, sur le bord gauche du cadre, à faire danser sa main dans la périphérie.

 

 

 

Comme il en faut du temps, alors, pour tailler un tout petit bout de chemin ensemble, souvent laborieusement. Se frotter aux désynchronisations de la voix et passer outre les accidents de la langue. Un peu de durée pour qu'opèrent enfin des micro-déplacements. On fait alors comme si l'entretien d'emploi était toujours déjà de l'emploi. On refait les gestes du travail, ceux du ménage à domicile ou de la soudure, pour les jouer et s'en jouer. Et s'en détacher dans la fiction passagère d'une insubordination bricolée. On s'essaie alors à dire qu'il n'y a rien de plus injuste qu'une société de l'emploi qui, toujours plus, produit des sans-emplois. On va jusqu'à se demander si, en étant au chômage, on ne travaillerait pas quand même un peu. Ne serait-ce déjà qu'à chercher du travail.

 

 

 

Tout cela esquisse déjà la grande série des chômeurs au travail de la décomposition-recomposition, analytique-synthétique, travail à la chaîne qui désenchaîne, de la dernière phrase de William Faulkner de Sépulture sud dans Grandeur et décadence d'un petit commerce de cinéma (1986).

 

 

 

Le travail est partout, visible et invisible. Et l'emploi est l'ennemi du travail, sa dégradation parodique, le dispositif capitaliste qui en est la capture dans l'intérêt bien compris des employeurs.

 

 

 

Soudure et maïeutique

 

 

 

Peu voudront bien jouer le jeu. L'emploi qui se fait rare se fait trop précieux pour plaisanter. Le chômage des mieux qualifiés les retient de tenter le pas de côté. Une femme de ménage et un jeune prolétaire d'origine étrangère sont des présences toujours plus insistantes ; avec eux, il se passe quelque chose. Godard tente des trucs, envoie des balles et si beaucoup tombent dans le filet de la communication, quelques-unes sont heureusement renvoyées. Ce qui se documente, alors, est une pensée approchée dans toute sa fragilité, au labeur de ses métaphores comme de ses énoncés.

 

 

 

Ce n'est pas que l'un pense pour faire la leçon à l'autre, c'est qu'il y a de la pensée entre eux et nous sommes entre eux. Les affinités profondes de la soudure et de l'écriture sont une image effleurée dans ses frémissements. Y affleure une pensée des soudures sociales, être soudé à sa famille, rivé au travail qui manque. Les collures adviennent en faisant à la fin décoller des paroles : l'Internationale dont le chant oblige la femme de ménage à un lyrisme insoupçonné ; un texte pour le jeune ouvrier qui en donne la lecture comme s'il avait ramené à son professeur le devoir à faire à la maison.

 

 

 

Godard n'aurait semble-t-il jamais eu autant besoin des autres. Il n'aurait jamais été aussi curieux du discours de l'autre et du soin qu'il mérite. Pas des gens de cinéma mais des gens, tout simplement, avec qui s'affranchir de soi comme du poids de la société que l'on a dans la tête et qui empêche par la bouche d'en faire sortir la pensée. Alors, on chante haut ou l'on couche des mots. La maïeutique est l'art de mettre au monde les enfants des autres, disait Socrate qui y attachait d'autant plus d'importance que sa mère avait été sage-femme. L'accouchement a aussi pour synonyme le travail.

 

 

 

Si le maïeuticien aime tant le travail et les essais qui y sont engagés, en ceci que s'y jouent des gestes qui viennent de loin, bien plus loin que le travail salarié, c'est seulement à l'insubordonner.

 

 

 

 

 

épisode 1b (« Louison »)

 

 

 

 

 

Le paysan est dans son pré. Le champ depuis lequel il s'expose et parle est celui qu'il cultive, le paysage qu'il a dans le dos en même temps que sous les pieds. C'est le champ de sa parole et il arrive de loin, monté sur son tracteur, et tracté par une abondante parole qui oblige Godard à intervenir peu. Lui semble de l'autre côté du cadre parler de très loin, le merle des villes parti à la rencontre de celui des champs pour apprendre autre chose de la dialectique du champ-contrechamp.

 

 

 

S'acculturer, se cultiver

 

 

 

Le parole du paysan a de la terre plein les bottes. Elle est riche aussi en semis, ça pousse dans plusieurs directions. La parole est forte et la récolte est généreuse, le blé des contraintes économiques, le soja des contradictions de l'intensif à l'ère de ce qui ne s'appelait pas encore le dérèglement climatique, le maïs des concurrences avec les greniers géants de l'agroalimentaire, USA et URSS. Les inflexions et tournures campagnardes patinent l'allure vive du discours, dans ses précisions techniques comme dans la prodigalité fleurie de ses embardées.

 

 

 

Le gars pense sa condition, qui n'est pas seulement la sienne mais celle d'une classe dont il rappelle qu'on n'en sait finalement pas grand-chose. Le paysan parle avec plus d'aisance que ceux qui dans la série l'ont précédés, la femme de ménage et le jeune ouvrier, protégé des effets de la prolétarisation par la dimension matérielle de ses activités, complexe et variée. La condition paysanne se pense aussi sous le soleil dru de ses contradictions, une autonomie toute relative qu'assombrissent les fourches caudines de l'endettement et la pression des exploitations à rivaliser dans l'intensif. Elle s'évalue encore en comparaison de la parcellisation des tâches qui accable tant le travail en usine.

 

 

 

Le paysan se présente ainsi, à distance, comme un modèle pour le cinéaste. Un autre machiniste qui tire son manger, ainsi que celui des autres, des ressources du cosmos et sa biodiversité, la terre et ses plantes et animaux, le soleil et l'eau. Un rêve d'indépendance extrêmement fragile, comme une île dans un océan pollué d'arraisonnement par la technique et de subordination dans l'exploitation.

 

 

 

La durée des prises et des plans que cultivent les mots du paysan invite alors le spectateur à s'acculturer au discours de l'autre, à les accueillir comme les graines en attente de leur germination.

 

 

 

Les travaux et les jours

 

 

 

Godard n'a jamais moins fait le malin qu'ici. Le filmage est rêche, sans apprêt. Le refus de toute séduction est sans discussion alors même que les coulures visuelles de la caméra vidéo de Jean-Pierre Beauviala et l'aide technique de Guy Teissèdre auraient pu autoriser quelques brossages tout en picturalité. C'est qu'il est à l'école patiente du discours de l'autre, à son enseigne même avec, dans la tête, un livre qui l'avait beaucoup impressionné : Lénine, les paysans, Taylor de Robert Linhart.

 

 

 

Des motifs, déjà, commencent à revenir, des gestes à refaire comme si et la soudure aussi. Avec les gestes, il y a non seulement de la fiction dans le documentaire, mais encore toute une histoire du travail incorporé et des techniques du corps dont Marcel Mauss a parlé. Par ailleurs, il faut bien coller ensemble tout ce qui tire à hue et à dia. Cela est également du travail et en parler en est encore un autre. Il y a pourtant un événement, là encore, de l'inattendu qui survient. Godard avait raison, alors, de confier au seul carton noir de l'épisode le soin d'alerter le spectateur que son probable ennui doit être reconsidéré et tempéré parce que cette parole-là est porteuse de vérité.

 

 

 

C'est que Louison expose ses convictions à propos de la propriété. On aurait pu s'attendre à une défense de la propriété collective contre la propriété individuelle si l'on croit repérer en lui l'habitus d'un paysan peut-être affilié au Parti communiste. La nouveauté vient de ce que lui, à l'instar de ses prédécesseurs, essaie d'aller un peu plus loin que là où un sociologisme pressé voudrait le fixer. C'est que le fil de la pensée est tirée et il faut en suivre le fil qui s'aventure à l'endroit de ce qui résiste à se penser : d'un côté, le renvoi dois à dos des régimes de propriété, individuel et collectif, qui mènent toujours à la concurrence ; de l'autre, l'abolition même de la propriété des sols.

 

 

 

La rentrée des vaches jouit à la fin d'une grande et simple beauté, élégiaque et bucolique. La vérité est qu'Hésiode n'est pas loin et, avec l'auteur antique des Travaux et des jours, l'image du berger dont le sommeil était visité par les muses qui le fécondaient en mythes et en récits. Louison est enceint lui aussi d'images et de paroles et, avec leur accouchement, tout peut être retrouvé : l'agriculture en condition de toute culture et la paix dont est garant l'homme du pagus – le paysan.

 

 

 

 

 

épisode 2a (« Leçons de choses »)

 

 

 

 

 

Le bistrot reste un endroit privilégié pour faire émerger, au milieu de son tintamarre ordinaire, le bruit propre et profond de la pensée. Loin d'en contrarier les balbutiements, le vacarme bistrotier est propice au contraire à l'exercice de ses bredouillements. Avec l'ami Paulo, entre gauloises et cafés, on discute de tout et de rien. Entre tout et rien, il y a un vaste monde à explorer quand les choses cessent enfin de coïncider avec leurs noms. La conversation entre copains est un remake ordinaire d'un fameux dialogue platonicien au cours duquel Socrate évalue les hypothèses respectives d'Hermogène (les noms sont des conventions) et de Cratyle (ils sont des expressions divines).

 

 

 

Pas un nominalisme abscons et abstrait, non, mais une critique radicale du langage qui fait apparaître, dans le désordre des mots et des choses et depuis leur déliaison, l'intolérable qui veine le quotidien et dont l'ordinaire, qui ordonne un certain arrangement de la réalité, est matelassé.

 

 

 

La table sur laquelle reposent cafés, sucrier et cendrier ouvrira la discussion. Le lit où s'accouplent les amants s'y révèle une table de montage quand les calculs qu'exige la production, par exemple d'un film de télévision, nous rappellent à l'apprentissage scolaire des tableaux arithmétiques, ainsi les tables de multiplication. Si le montage s'y atteste comme un vérité générique des rapports, le démontage en est logiquement l'un des corrélats. Alors Paulo y va gaiement et Godard est largué.

 

 

 

Les mots et les choses qu'ils ne disent pas

 

 

 

Un bébé ? Un prisonnier de guerre. La preuve de la guerre civile ? Les enfants d'une école sont filmés derrière un grillage et, de leur point de vue, nous le sommes aussi. Les prix qui flambent ? Un incendie qui laisse dans la bouche des consommateurs d'un petit marché un goût de cendre. Une rivière ? C'est une histoire, avec son lit qui fait lien avec la table des rapports sexuels, et son débit qui en rappelle aux pressions bancaires. Un homme avec son chien en laisse ? Une machine de communication avec émetteur et récepteur que relie le fil du téléphone. La chaîne de montage d'une usine ? Un film pornographique mais celui-là est sans censure. Un merlan enroulé dans une assiette ? Le capitalisme qui se mange la queue parce qu'il n'a d'autre fin et faim que lui-même.

 

 

 

Paulo va vite et Godard est à la peine. Puis Paulo s'en va (sa voix est celle de l'opérateur Dominique Chapuis). Pendant ce temps-là, Godard continue, il passe du coq-à-l'âne, suit le fil zigzagant de sa pensée, tente d'en débrouiller les nœuds. C'est à son tour d'être comme la femme de ménage ou le jeune soudeur du premier épisode. Il n'y a pas de pensée sans celle d'un autre. Il faut de l'autre pour penser – l'autre est le transcendantal de la pensée, sa cause extérieure ou sa condition de possibilité.

 

 

 

Et penser, c'est frayer en diagonal un sentier dans les catégorisations grillagées des normes et des conventions sociales. Ralentir le mouvement en reconnaissant, alors, que le plus important est qu'il y a de l'entre, de l'intervalle entre les choses et c'est l'intervalle, l'entre, l'interstice qui fait voir les soudures du monde en autorisant aussi les démontages et remontages quand les collures sont des malfaçons. Entre la bouche et le cul, il y a le ventre (c'est la part nietzschéenne de la rumination). Entre expliquer et transformer, il y a comprendre (c'est la part affective que refoule le marxisme). Entre le Chili et nous, il n'y a pas tellement de distance, sinon que le capitalisme y est plus brutal. Avec les petits croix d'une addition, il y des avoirs qui peuvent conduire un être au cimetière des vies perdues ) se gagner. Entre une photo porno et une pub touristique, des passeports et frontières. Dans l'une, l'amour est aboli ; dans l'autre, la souffrance des Africains qui meurent de faim au Sahel.

 

 

 

Penser est se faire cuir un œuf

 

 

 

On peut revenir aussi sur l'histoire du Potemkine, et y repérer comment la manifestation est un moyen de communication dont la répression a eu fonction d'interruption. Que reste-t-il, alors, du cri d'une mère abattue dans la rengaine des organisations syndicales qui préfèrent la congestion à la révolution ? La critique gauchiste du syndicalisme réformiste persiste, mais sans céder sur son ironie concrète quand la partie de cartes d'une usine occupée ne débouche pas forcément sur le désir de rebattre les cartes autrement, jusqu'à vouloir soulever la table en faisant table rase du passé.

 

 

 

Godard se dote pour l'occasion de nouveaux moyens d'expression ; ainsi, un feutre électronique qui établit le diagramme du sens au milieu d'éléments hétérogènes. Les boucles que trace l'outil indiquent autant la rondeur des choses, la tasse de café ou la poêle à frire, qu'elles ne tournent pas rond quand tout conspire à étouffer dans l'œuf la révolution, ici et ailleurs, en France comme au Chili. Mais il y a l'arc-en-ciel aussi qui enchante encore l'utopie d'une autre rondeur des choses.

 

 

 

Bredouiller la pensée, il n'y faudrait qu'un copain et un café, pas besoin de plus. La chose était déjà attestée dans le fameux plan de la tasse de café dans Deux ou trois choses que je sais d'elle (1967) où tout l'univers tourbillonnait. On peut tourner et retourner en rond sans forcément repartir bredouille. On se débrouille comme on peut en courant le risque de l'embrouille. Se faire cuire un œuf peut même à l'occasion prendre un sens nouveau quand on y perçoit l'action d'une cause extérieure, la main, le feu comme la tige du jeune soudeur, nécessaire à satisfaire la faim.

 

 

 

 

 

épisode 2b (« Jean-Luc »)

 

 

 

 

 

Godard est de face ; de dos, un journaliste de Libération. Leur conversation qui prend pour point de départ la production de l'information s'obstrue vite des limailles de fer des contradictions. Si l'autre reste nécessaire aux exercices roboratifs de la pensée, à son « exercitation » chère à Montaigne, il peut l'être comme celui à qui l'on tend la main pour faire ensemble un petit bout de chemin, à l'instar de la femme de ménage, de Louison ou de Paulo, autant comme celui contre qui l'on lutte quand, entre France-Soir et Libération, les différences, si petites, bloquent tous les antagonismes.

 

 

 

Le journaliste est ainsi celui qui discute – et dispute un peu – avec un cinéaste se disant meilleur journaliste que lui. La déclaration n'est pas seulement paradoxale, elle indique que le seul moyen d'informer est de mettre en rapport ce qui paraît n'avoir aucun rapport. Cela se dit depuis une pratique à laquelle Godard sacrifie depuis longtemps, celle de montrer que l'on monte, et que l'on démonte (les chaînes d'usine et les grilles de programme) pour remonter (le temps des horloges).

 

 

 

L'image met en rapport le sans rapport, Godard le sait déjà, Marie José Mondzain le redira. Il esquisse aussi ce qui avec clarté s'énoncera dans Éloge de l'amour (2001) : penser à une chose, c'est toujours penser à autre chose. Il met enfin l'accent sur les sutures et les jointures mais, à la différence décisive de la manière dont Gilles Deleuze envisageait alors le « et » godardien, les conjonctions sont toujours disjonctives, ouvrant au trois qui permet de faire le pas de côté en sortant de l'hégémonie de l'unique et du mauvais autre qui, par la négative, le justifie. L'anti-hégélianisme deleuzien est une profonde blessure faite à une pensée dialectique qui, moins dogmatique que proche de celle de Maurice Merleau-Ponty quand il parlait d'« hyperdialectique », ne voit que des synthèses provisoires, le temps de faire quelques provisions avant de repartir au combat.

 

 

 

Le ventre mou de l'univers

 

 

 

Les colonnes d'un titre de presse, en dépit même de ses orientations politiques ou de ses a priori idéologiques, sont d'autres grillages, d'autres indications d'une parcellisation du travail et de la pensée qui peut lui être associée. C'est la critique la plus générique que fait Godard au sujet de toutes les industries communicationnelles, presse, cinéma, télé, qui ne montrent pas le travail et les gestes qui le soutiennent en étant des gestes d'amour (il y insistera encore dans Passion en 1982). On peut mentir sur les gestes d'amour (et, là, Godard fait son autocritique), pas sur les gestes (d'amour) du travail, y compris chez Citroën. Si le cinéma, dit-il, est « le ventre mou de l'univers », il faudra également rappeler ce qu'il disait dans l'épisode précédent : l'estomac se situe entre la bouche et le cul ou le sexe. On y rumine telles les vaches de Louison qui broutent et font du lait.

 

 

 

L'exercitation est une rumination. Non seulement on peut tirer une ligne entre Montaigne et Nietzsche, mais encore on arrache de la bouillie de toutes les choses assimilées, cette mélasse d'opinions, des idées auxquelles on tient comme à la prunelle de ses yeux. Ces yeux que même les aveugles ont, et qui commencent déjà à fasciner Godard. Notamment celle-là : la personne qui lit un journal ou regarde un film, au cinéma comme à la télévision, travaille. Et elle devrait être payée pour ce travail et, ainsi, serait davantage respectée. La réduction des gens au rang de consommateurs est un crime puisqu'ils ne cessent jamais d'être des producteurs, pas seulement assujettis aux chaînes du capital, mais insubordonnés dans le désordre et le désir de leur vie.

 

 

 

Lire un texte d'un rédacteur de la IIIème Internationale sur la Commune de Canton de 1927 comme en lire un autre signé alors du jeune Mao instruit qu'ils n'auront pas vu la même chose. Lire l'édito d'un journal illustré par une photo de l'éditorialiste est une tautologie aussi bête que les portraits de Giscard ou Marchais, déjà tirés et légendés avant d'être faits. Il y a mieux à faire à s'intéresser aux petites annonces, la meilleure chose dans Libération, ou à lire la carte postale d'un enfant bourrée de fautes d'orthographe parce que, là, il y a du travail à faire. Comprendre ce que désirent les gens qui souffrent de la solitude, comprendre un enfant qui lutte contre les fers de la langue française.

 

 

 

« Seule la tombe ne m'apprendra plus rien »

 

 

 

Il y a pourtant un rêve, celui de la télévision qui serait un cinéma quotidien comme le sont les quotidiens dans la presse. Mais le temps s'accélère et, plus que l'argent, manque le temps pour bien faire son travail. Cette récrimination continuelle s'appuie sur quelques exemples historiques ; ainsi, la photographie des communards de 1871 par Eugène Disdéri dont la valeur était alors d'éducation et de répression. La photographie identifie, elle met dans une case quand ce n'est pas dans un cercueil. La représentation est l'ennemi (se faire représenter équivaut à se faire baiser par son représentant), un autre l'identification (s'identifier la face, c'est s'exposer avec une cible dans le dos). Les publicitaires seraient à ce titre les meilleurs à identifier la valeur d'une marchandise et son désir.

 

 

 

Alors on occupe (les usines, évidemment LIP) quand, peut-être, il faudrait avoir davantage pour préoccupation de s'en occuper. Godard occupe beaucoup (il coupe la parole de son interlocuteur, souvent interloqué comme Godard l'était devant Paulo). Il s'occupe de tout parce qu'il en a la préoccupation. Il voit que les gens se voudraient des nombres entiers quand ils ne sont que des fractions. Et que les gens sont comme lui, beaucoup à être seuls. Son souci de comment vivent vraiment les gens le voue à une grande solitude, à beaucoup d'incompréhension qui, au moins, à le mérite de gripper par courts-circuits la machine de communication. Et faire jaillir des flèches de feu, à l'instar de cette citation : « Ils se sacrifient pour qu'on n'abatte pas l'autel des sacrifices ».

 

 

 

Godard est un exilé comme Bertolt Brecht, qu'il cite plusieurs fois. Ses émissions de télévision seraient ainsi d'autres dialogues clandestins, d'autres poèmes d'exil. Brecht est l'ange qui l'accompagne ici, dans l'écriture des citations qui défilent sur l'écran en rompant en son milieu la conversation. L'ange lui souffle notamment ceci : « Seule la tombe ne m'apprendra plus rien ». Vivre n'aurait pas d'autre inclination que d'apprendre à vivre au milieu des gens et à les comprendre.

 

 

 

 

 

épisode 3a (« Photos et Cie »)

 

 

 

 

 

La photo, c'est d'abord faire le catalogue publicitaire de ses vaines promesses. Cet « art moyen » qu'est la photographie, ce « rite du culte domestique » (Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Luc Boltanski), participe également, sur son versant journalistique, à l'extension de la sphère spectaculaire, avec sa consommation d'images du lointain qui en est la mutilante séparation.

 

 

 

L'appareil « reflex » mono-objectif invite ainsi aux réflexes pour ses praticiens et professionnels, ainsi les photo-reporters Horst Faas, Michel Laurent et Don McCullin. Et nourrit les réflexions pour ses critiques qui y voient une accumulation sinistre. Avec cet épisode, Godard continue le travail entamé avec Le Gai Savoir (1968), première tentative télévisuelle censurée par l'ORTF, continué avec Jean-Pierre Gorin au moment de Letter to Jane (1972), et poursuivi avec Anne-Marie Miéville dans Comment ça va (1976) et, plus tard encore, dans Je vous salue Sarajevo (1993).

 

 

 

Le hiatus entre technique et éthique

 

 

 

Un exemple est donné par Michel Laurent qui, off, raconte les conditions de réalisation d'une photographique prise dans le stade de Dacca, capitale du Bangladesh, où eut lieu une exécution. Aussitôt, le discours est marqué par une dissociation symptomatique entre le registre de la technique et le domaine de l'éthique. Il faudra de la durée pour qu'enfin, l'horreur de la situation emporte comme une lame de fond une description seulement attachée à la technicité du geste dans l'usage de l'appareil. La fatigue du photographe, éprouvé par la violence du moment, ouvre alors au sommeil qu'agitent encore les spectres de l'événement. L'homme d'image n'est plus devant la situation, mais dedans, saisi par sa brutalité qui a excédé la seule description après coup des actions.

 

 

 

La reprise graphique des mots prononcés par Michel Laurent et leur répétition autorisent leur inscription sur l'image photographique. La critique se déduira alors d'elle-même. Le hiatus entre l'éthique et la technique, même si son intensité diminue dans la durée, est l'expression d'une forme de séparation que l'image finalement documente, grande par sa technicité, pauvre dans les informations véhiculées. Le prix que cette photo-là aura reçu dit le coût d'un escamotage. La réalité appelle dès lors moins sa compréhension, qui engage toujours à se demander en quoi la crise politique au Bangladesh nous concernerait, que la consommation acclamée de ses visibilités.

 

 

 

Michel Laurent le dit autrement en usant d'une formule significative : « trop près du sujet ». La proximité effectivement s'y abolit dans la dénomination, qui est une prise de distance, d'un sujet comme un peintre en parlerait. La catégorie de sujet induit a contrario une forme d'objectivation dont l'image est le relais, et une réification des faits contre quoi résistent le rêve et l'inconscient.

 

 

 

Le bruit des médias, le silence des gens

 

 

 

Un autre exemple, celui d'un meeting de Georges Marchais, alors secrétaire du PCF, suivi par la fanfare de la presse papier, radio et surtout télé. Pour la première fois dans la série, Anne-Marie Miéville prend la parole (significativement, on n'entendra jamais celle de Godard dans cet épisode). À la différence de celle de son compagnon, sa voix est plus dure et déclamatoire, cassante et ironique. La répétition du syntagme « les professionnels de l'information », non seulement préfigure « les professionnels de la profession » dont rira Godard lors de la remise de son César en 1987, mais moque encore la légitimité d'une corporation mobilisée à produire l'information qui est en fin de compte surtout du bruit médiatique. Des bruits que d'autres consomment et qu'ils produisent.

 

 

 

Parce que le bruit est médiatique, le silence revient au peuple, par ceux qui passent et ne sont ni regardés ni écoutés par les gens d'image. Eux enregistrent des traces, stockent et font circuler du bruit. La seule information est qu'ils ne parlent que d'eux-mêmes, de la même façon que le porte-parole politique est tout seul à parler à la place du grand nombre des autres qu'ils représentent.

 

 

 

Écouter plutôt qu'écrire et parler, même Ernesto Guevarra n'y aurait pas réussi. Quand il parlait de faire un, deux, trois Vietnam, il oubliait aussi de dire que cela équivaudrait à autant d'Amériques. Dialectiser n'est pas une manière de faire la malin ou des pirouettes, mais de faire aussi son autocritique, d'autant plus pour l'auteur de Caméra-œil à l'époque de Loin du Vietnam (1967).

 

 

 

Pages arrachées

 

 

 

D'autres trouvailles sont encore proposées à la discussion et la réflexion. Le commentateur sportif (on reconnaît la voix de Thierry Roland) qui, célébrant les premiers, jouit en hurlant oui. Les gens qui devraient être payés à lire le journal ou à regarder la télévision parce qu'ils travaillent, eux aussi. La victime qui est toujours montrée de face quand le bourreau l'est de dos (comme l'entretien de Godard, de face, avec le journaliste de Libé dont on ne voyait en effet que le dos). Et puis des montages photographiques, faits simplement à la main à l'aide de coupures de journaux, dans la souveraineté du geste de couper pour montrer. La tête d'un ouvrier de Renault à Boulogne-Billancourt et celle d'une victime de la guerre civile libanaise. Un fœtus apparenté à un astronaute et avec bien moins d'argent que dans 2001, l'Odyssée de l'espace (1968) de Stanley Kubrick.

 

 

 

On tombe aussi sur une image, enfin repérée, qui reviendra souvent dans le cinéma de Godard, celle d'une jeune femme, le bas du visage recouvert d'une écharpe rouge en guise de keffieh, en une de L'Observateur sur les grèves lycéennes d'alors. On entend une autre formulation de la dialectique godardienne, « pour être trois, faut être deux », qui s'articule avec la photo d'une femme en train d'accoucher. Et puis c'est la fin de l'épisode, l'un des sommets de la série et un grand moment de jubilation quand arracher les pages de pub des magazines conduit à la poubelle la peau de chagrin.

 

 

 

Penser, c'est arracher, c'est soustraire, c'est élaguer. Penser, c'est dégraisser pour faire voir la peau sous les os. C'est monter ce qu'il reste à la fin pour faire honneur aux rapports, jusque dans l'horreur du monde, qui crient sans fin et que l'on n'entend pas, faute au boucan du moteur médiatique.

 

 

 

 

 

épisode 3b (« Marcel »)

 

 

 

 

 

Marcel Raymond est chez lui, à sa table de travail. Il visionne, il monte quelques photogrammes des 3.200 mètres de pellicule des films amateurs qu'il tourne sur les hauteurs herbeuses et vallonnées où il possède un chalet. « Petit Marcel » ainsi que ses amis le surnomment travaille dans une usine, la loupe grossissante calée sur l'œil. Il a été aussi horloger pendant 25 ans. Marcel est un camarade en cinéma, il est un égal, et l'amical portrait que Godard et Miéville font de lui est un émerveillement.

 

 

 

Un premier élément de preuve, c'est qu'au contact de Marcel, Godard retrouve l'accent suisse de son enfance. Un autre est donné par les images que le premier a tournées et qui scandent le portrait, ainsi que par les diapositives (il en a tiré 2.000 pendant dix ans avant de passer au cinéma en Super 8), projetées dans son atelier pendant que Marcel travaille à monter ses plans, son visage projeté en ombre chinoise sur l'écran. Il est étonnant, alors, de repérer dans ces vues, le lac qu'agite le vent, le treillis des branches à contre-jour que l'or du soleil infiltre, des canards qui s'ébrouent et la naissance des cygnes, les images que Godard tournera lui-même à partir de son installation à Rolle en 1977, et qui feront toute la palpitation bucolique de ses films durant les années 80 et 90.

 

 

 

On pouvait se dire, alors, que Godard citait les grands maîtres, D. W. Griffith et les scandinaves Mauritz Stiller et Victor Sjöström. En réalité, Godard citait également Marcel Raymond qui, après tout, se pose pratiquement les mêmes questions qu'eux et lui, quoi couper et avec quoi coller. Marcel est un camarade, un vrai, un ami et égal en cinéma qui repose Godard d'une corporation à laquelle il n'a jamais voulu appartenir; Et il faut lui rendre la pareille dès lors qu'on le filme.

 

 

 

Et puis, c'est un détail mais il est immense, quand on apprend que l'Aurore est le nom de son chalet.

 

 

 

Le bonheur de l'amateur

 

 

 

Pendant que Marcel est dans son atelier, Godard hors-champ, Miéville plus rarement, lui posent des questions. L'une d'entre elles concerne notamment le geste sans quoi la technique n'a aucun sens. Le geste du filmeur et du monteur est-il alors le même que celui de l'ouvrier ou de l'horloger ? S'agit-il du même travail ? Y a-t-il toujours de l'amour dont le geste est l'expression quand le travail se doit d'être bien fait ? L'anthropologie des gestes proposée par le cinéma godardien, et dont Six fois deux constitue l'un des moments de capiton parmi les plus saillants et importants, sauve les rapports de l'amour et du travail que profanent son exploitation marchande et sa subordination salariale. Marcel le dit lui-même : il aime son travail d'ouvrier mais le cinéma est pour lui une libération.

 

 

 

Marcel se dit peintre davantage que romancier. Il préfère la nature, faune et flore, aux figures même s'il a déjà filmé ses amis. Il n'aime pas sa voix et voudrait un « orateur » pour lire ses commentaires. Il a également montré ses films à des enfants afin de leur montrer, à l'école, l'éclosion des bourgeons et la germination des champignons. Il apprécie Vivaldi et verrait bien son œuvre comme une ode aux quatre saisons. Et quand on lui parle des chaînes d'images comme des chaînes d'usine, il répond en pensant aux chaînes de montagnes ou à la Chaîne du Bonheur, cette association humanitaire et solidaire créée en Suisse après la guerre à partir d'une émission de radio. Les acheteurs des stylos d'or de marque Christian Dior ignorent la grandeur d'âme du bijoutier qui les fabrique.

 

 

 

Godard et Miéville le filment ainsi, dans la solitude humble et patiente de l'artisanat auquel ils aspirent, et qu'accompagnent des citations des concertos de Vivaldi. Quand il marche et gravit les collines, c'est en chantant, en sifflotant et s'il n'aime pas sa voix, Godard et Miéville l'aiment. L'hospitalité et l'amitié que Marcel leur a accordée connaissent un terme sublime, dans l'éclat franc d'un rire partagé. Godard n'aurait jamais été aussi près du bonheur qu'en filmant Marcel.

 

 

 

Dans la vérité de l'amateur, l'amour a des vertus révolutionnaires, souci de soi et du monde mêlés.

 

 

 

 

 

épisode 4a (« Pas d'histoire »)

 

 

 

 

 

L'épisode dédié à Marcel, auteur de petits films en amateur et égal en cinéma de Godard, était lumineux. Celui qui lui succède paraît moins évident, plus laborieux aussi, avant que son dernier moment n'en ressaisisse toute la matière pour en éclairer les encoignures et les aspérités.

 

 

 

Une ligne générale revient déjà à un écrivain qui vend ses historiettes à la presse, L'Observateur et Hara-Kiri. Godard lui demande alors de raconter comment il travaille précisément, comment une idée lui vient, comment l'écriture advient en déposant ses signes sur les pages, quels sont ses gestes. La demande ne sera pas vraiment satisfaite. L'auteur regimbe, tourne autour du pot, il n'arrive pas vraiment à s'expliquer. Il préfère plaider pour la spontanéité, l'idée arrive comme ça avant d'être oubliée pour être reprise quelques jours après. C'est un autre hiatus, après le photographe de l'épisode 3a, non pas celui d'un écart entre technique et éthique, mais celui-là entre l'écriture d'une fiction et la description généalogique de ses conditions. Contrairement à Marcel qui arrivait sans peine à monter ses images tout en parlant de son travail, l'écrivain échoue, lui, à jouer le jeu. Remonter aux conditions d'un exercice d'écriture lui est impossible. « Ça sort comme ça », dit-il.

 

 

 

Pas d'histoire, donc. Le titre de cet épisode s'en trouvera d'emblée vérifié : l'histoire à l'origine de l'histoire n'aura pas lieu. L'histoire drôle d'un représentant de commerce de l'union internationale des prolétaires prospectant dans les HLM ne vient finalement de nulle part. C'est seulement un jeu de langage avec les énoncés gauchistes de l'époque, pour en rigoler et, ainsi, vendre du papier.

 

 

 

Les histoires sont partout, mais ne se communiquent pas à l'identique

 

 

 

Cette ligne revient en boucle durant tout l'épisode qui, par ailleurs, se prête à d'autres exercices, tous très différents, mais qui auraient pour point commun ce qu'une histoire doit ou non à l'écriture pour arriver à son but et se communiquer. Les exemples sont variés. La langue des signes utilisée par des présentateurs télé pour parler de Chirac, Giscard et Marchais. Un enfant (on croit que c'est une fille, c'est sûrement un garçon) que son parent moleste (on pense que c'est son père, puis son beau-père ; en réalité, un acteur dont on n'entend que la voix off et qui jouerait sa mère). Une fillette qui tente de lire un livre d'images. Un dessinateur qui trace au marqueur les lignes simples et crissantes d'un même gag dont les variations habillent les quatre cases d'un tableau blanc (l'accès à des choses aussi élémentaires que l'eau, l'autre ou de l'air, appellera simplement à glisser un franc dans la fente).

 

 

 

Les histoires qui sont partout ne se communiquent pas à l'identique, voix, signes, textes, gestes.

 

 

 

D'autres exercices sembleraient également s'éloigner du problème des rapports de l'histoire et de ses modes d'expression, avec la série des noms de capitales (Prague, Berlin, Budapest, Santiago, Madrid, Séoul, Belfast, Buenos Aires) qui s'impriment sur l'image d'une vue de tanks défilant à Paris, suivie par une nouvelle discussion autour de photos publiées dans la presse ; celle, connue, prise par Gilles Caron de Daniel Cohn-Bendit face à un CRS, et deux autres montrant enfin une mère avec son nourrisson. C'est le dernier moment de l'épisode qui, lui, rédime la pensée brouillonne de l'écrivain, à la peine quand il s'agit de remonter à la source des récits sortis de lui.

 

 

 

Trois est ce qu'il y a entre un et deux

 

 

 

Daniel Cohen-Bendit est décrit comme un autre enfant, on en compte beaucoup dans cet épisode qui, d'une certaine manière, pourrait déjà préfigurer l'autre série télé qui suivra trois ans après, France tour détour deux enfants (1979). Un autre Till l'espiègle, un autre gamin facétieux à qui l'on demande de s'asseoir pour apprendre à lutter. Le maître d'école est ainsi affilié au CRS, autre facétie anarchiste. Enfin, les deux photos autorisent la levée d'une écumante réflexion, avec ses vagues et ses bégaiements (l'acteur parle comme Godard) sur l'entre qu'il y a entre l'autre et l'un.

 

 

 

Entre une mère et son nourrisson, il y a de la communication, des gestes (d'amour et de faim), des organes (une bouche, un téton, des mains). Des mouvements. Tout un paysage, un fleuve avec son courant et ses rivages, ses chaînes, ses surfaces et ses débordements. S'il y a communication, c'est dans la distance et la séparation et s'il y a échange, c'est aussi bien dans le mouvement contraire des élans et des désirs, dans leur antagonisme. Ainsi, le litre de lait d'une travailleuse lessivée par sa journée de travail pour quelques kilos d'un bébé qui ressemblerait bien au rescapé d'une noyade.

 

 

 

Trois ne suit pas deux mais ce qu'il y a entre un et deux. Ne pas voir le trois, c'est alors refouler l'antagonisme, c'est abolir la contradiction, c'est bloquer la pensée dialectique. Le maître d'école CRS aura été dans cette affaire Aristote, avec son principe de non contradiction, posant en effet qu'une chose est identique à elle-même en ne pouvant dès lors être chose qu'elle-même. Ce principe avait déjà été battue en brèche par Héraclite. Il le sera à nouveau par Alfred Korzybski dans la construction de sa « sémantique générale » qui a notamment influencé un auteur de science-fiction, A. E. van Vogt, que Godard citera à plusieurs reprises, jusque dans son Livre d'image (2018).

 

 

 

Ne pas voir le trois qu'il y a entre l'un et le deux, c'est faire comme avec le tiers-monde, le tiers exclu qui constitue le hors-champ de tout contrechamp authentique. On comprend alors que l'écrivain échouait à sortir de lui-même pour aller voir un peu dans le désir de l'autre, celui de Godard. Et accoucher ainsi de la troisième image qui aurait pu naître entre eux. Les histoires sortent comme ça, donc, comme on les évacue et les chie, tous ces récits qui sont des histoires d'hommes qui, en les racontant, se débarrassent du tiers, qu'il s'agisse des femmes, des animaux et des enfants.

 

 

 

Trois est l'entre, l'X entre l'autre et l'un. L'équation godardienne se reformulera autrement : x+3=1.

 

 

 

 

 

épisode 4b (« Nanas »)

 

 

 

 

 

Les femmes parlent, des jeunes, de plus jeunes et des moins jeunes. Rien de naturel, cela ne va pas de soi. Les femmes parlent et les hommes ne les entendent pas. Le silence des femmes parle pour elles, qui ne sont pas entendues par ceux qui leur demandent souvent de se taire. Et ceux qui les filment ne font souvent qu'à les coincer dans la petite case de leurs idées. Quand une femme parle, c'est tout un monde qui apparaît, de violence et de désir, de douleurs et de secrets. « La femme est le prolétaire de l'homme » (Flora Tristan), elle est son subalterne. Comme le son l'est pour l'image, comme le contrechamp l'est pour le champ et comme le hors-champ l'est par rapport à eux.

 

 

 

Cathy, Claire, Monique, Nicole et Jeanne : cinq femme comme les cinq continents, comme les cinq doigts de la main. Et la sixième femme est Anne-Marie Miéville elle-même, hors-champ et voix off, qui rappellera à la fin de cet épisode qu'il est tellement plus facile pour un homme, ainsi Godard, de payer une femme pour qu'elle parle que pour une femme de parler en acceptant d'être payée.

 

 

 

Le prix de la parole des femmes a pour vérité, que ne montre pas la télé, que leur silence est d'or. « Des siècles de silence contre une heure de télévision » dit Miéville et c'est trop ou bien trop peu.

 

 

 

Les femmes parlent et la télévision bégaie

 

 

 

Il y a, d'abord, la femme qui raconte comment elle s'est retrouvée à l'âge de 16 ans à élever, seule, son enfant, fichue à la porte de chez elle jusqu'à rencontrer par hasard des hommes qui ont payé sa compagnie en lui offrant des revenus supérieurs à la modique somme que l'assistance sociale lui allouait. La prostitution, ce fait social total qui est un paradigme tabou de la modernité, s'invite ainsi dans la vie trouée des filles-mères vouées à la précarité. La première des narratrices ressemble alors comme une sœur autant à la Nana de Vivre sa vie (1962) qu'à la Juliette Jeanson de Deux ou trois choses que je sais d'elle (1967). Dans ce film-là, Godard disait qu'en soulevant les jupes de la ville, on en découvrait le sexe. Désormais, c'est en écoutant une femme qu'une ville ouvre son ventre.

 

 

 

Ce qui alors s'y joue est un mauvais commerce, la précarité féminine contre sa tarification masculine. Les mauvais comptes font ainsi le lit des rapports sociaux de sexe et ses draps ne sont pas très propres. Marie Cardinal critiquera à ce sujet Deux ou trois choses que je sais d'elle dans une enquête publiée en 1979. Intitulée Cet été-là, elle y contestait l'idée que la prostitution occasionnelle reposerait sur l'alignement des standards du consumérisme des années 60. Si les femmes se prostituent à l'occasion, c'est moins pour s'acheter des robes que pour réussir à faire manger leurs enfants. L'autocritique avait pourtant déjà été donnée trois ans avant, à l'occasion de cet épisode-là.

 

 

 

Il y a ensuite une petite fille qui résiste à jouer le jeu des questions que Godard lui pose sur sa connaissance des pays étrangers. Il y a encore une jeune femme filmée dans un parc qui, elle, se plaint de ne pas pouvoir embrasser des inconnus dans la rue. Une autre figure de la prostitution, plus régulière celle-là, apparaît ensuite, filmée à contre-jour dans un escalier donnant sur la rue, à l'instar de Mireille Darc dans Week-end (1967). Comme cette dernière, elle ne lésine pas sur la description, rieuse et croustillante, des habitudes sexuelles parfois extrêmes de ses clients. On imagine alors que les commanditaires de la série ont dû crisser des dents aussi fort que le marqueur du dessinateur dans l'épisode précédent. La mauvaise hygiène accable les mauvais clients quand les bons, ainsi les amateurs de sadomasochisme, s'acquittent proprement du paiement des prestations.

 

 

 

La valence du motif prostitutionnel insiste chez Godard et son apothéose est dans Sauve qui peut (la vie) (1979). Régulière ou occasionnelle, elle met au jour les draps souillés d'une société marchande qui croit encore laver son linge sale avec la lessive de la vieille morale pudibonde et catholique.

 

 

 

Sales draps et don divin

 

 

 

La table de montage est aussi un lit et la société y met les femmes dans de sales draps. Si la télévision est une machine à laver, c'est pour y passer les culottes de la prostitution mais le contraire est arrivé puisque l'eau du lavage y est rappelé aux vérités dont toute une société est encrassée.

 

 

 

Enfin, la dernière femme, c'est la plus âgée. Elle a été femme de ménage (comme la première grande figure féminine, apparue dans l'épisode inaugural de la série), touche une maigre pension de retraite, a des soucis de santé. Elle se plaint aussi de ne pas voir ses arrière-petits-enfants, et aime fumer sa petite clope afin d'oublier ses soucis. Elle n'a pourtant pas perdu de sa bonne humeur. Elle aussi rayonne, certes autrement que Marcel, mais quand même. Godard l'invite alors à envisager d'être payée pour diffuser aux autres le bien qui l'anime mais elle refuse. Il y a des choses qui sont sans commerce ou bien alors dont le commerce échappe à la circulation de l'équivalent monétaire.

 

 

 

Dans les sociétés sud-amérindiennes, ainsi que le raconte l'anthropologue brésilien Eduardo Viveiros De Castro, il n'existe de don et de gratuité que chez les dieux et les esprits. Déjà la générosité de Marcel, désormais la bonne humeur de cette dame âgée sont aussi des dons divins.

 

 

 

 

 

épisode 5a (« Nous trois »)

 

 

 

 

 

Trois est l'entre, ce qu'il y a entre un et deux. C'est la conclusion de l'épisode précédent qui donne la direction et l'orientation du suivant. Être deux, ensemble comme à distance, invite à ne pas omettre ce qui est au milieu d'eux, tout un milieu en effet, affects, images, pensées. L'entre, c'est l'autre personne qui n'est ni la première ni la deuxième, mais la troisième, un peu des deux et encore autre chose. Le tiers imaginairement exclu qui est réellement inclus dans leur rapport, l'intermédiaire symbolique qui est la figure d'une relation différentielle que leur manque respectif constitue.

 

 

 

Michel Serres l'a montré : le trois est le bruit parasite de l'information, l'indice d'une triangulation quand dominent les dualités, le bruit de fond illimité de l'être avec ses souffrances et ses secrets.

 

 

 

Nous deux est le titre d'un magazine spécialisé dans le roman-photo ; Nous trois, celui du neuvième épisode de Six fois deux. Passer du deux au trois non seulement refonde de manière matérialiste la sainte trinité ou l'Aufhebung hégélienne, mais ouvre aussi la fenêtre de l'un qui se veut l'unique et du deux qui balance entre le dual et le duplice. Parce qu'il y a de l'autre, il y a de l'entre et il peut confiner à l'antre quand s'y logent les expériences difficilement communicables des arrestations arbitraires et de la violence des interrogatoires. Dans cet antre-là, l'entre et l'autre y sont abolis.

 

 

 

Page quadrillée, grille de programme, fenêtre grillagée

 

 

 

Un homme, une femme. En fond, le noir du studio. Aucun son. L'écran est le milieu de ce qui les partage et les départage. Au départ, des coupures et des superpositions qui répondent à des divisions. Ensuite, des incrustations et des surimpressions qui témoignent des mélanges, de la couleur et du noir et blanc, en dépit de la séparation et la distance. Une lettre s'écrit à même l'écran, avec ses mots simples et tracés au feutre électronique. C'est la page quadrillée d'un cahier d'écolier, c'est aussi la fenêtre grillagée d'un prisonnier. Une grille de programme qui rappelle ses spectateurs à leur captivité. Le diagramme de l'amour que flèchent ses abscisses et ses ordonnées, ce qui monte et ce qui descend, ce qui passe et ne passe pas, ce qui se rapproche et ce qui demeure séparé.

 

 

 

Un homme écrit à sa compagne une lettre peut-être imaginaire, celle qu'il ne peut lui envoyer, qu'il ne lui enverra peut-être jamais. Il lui raconte alors qu'il est enfermé et en tire de la poésie : « à l'ombre avec comme seule lumière celle du souvenir de ton visage ». Un nom, celui de Carlos, livrerait l'indice que l'interrogatoire policier qu'il subit dans la geôle d'un appartement vide a pour but recherché le démantèlement d'organisations d'extrême-gauche passées à la lutte armée. C'est de torture dont il est question ici, et de comment l'on tient face aux coups infligés. Les interrogateurs essaient de le faire parler ; lui voudrait lire sur les lèvres de la bien-aimée de quoi résister.

 

 

 

Entre les mots et les lignes, on songe irrésistiblement à Par-delà le crime et le châtiment (1966) de Jean Améry, sous-titré Essai pour surmonter l'insurmontable. L'empiétement souverain et sadique du corps du bourreau sur celui de sa victime est l'anéantissement même de la relation qui, pour exister, exige un milieu fait d'écart, de distance et de séparation. L'empiétement des écrans divisés l'indiquerait formellement, tout en témoignant pour d'autres débordements, ceux de l'amour qui fait tenir le supplicié dans le soutien réitéré des images de l'aimée, ses cheveux, son visage, ses yeux.

 

 

 

La destination des lettres, celle des cassettes

 

 

 

Le torturé perd la notion du temps, l'image de l'aimée commence à se modifier. Il voudrait face à ses bourreaux faire bonne figure en les incitant à laisser tomber. La passé composé qui travaille son récit se compose de tout ce qui, en lui, se décompose et se recompose. La torture travaille le cinéma de Godard, on l'a vu dès Le Petit soldat (1960) et Pierrot le fou (1965), impressionné qu'il a été par la séquence de torture dans Rome ville ouverte (1945) de Roberto Rossellini. Godard est torturé en idée par la torture qui est l'extrémisation de la dialectique poussée jusqu'à sa trahison négative. La négation de la négation y débouche en effet sur la mortification des vivants jusqu'à la mort. N'y est en effet permise aucune affirmation nouvelle qui permettrait de prendre le taureau par les cornes de l'antagonisme, que l'idéologie refoule, pour ensuite déplier le vide accueillant de nouvelles relations.

 

 

 

Godard est torturé aussi par la question du passage critique de l'extrême-gauche dans la lutte armée qui, à l'époque de la série, fait pour partie (l'extrême-droite y participait aussi) le paysage politique du terrorisme européen d'alors. On se souvient de la grande discussion prophétique dans le train à la fin de La Chinoise (1967). Le temps n'est pas encore venu à sa facile prise de distance parodique avec Prénom Carmen (1983), largement préfigurée par La Troisième génération (1979) de Rainer Werner Fassbinder. Là, Godard souffre que d'autres souffrent pour leurs idées qui, dans leur réalisation, impliquent aussi la violence du négatif. L'amour, seul, en fournirait alors le remède.

 

 

 

Un autre film réalisé plus tard, Changer d'image (1982), y reviendra. On y voit en effet Godard, de retour d'une expérience malheureuse de télévision nationale au Mozambique, se faire comiquement torturé par son technicien, démontrant par là qu'il aura moins été un sadique torturant son entourage qu'un authentique masochiste. Le titre secondaire de ce film est Lettre à la bien-aimée. L'épisode, lui, invite à la lecture d'une lettre imaginaire comme on a vu dans l'épisode précédent une fillette lire son livre d'images. Et il se clôt par un long plan fixe où des gens arrivent en voiture déposer leur courrier dans une boîte aux lettres. L'effet de contamination est terrible. Ce sont d'autres prisonniers politiques et Godard ne l'est pas moins avec les cassettes vidéo qu'il dépose à la télévision.

 

 

 

 

 

épisode 5b (« René(e)s »)

 

 

 

 

 

Après l'agriculteur Louison et le réalisateur amateur Marcel, voici le scientifique René, filmé dans son bureau, avec dans le dos l'immense tableau qu'il recouvre à la craie de signes nébuleux. Lui aussi est un paysan (le champ qu'il cultive tient de la topologie différentielle), il est aussi un ouvrier horloger qui fait des films en Super 8 (le tableau est une table de montage verticale). René, c'est René Thom, mathématicien et épistémologue, natif de Montbéliard et grand lecteur d'Aristote, le théoricien des catastrophes qui pourraient bien valoir de paradigme pour l'ensemble de la série.

 

 

 

Godard reconnaît un enfant en l'homme René Thom. Celui-ci parle bien, après tout, de formule magique et ce qu'il trace à la craie sur son tableau noir peut de loin ressembler aux dessins d'enfants qui jouent sur l'herbe, autrement aux cases dessinées par le crayonneur au marqueur de l'épisode 4a. Et, finalement, aux diagrammes tracés au feutre électronique par Godard, qui tient à la fois de l'enfant et du scientifique, leur ange intermédiaire qui cultiverait tout le milieu qu'il y a entre eux.

 

 

 

Godard est fasciné par René Thom autant qu'il se montre joueur, contradictoire et facétieux. Il pousse ainsi le scientifique dans ses retranchements discursifs quand il repère le fleurissement poétique d'autres métaphores entre les dénominations adoptées par le scientifique, pli, fronce, queue d'aronde, papillon, et dont on sait par ailleurs qu'elles ont inspiré certains des derniers tableaux de Salvador Dali. Il invente même en passant l'écriture inclusive quand il note : « René-e-s ». Car il est question, avec la catastrophe, encore et toujours de naissance, ce paradigme de tout événement.

 

 

 

La capture et l'émission (deux plis qui viennent mourir l'un sur l'autre)

 

 

 

Les semis sont abondants, la moisson est généreuse, on pourrait même parler de rhizome à la manière de Gilles Deleuze. Déjà, une fillette croisée dans un épisode précédent ouvre à sa manière le bal quand elle s'amuse des glissements sémantiques entre le ragoût et le rat d'égout. René confirme de son côté le witz quand il pose que tout son travail consiste à faire lever entre les choses des liaisons insoupçonnées. Quand il parle de « deux plis qui viennent mourir l'un sur l'autre », il montre encore que lui aussi est dans de beaux draps, autrement souillées (par la craie) que les draps du lit de la prostituée dans l'épisode des nanas. Les équations y sont des descentes de toboggan.

 

 

 

Vient un grand moment didactique, celui de l'explication entre la capture et l'émission. L'illustration adoptée pour comprendre ce modèle morphogénétique est celui du chat qui mange la souris. Godard fait alors surgir toute une série d'images associées, le viol sous une image pornographique et la photo d'un Vietnamien torturé, la situation au Chili, les Juifs parqués dans les camps nazis et les Palestiniens colonisés par Israël. On retrouvera là une variation de la séquence la plus discutée de tout son cinéma, celle du rapport entre Golda Meir et Hitler dans Ici et ailleurs (1974). Qui, doit-on encore une fois le rappeler, ne trace en rien un trait de stricte égalité entre eux, mais propose davantage de montrer la commune trahison, dans la figure de la représentation politique et de l'État, des aspirations populaires quand, avec l'État, il s'agit toujours de faire à son voisin la guerre.

 

 

 

Dans le modèle morphogénétique de la capture, deux actants (ou acteurs comme Godard propose de le dire) sont nécessaires qui, à la fin, n'en font plus qu'un seul. Avec celui de l'émission, c'est le contraire, un actant se divise en deux. René évoque alors le Livre du Yi-King en montrant la proximité philosophique de la catastrophe avec la mutation, la transformation ou le changement chers à la pensée confucéenne ; Godard lui répond avec Mao et Brecht en parlant de retournement.

 

 

 

Un gai savoir

 

 

 

La notion de catastrophe n'est ni positive, ni négative en soi, mais seulement affirmative et descriptive des bifurcations et des discontinuités existantes, quelles qu'en soient les résultantes. Il y a des catastrophes ruineuses ou désastreuses, d'autres sont bénéfiques et merveilleuses. Un battement de cœur avec son système en systoles et diastoles est une catastrophe ; une naissance l'est à l'évidence, non moins une guerre ou une crise jalousie. Jusqu'au cigare même que fume Godard et dont les émanations bleutées envahissent le plan. René en profite alors pour rappeler la vérité héraclitéenne qu'au départ, il y a conflit, qui est à l'origine de toute morphogenèse. Héraclite était déjà là avec des enfants qui jouent aux dés et on les retrouvera dans Les Trois Désastres (2013).

 

 

 

Godard est peut-être d'accord avec René quand ce dernier se demande si le langage n'est pas un élément suffisamment distinctif pour spécifier la différence de l'espèce humaine avec les autres espèce vivantes. Il marque toutefois son désaccord (« faux » barre alors l'écran) quand la préférence du scientifique va à la capture (avec l'exemple de deux gouttes d'eau qui n'en font qu'une). Godard est plus maoïste, c'est-à-dire plus hégélien : pour lui, un se divise en deux. Ils s'accordent cependant sur l'idée générique d'une dégradation des énergies potentielles et que qualifie la notion d'entropie. La TV est un dispositif qui participe à la dégradation des énergies potentielles de ses spectateurs.

 

 

 

Six fois deux trouve ainsi dans l'épisode dédié à René Thom de quoi rehausser le disparate de tous les matériaux accumulés. Un autre gai savoir après son film éponyme de 1968, coproduit et censuré par l'ORTF, première tentative télévisuelle de démontage dialectique de l'en-pire de l'information.

 

 

 

La première strophe d'un poème d'amour (transfert, baiser)

 

 

 

On joue avec les mots, ceux d'émission et d'information. D'un côté, l'émission relie le sperme à la télévision ; de l'autre, l'information peut être également judiciaire. C'est un mot fourre-tout auquel René lui préfère celui de forme. La pire d'entre elles, et là René et Godard en conviennent, est la publicité puisqu'elle est un genre d'information qui intéresse davantage celui qui l'émet que celui qui la reçoit. L'émission est faussement réciproque, et authentiquement unilatérale. En allant un cran plus loin, on admettra alors que l'information publicitaire subordonne l'émission à la capture.

 

 

 

Une autre figure évaluée est celle du transfert quand l'actant ou l'acteur est un intermédiaire pour deux autres actants. Godard en trouve l'exemple, celui du baiser. L'entre-deux y fait tout son lit. Dans ses draps, on y entend chanter Marilyn Monroe. On y voit également des photos personnelles d'Anne-Marie Miéville et de sa fille qui, toute nue, fait gaiement des entrechats. S'y trouvera plus tard aussi Rilke qui a inspiré un film tardif de Godard dans la pensée de René : Une catastrophe (2008). Et l'on y lira ceci : « La catastrophe est le première strophe d'un poème d'amour ».

 

 

 

 

 

épisode 6a (« Avant et après »)

 

 

 

 

 

Le temps est venu de conclure. S'il faut conclure, quel est donc cet « il » qui en commande l'impératif catégorique ? Trois de mois de pratiques télévisuelles alternatives dans le courant continu de la télévision invitent désormais à la récapitulation que toujours voisine la capitulation devant des forces plus grandes que soi, et dont la petitesse écrase comme le petit enfant l'est par les grands.

 

 

 

Casque sur la tête, l'auteur de la lettre imaginaire à la bien-aimée de l'épisode 5a parle non pas à la place de la machine bicéphale Godard-Miéville, mais pour eux, non pas qu'il les représente mais il en est la troisième personne, l'amical relais. Un peu de fiction qui est de distance et de séparation quand la commande de la télévision a obligé à aller très vite, trois mois à peine entre la réalisation des douze épisodes et leur diffusion estivale en 1976. Et s'immerger dans le travail a pu conduire aussi à boire plus d'une fois la tasse. L'homme dont la parole fait retour sur les matériaux accumulés durant les épisodes précédents a la voix bégayante de l'un et tutoie la clarté déclaratoire de l'autre. Il détaille la méthode et fait le bilan comme s'il en était aussi le dépôt. Il rappelle qu'il s'agissait d'abord et avant tout de ralentir pour décomposer, et voir ainsi de quoi les gens sont composés.

 

 

 

À la « rude école de la télévision », rendre ses compositions n'a tenu alors qu'à faire ses devoirs.

 

 

 

Jours ouvrables en matins et en soirs

 

 

 

Six fois deux est présenté comme six jours ouvrables et ceux-ci se divisent en deux parties, le matin et le soir comme il y a des petits et des grands, comme il y a des hommes et des femmes. Comme il faut aller vite et lentement et comme il y a de l'après et de l'avant. Dans les films du dimanche, deux fois six durant la période estivale, les premiers tablaient pour l'horizontal quand les seconds se faisaient, eux, à la verticale. D'un côté, on avait les noms, notamment « Leçons de choses, « Pas d'histoire » et « Photos et Cie », etc. ; de l'autre, les prénoms (Louison, Jean-Luc, Marcel, René, les nanas Cathy, Claire, Monique, Nicole et Jeanne, en attendant le dernier épisode avec Jacqueline et Ludovic).

 

 

 

La petite usine Godard-Miéville a eu ses assistants, notamment William Lubtchansky et Dominique Chapuis à l'image, Guy Teissèdre et Philippe Rony pour l'appui technique. Et ses outils, l'écran divisé et le feutre électronique, les superpositions et les surimpressions, les entretiens-portraits et les micro-fictions, les images et les sons de la presse papier et de la télé. Et puis des gestes pour en analyser les fonctions. On découvre des rushs inédits. On pose que l'idée générale aura consisté à se placer à un certain endroit de cette escroquerie qu'est la télévision pour mieux la voir fonctionner et y ouvrir de frêles espaces de liberté sous l'horizon-barrière de la communication. On y apprend aussi que si Louison est le nom du paysan, et non son prénom, il y a à l'évidence moins de facétie que d'escroquerie à lire un prénom, celui de Jean-Luc, en n'y voyant qu'un nom, celui de Godard.

 

 

 

Le discours de la méthode s'ouvre à la critique autant qu'il fait son autocritique. Certains parlaient trop fort, a-ton dit, mais c'est qu'il y a de la faiblesse à se faire entendre quand, en général, on ne l'est jamais. Il y avait un peu de sexe aussi et, peut-être, pas suffisamment de sport, pour montrer ailleurs qu'aimer le travail ne va pas sans travailler l'amour. Ce qui ne se voit pas à cause des légendes dont la presse est saturée et ce qui s'étouffe encore dans la voix-écran du speaker. Quand elles sont masculines, les histoires ont pour contrepoint dialectique le silence insistant des femmes.

 

 

 

Une affaire de famille

 

 

 

Entre l'émetteur et le récepteur, l'entre revient au poste et il peut être de police. Le dépôt de plainte peut conduire à celui de la préfecture de police et les gens n'y sont entendus qu'au titre de plaignants, de témoins et de suspects, et pas à celui de gens qui pensent et souffrent en silence.

 

 

 

Comment, alors, passer de x à y en faisant advenir l'enfant, et avec, lui, tout un monde neuf de possibilités ? On le rappelle avec René Thom, le mathématicien qui a établi une théorie des catastrophes : toute morphogenèse est à l'origine issue d'un conflit, le polemos plébiscité par Héraclite comme à l'origine du cosmos et de la physis. La naissance est à ce titre une catastrophe, le conflit de l'œuf fécondé qui se sépare de l'utérus de sa mère. Pour un cinéaste, renaître au cinéma via le canal de la télévision, c'est lui reconnaître un air de famille en la qualifiant aussi d'affaire de famille, avec papa qui est l'avant, le jour et l'usine et maman qui est l'après, la maison et la nuit.

 

 

 

Pour l'enfant, la télé est une usine entre les usines papa-maman, de l'et qui est de l'entre en faisant rire Marx et Nietzsche, avec ses entrées et ses sorties, ses circuits et ses courts-circuits. Ni toi ni moi mais l'autre, la troisième personne qui, celle-là, est à sa place en remettant tous les autres à leur place. Et cette remise est une déprise de soi. C'est pareil pour Israël et Palestine. Le premier ne veut plus se déplacer en s'échinant à garder à sa place le second, avec tous ses déplacés et ses réfugiés. Comme l'enfant est exilé dans son tout petit corps, assiégé par la terrible petitesse des grands. Comme les spectateurs sont d'autres exilés, tenus en laisse par les maîtres des chaînes de télévision.

 

 

 

Passeport et périphérie

 

 

 

Cela va finir dans l'horreur, dit-on, et notre actualité en vérifie la sombre prophétie. C'est qu'il y a du centre en quoi se concentrent tous les moyens de pouvoir et de communication. Et, s'il y a du centre, il y a de l'entre et de la marge, de la périphérie, là où les gens pensent (beaucoup) et vivent (si mal).

 

 

 

La télévision, c'est idem. Un passeport y est nécessaire à faire que le courrier des vidéos puisse être reçu à temps de ses destinataires, secam en France et pal à l'étranger (pour reprendre les deux modèles de codage des couleurs alors en vigueur dans la vidéo analogique). Et ces passeports représentent autant des coups de marteau que des fourches caudines, à la fois barrières et niveaux.

 

 

 

Pourtant, de petites choses ont réussi à passer et se faufiler entre les mailles serrées des filets de la communication et des grilles de programmes de la télé. Ainsi, cette dernière idée : « Dans un monde parfait, les choses n'auraient pas besoin d'avoir de noms pour être vécues, entre le passé qui ne va pas et l'avenir qui voudrait aller ». De l'avenir, il en reste toutefois encore un peu, une ultime émission pour la route avec un dernier portrait redoublé, en compagnie de Jacqueline et Ludovic.

 

 

 

 

 

épisode 6b (« Jacqueline et Ludovic »)

 

 

 

 

 

Faire de la télé du point des gens, du point critique où ils pensent et pansent leurs plaies comme ils le peuvent. Même quand ils et elles se taisent ou profèrent des bêtises. Même quand elles et ils disent ne penser à rien, traversé-e-s de bruits et soulevé-e-s d'élans, vrillé-e-s de délires qui disent leurs désirs, avec des affects qui font le lit des idées et des images qui en sont le drap de vision.

 

 

 

C'est le dernier épisode de la série, dédié au double portrait de Jacqueline et Ludovic. L'image est en noir et blanc, quelquefois on entend par bouffées le bruit des enfants dehors en train de jouer. Et il y a un petit pan de noir, à droite, qui marque le vide dans la communication, celui qu'il est impossible de combler, et qui, progressivement, se réduit même s'il reste encore prononcé de son côté à lui.

 

 

 

Godard et Miéville jouent aussi, à l'écoute de leur enfance dont le bruit de fond a pour double caisse de résonance un homme et une femme. Des vies ordinaires en somme, des gens aimables. Des singularités quelconques dont l'être est tel que de toute manière il nous importe en tant que tel.

 

 

 

Parole et mystère, colombe et hérisson

 

 

 

Jacqueline est rieuse et volubile ; Ludovic, taiseux et renfrogné. Pour employer le vocabulaire du mathématicien René Thom, elle est le papillon ou la queue d'aronde quand lui en est la fronce. Elle porte un bandeau sur la tête comme une auréole et voudrait avoir un enfant comme Marie en eût un. Elle a essayé deux fois d'aller à Rome, en 1966 et 1971, pour se marier avec le Christ. Lui a la parole rude et rare. Il est passé plusieurs fois par l'hôpital, Godard aussi qui raconte y avoir passé quatre années (il ne précise pas que c'est à la suite de son accident de moto survenu en 1971).

 

 

 

Jacqueline est une colombe, Ludovic un hérisson. Elle est la parole, lui est son mystère. Entre les deux, comme les deux pôles d'un champ magnétique, des images commencent à naître et leur naissance sera chez Godard acheminée à leur terme avec deux figures prochaines, l'oncle Jean de Prénom Carmen (1983) et la Vierge Marie dans Je vous salue, Marie (1984). Ludovic, celui qui garde le silence, est, d'un portrait l'autre, l'ange qui protège à distance le mystère de Jacqueline.

 

 

 

Ensemble, la mystique et le mutique font signe vers le hors-champ mythique des vies ordinaires. Et si Jacqueline et Ludovic sont des idiots au sens de Dostoïevski, c'est qu'ils sont des anges qui ont perdu toute fonction dans la modernité, sinon d'avoir la grâce d'en suspendre sans forcer la logique.

 

 

 

L'ordinaire, infra et extra (résistance à l'insignifiance)

 

 

 

Jacqueline est prolixe, ses rires sont immenses. Elle est la figure mariale et hétérodoxe d'un grand ravissement mystique, qui a pu également se frotter aux risques réels d'un kidnapping à l'occasion de mauvaises rencontres avec des hommes. Ludovic souffre quant à lui de la solitude. Il voudrait avoir des amis avec qui discuter un peu même s'il admet qu'il est si difficile de trouver quoi se dire. Il dit ne penser à rien et, entre deux chuintements, dit qu'il est remué par des pulsions suicidaires.

 

 

 

Elle est la faconde, il est laconique. Dans la perspective sémiologique de Roland Barthes, on dira qu'elle est l'obvie et lui, l'obtus. Mais ce serait encore trop facile. En vérité, l'un et l'autre sont les deux battants de ce « troisième sens » qu'est la signifiance, qui ne se réduit ni à de l'information ni à sa communication. Et Godard et Miéville témoignent d'une grande aimance à l'égard de leur commune signifiance, qui est une résistance, drolatique ou erratique, à l'insignifiance à laquelle le jeu social et biaisé des normes et des institutions auquel participe la télé voudrait les enfermer.

 

 

 

Si l'on voulait faire un jeu de mot godardien, on dirait alors que communiquer, c'est comprendre « comment on nous nique », toute son obscénité. La curiosité de Godard et Miéville est si grande pour leurs semblables, ces autres en égalité dans l'espèce humaine, qu'ils entraperçoivent ce qui matelasse le lit de l'ordinaire, les sous-conversations et les tropismes (Nathalie Sarraute) qu'il y a entre, sur et sous ses draps : extra-ordinaire (pour Jacqueline) et infra-ordinaire (pour Ludovic).

 

 

 

La curiosité est ainsi rappelée à la vérité de son origine étymologique, celle de la cure et du soin. On n'a pas fait, alors, de la télé pour rien si ce rien-là s'oppose rigoureusement à tous les néants.

 

 

3-10 août 2024