« L'innocent paradis, plein de plaisirs furtifs,
Est-il déjà plus loin que l'Inde et que la Chine ?
Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs,
Et l'animer encor d'une voix argentine,
L'innocent paradis plein de plaisirs furtifs ? »
(Charles Baudelaire, « Moesta et Errabunda » in Les Fleurs du mal, 1857)
« Le souvenir est le seul paradis dont nous ne puissions être expulsés »
(Jean Paul)
« L’homme mûr peut-il, sans en éprouver nulle honte,
retrouver la bienheureuse candeur, le bonheur perdu de son enfance ? »
(Gustav Mahler)
Le film le plus attendu du Festival de Cannes 2011 était aussi le film le plus attendu du Festival de Cannes 2010 : en effet, le cinquième long métrage de Terrence Malick, The Tree of Life, devait bénéficier déjà l'an dernier de sa présentation dans la compétition officielle du plus important festival de cinéma au monde. Sauf que le film n'était pas encore prêt, le cinéaste demeurant encore au travail du montage de ce qui était déjà considéré avant toute projection officielle comme son film-somme, son chef-d'œuvre, l'opus magnum qui allait définitivement asseoir sa réputation de digne successeur contemporain de Stanley Kubrick. Habitué à être rivé à la salle de montage afin de trouver, dans la nébuleuse des plans tournés, la bonne formule filmique et rythmique de son film (on se souvient déjà des deux années de montage de Days of Heaven en 1978) dont l'ambition cosmique devait enfin réussir à accomplir ce qui avait été seulement caressé du doigt à l'époque du mystérieux projet Q dont l'impossibilité a d’ailleurs entraîné le silence du cinéaste pendant vingt ans, Terrence Malick aura donc pris tout son temps, libre qu’il est de toute obligation mercantile, pour renouer avec le cinéma.
Ce fut en 1998 The Thin Red Line d'après le récit éponyme de James Jones écrit en 1962, un film réalisé vingt ans après Days of Heaven et l'abandon du projet Q (avec l'argent amassé lors de la pré-production d'un film avorté, le cinéaste fit, dit-on, le tour du monde en attendant de retrouver l'inspiration et le désir de faire à nouveau des films). Ce fut ensuite en 2005 la relecture géniale du mythe de Pocahontas avec The New World, son film le plus accompli, aussi bouleversant que la chanson du folk-singer Neil Young justement intitulée Pocahontas. Et, six ans après, Terrence Malick peut enfin livrer l'ultime version de son film à ce jour le plus ambitieux. Même si le déconcertant The Tree of Life n'a pas reçu un accueil totalement positif lors de sa présentation cannoise, il était presque couru d'avance que le film obtiendrait la Palme d'or remise par Robert de Niro, le président du jury qui devait rendre cet honneur au dernier Mohican issu comme lui de la génération dite du « Nouvel Hollywood » (Peter Biskind).
Bien sûr, Terrence Malick ne vint pas. Ni pour la projection de presse, ni pour la remise de la Palme. Représenté par ses acteurs la première fois (et seulement par Brad Pitt et Jessica Chastain, Sean Penn ayant décliné toute présence pour des raisons de divergence de vue avec Terrence Malick), par ses producteurs la seconde fois (et, dans la salle, le distributeur français du film jubilait d'un pareil triomphe qu'il n'aurait jamais obtenu pour ses propres œuvres autrement : Luc Besson avec EuropaCorp), le cinéaste qui, paraît-il, est quand même venu furtivement à Cannes en arrivant à éviter la presse, est cet artiste qui n'aura jusque-là donné seulement que trois interviews parce que, au-delà d'une timidité prétendument maladive, il préfère s'effacer derrière ses films.
Le paradoxe voulant que cet effacement de l'artiste au nom d'une œuvre indubitablement signée par son auteur (les films de Terrence Malick se reconnaissent au raccord près) contribue à nourrir une fascination mythique appelant d'autres exemples étasuniens que l'on dénichera davantage dans le champ littéraire, avec Jérôme David Salinger ou Thomas Pynchon aux Etats-Unis ou Maurice Blanchot en France (le grand exemple cinématographique étant à nouveau représenté par Stanley Kubrick qui aura pourtant donné bien davantage d'entretiens que l’auteur de Badlands en 1973). C'est noté, Terrence Malick n'existe pas : seuls ses films témoignent d'une conscience préférant déployer une perspective cosmique plutôt que de se renfermer dans des limitations humanistes qui font autant rater les rapports contradictoires qu'entretient le genre humain avec le milieu naturel environnant, qu'oublier l'être dont notre destin est d'en être le berger (pour parler ce langage heideggerien maîtrisé par celui qui naguère traduisit en anglais Martin Heidegger).
Si The Tree of Life concurrence directement 2001 : a Space Odyssey (1968) de Stanley Kubrick quand il propose une série cosmologique d'images sublimement hallucinantes de l'origine de notre univers et de la vie sur terre (Douglas Trumbull s'est d'ailleurs occupé des effets spéciaux dans les deux films), le film de Terrence Malick refuse la perspective allégorique kubrickienne du destin humain en tant qu'arrachement post-humain par bonds successifs à la nature. Le privilège malickien est ici accordé à une « non-indifférente nature » (pour parler comme Sergueï Eisenstein, mais dans une perspective matérialiste moins marxienne que schellingienne comme on le verra) avec laquelle recommencer éternellement le combat de la pulsion pronatrice et de la grâce suspensive des pressions conatives. Certes, le mysticisme d'une entreprise qui peut rappeler l'amphigourique The Fountain (2006) de Darren Aronofsky (dans lequel devait d'ailleurs initialement jouer Brad Pitt) frôle plus d'une fois l'extase New Age.
Certes, l'immense ambition cosmique du film réduit plus d'une fois dans les marges de son dispositif un récit si ténu qu'il peut se trouver comme écrasé par le poids de la vision, ainsi que des personnages avec lesquels il est du coup assez difficile de s'identifier. Certes la radicalisation du geste esthétique malickien produit des images d'une liberté quasiment inconnue dans le cinéma (étasunien ou non) contemporain (sauf peut-être dans Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures d'Apichatpong Weerasethakul, Palme d'or 2010), en même temps que cette liberté peut tour à tour friser la joliesse ou l'abscons, ou frôler la vanité ou l'autisme. Mais, plus d'une fois aussi (et c'est très heureusement souvent le cas), le film réussit sublimement à toucher aux régions lointaines de la mémoire où l’enfance vécue est ressouvenue sous les auspices rédemptrices d’un paradis perdu, et plus généralement accède à cette matière en fusion où convergent de manière indiscernable macrocosme et microcosme, et où le Big Bang et la mort d'un frère adoré ou le règne des dinosaures et celui d'un patriarche dans une famille du Texas durant les années 1950 peuvent entrer dans des résonances littéralement inouïes.
_ « Les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus », disait Marcel Proust dans la deuxième partie du Temps retrouvé, quinzième et dernier volume du roman À la recherche du temps perdu publié à titre posthume en 1927. Lors d'un épisode célèbre du cycle romanesque, le narrateur en route pour se rendre à l'hôtel des Guermantes bute sur des pavés inégaux et disjoints. Se remettant d'aplomb après ce choc qui a provoqué en lui un afflux intempestif de souvenirs hétérogènes, les arbres de Balbec, les clochers de Martinville, Venise et Combray, bien sûr le goût d'une madeleine trempée dans du thé, toutes ces sensations bienheureuses que les œuvres musicales de Vinteuil étaient censées de son point de vue synthétiser, le narrateur explique alors : « (…) que la moindre parole que nous avons dite à une époque de notre vie, le geste le plus insignifiant que nous avons fait était entouré, portait sur lui le reflet, des choses qui logiquement ne tenaient pas à lui, en ont été séparées par l'intelligence qui n'avait rien à faire d'elles pour les besoins du raisonnement, mais au milieu desquelles (…) le geste, l'acte le plus simple reste enfermé comme dans mille vases enclos dont chacun serait rempli de choses d'une couleur, d'une odeur, d'une température absolument différentes ; sans compter que ces vases disposés sur toute la hauteur de nos années pendant lesquelles nous n'avons cessé de changer, fût-ce seulement de rêve et de pensée, sont situés à des altitudes bien diverses, et nous donnent la sensation d'atmosphères singulièrement variées. Il est vrai que ces changements nous les avons accomplis insensiblement ; mais entre le souvenir qui nous revient brusquement et notre état actuel, de même qu'entre deux souvenirs d'années, de lieux, d'heures différentes, la distance est telle que cela suffirait, en dehors même d'une originalité spécifique à les rendre incomparables les uns aux autres » (éd. Librairie Générale Française, 1993, p. 225-226).
L'explication des rapports troublants que les souvenirs exercent les uns sur les autres malgré les classifications abstraites opérées par la logique et la raison devient alors pour le narrateur derrière lequel se cache Marcel Proust l'affirmation de la puissance de la mémoire comme salut de ce qui a été vécu, temps retrouvé sanctionnant positivement la quête, la recherche d'un temps perdu pour la logique rationnelle : « Oui, si le souvenir, grâce à l’oubli, n’a pu contracter aucun lien, jeter aucun chaînon entre lui et la minute présente, s’il est resté à sa place, à sa date, s’il a gardé ses distances, son isolement dans le creux d’une vallée ou à la pointe d’un sommet, il nous fait tout à coup respirer un air nouveau, précisément parce que c’est un air qu’on a respiré autrefois, cet air plus pur que les poètes ont vainement essayé de faire régner dans le Paradis et qui ne pourrait donner cette sensation profonde de renouvellement que s’il avait été respiré déjà, car les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus » (idem).
The Tree of Life, c'est d'abord une expérience proustienne selon laquelle le récit d'un homme (Jack O' Brien, interprété par Sean Penn à l'âge adulte, acteur par ailleurs déjà croisé dans The Thin Red Line) est comme volatilisé dans les brises vaporeuses d'une mémoire ondulatoire et fluctuante perpétuellement recommencée afin de sauver du temps perdu l'écume du souvenir des jours heureux. The Tree of Life, c'est aussi un récit initiatique dont le caractère rousseauiste digne de la première partie des Confessions (1765-1767) exprime le rapport entre la nostalgie pour le paradis de l'enfance considérée comme un âge d'or (Bossey en Haute-Savoie chez Jean-Jacques Rousseau, Smithville au Texas chez Terrence Malick qui probablement se souvient via les souvenirs de son personnage de sa propre enfance passée à la même époque à Waco au Texas) et la chute hors de ce paradis qui se concentre dans la montée des pulsions sexuelles et surtout la haine grandissante pour la figure tyrannique d'un maître dont l'apprentissage rend méchant (le greffier M. Masseron et le graveur M. Ducommun chez Rousseau, Mr. O' Brien chez Malick – autrement dit le père interprété par Brad Pitt).
Sauf que la temporalité diégétique propre à cette dynamique mémorielle ou confessionnelle se fond dans le film de Terrence Malick dans le sublime immémorial de l'origine du monde. Si l'écart entre la série des images appartenant à l'enfance paradisiaque de Jack dans le vert de la banlieue pavillonnaire texane, et un présent vécu comme un exil gris dans un complexe urbain dont les agencements d'acier, de béton et de verre accordent une faible part au « vert de la terre » (comme l'aurait dit le héros du poème tragique inachevé La Mort d’Empédocle de Friedrich Hölderlin), n'est autre que celui du temps vécu dont la durée se divise entre présent et passé, l'écart entre le récit fragmentaire et nébuleux d'une enfance remémorée en fonction de cette obscure brisure, de ce noyau incassable qu'est la mort du frère cadet, et celui de l'origine de notre cosmos il y a 13 milliards d'années jusqu'à l'extinction des dinosaures il y a 65 millions d'année, apparaît comme un abîme insurmontable pour le spectateur.
C'est que la radicalité romantique de The Tree of Life consiste à inscrire dans le mouvement non-linéaire de va-et-vient entre présent et passé accompli par la mémoire versatile, bondissante et volatile de Jack dont l'existence comme l'enfance sont résolument quelconques (et donc potentiellement universelles) la grande aventure non-verbale de l'origine de l’univers et de la vie sur Terre. C'est que le cinéaste a voulu dialectiquement conjoindre le vécu particulier d'une existence individuelle avec les flux impersonnels d'un élan vital dont la déflagration originelle (le fameux Big Bang) n'a de cesse d'être ressouvenue dans toutes les manifestations du vivant, sans exception ni hiérarchie.
Le paradis, ce n’est pas le terme utopique et bienheureux promu par un discours théologique, messianique et téléologique. Il s’agit bien ici du paradis en tant qu’il est le temps perdu puis ressouvenu, le temps alors retrouvé et rédimé par la mémoire. Le paradis, ce sont bien toutes ces images, semblables aux feuilles des branches de l'arbre édénique identifiant connaissance et vie (ou comme on le verra plus tard avec Schelling esprit et nature), dont la survenue assure au présent la rédemption d'une enfance passée moins révolue qu'éternellement revenante : « Chaque fois que nous avons affaire au passé et à son salut nous avons affaire à une image car seul l'eidos permet la connaissance et l'identification de ce qui a été. Autrement dit, le problème de la rédemption implique toujours une économie des images » (Giorgio Agamben, « L'image immémoriale » in La Puissance de la pensée. Essais et conférence, éd. Payot & Rivages, 2011 [2005 pour la première édition], p. 383). Mais le paradis, c'est aussi celui de l'intuitive compréhension supportée par nos sens d'un élan vital dont la puissance primordiale continue par effets d'hystérésis à battre dans les tempes chaudes du présent vécu.
_ Ce faisant, Terrence Malick radicalise l'un de ses grands principes formels, déjà en place à l'époque de son premier long métrage Badlands, à savoir celui de la « narration décentrée » qui, selon Michel Chion, désigne une forme narrative où « ce qui est raconté par la voix off ne recoupe pas exactement ce qu'on voit et manifeste une connaissance des faits différente et désaxée par rapport au récit » (in Un art sonore, le cinéma : histoire, esthétique, poétique, éd. Cahiers du cinéma-coll. « essais », 2003, p. 418). Une narration décentrée peuplée de « voix iconogènes » (ibidem, p. 424) afin de les libérer des contraintes logocentriques du in (c'est pourquoi les paroles sont rarement prononcées à l'intérieur du plan, face caméra), afin de désenchaîner aussi les images de toute obligation illustrative ou représentative, comme d'émanciper la fiction de toute astreinte chronologique et de tout humanisme classique, justement au nom d'une perspective cosmologique radicalement non-anthropocentrique pour laquelle la mémoire d'une existence individuelle rejoint toute l’immémoriale mémoire du monde et de la vie dont elle n'est que l'un des affluents ou confluents particuliers.
Des images à l'instar de ce poudroiement d'oiseaux balayant le ciel comme on le voyait déjà dans The New World (le poudroiement était de sauterelles dans Days of Heaven), et des paroles voletant comme ce papillon avec lequel joue dans son jardin le personnage de la mère (la préraphaélite Jessica Chastain, actrice ici totalement révélée), et qui s'élèvent dans les intervalles ménagés par le silence de Jack (c'est sa voix d'homme adulte que double celle qu'il avait quand il était enfant, et ce sont aussi la voix de son père et de sa mère qui s'entremêlent aux siennes) : un geste esthétique donc tout en vibratilité, en volatilité, en subtilité, que soutiennent des plans tournés avec une steadycam flottante et des voix chuchotées qu'il est souvent difficile de distinguer selon qu'elles seraient out (dites hors-cadre mais appartenant au vécu de la séquence) ou off (dites dans l’au-delà intemporel de la mémoire où survoler le vécu alors passé de la séquence), pour un film qui donc volatilise les habitudes hollywoodiennes en désirant subtiliser les vibrations de l'esprit humain à partir du magma matériel crépitant qui en soutient l'avènement.
Ce geste vibratile de subtilisation et de volatilisation, où arrivent à s'accorder les fabuleux déploiements de la matière inerte puis vivante et la nébuleuse d'images et de sons tournoyant dans le cerveau d'un homme déprimé, détermine également l'emploi plutôt génial de pas moins de 37 fragments musicaux témoignant de l'immense culture en ce domaine artistique du cinéaste, et dont le compositeur Alexandre Desplat avait la charge (après avoir vu seulement quelques extraits du film en cours de montage, et sur la seule base des indications de Terrence Malick, comme celle d'écrire une musique semblable aux cascades d'une chute d'eau notamment) d'en assurer la continuité, en cela succédant à Ennio Morricone pour Days of Heaven, Hans Zimmer pour The Thin Red Line, et James Horner pour The New World (cf. lire son entretien dans les Cahiers du cinéma, n°667, mai 2011, p. 24-31).
Pour notre part, on retiendra, en ouverture du film, un extrait du bouleversant Funeral Canticle du compositeur anglais John Tavener et de Mère Thekla (puis, plus tard, c'est un autre morceau des mêmes compositeurs intitulé Resurrection in Hades) dédié à la mémoire de son père défunt qui, évoquant l'éphémère de l'existence humaine, demande de se souvenir des choses éternelles. C'est aussi le « Lacrymosa » extrait du Requiem for my Friend du compositeur polonais Zbigniew Preisner (qui a longtemps travaillé avec le cinéaste polonais Krszysztof Kieslowski), dont la puissance tellurique de bouleversement peut s'articuler avec les images sublimes des origines du monde tout en prolongeant le motif de l'impossible deuil fraternel qu'annonçait déjà le Funeral Canticle.
La mort du frère, dont on sent qu’elle habite toutes les images provenant de la mémoire de Jack, et dont on devine qu'elle a été causée par son engagement dans la guerre étasunienne livrée contre le peuple vietnamien (parce que, mort à 19 ans et ayant vécu sa première dizaine d'année durant les années 1950, il avait l'âge pour être incorporé dans un conflit idéologiquement soutenu par une configuration sociale dont il était issu, et au sein de laquelle brillait la participation du père à la seconde guerre mondiale), trouve à se prolonger musicalement avec le premier mouvement (intitulé « Comme un bruit de la nature ») de la symphonie n°1 en ré majeur (dite « Titan ») créée en 1889 par Gustav Mahler alors influencé par la neuvième symphonie de Beethoven, et que l'on entend ici à deux reprises (lors de l'annonce du décès du deuxième fils de la famille, et lors de la noyade d'un garçon du quartier avec laquelle résonne la précédente disparition). Hanté par la mort de plusieurs membres de sa fratrie dont témoigne davantage que le premier mouvement de cette symphonie son troisième mouvement (qui est une version sous la forme de marche funèbre de la comptine « Frère Jacques »), le compositeur autrichien aimait demander si « l’homme mûr peut, sans en éprouver nulle honte, retrouver la bienheureuse candeur, le bonheur perdu de son enfance ? », phrase qui semble à elle seule résumer tout The Tree of Life.
Nous trouvons encore plusieurs citations de François Couperin (les Barricades mistérieuses en 1717), de Jean-Sébastien Bach (Le Clavier bien tempéré et la Toccata et Fugue en ré mineur), mais aussi de Johannes Brahms (l'Andante moderato de la symphonie n°4 créée en 1885) qui appartiennent à l'univers culturel et musical du père O' Brien, lui qui a longtemps caressé le rêve de devenir musicien (on le voit jouer du Bach sur l'orgue de l'église locale), et qui a transféré son rêve sur le fils qui mourra à la guerre (on le voit jouer de la guitare pendant que son père l'accompagne tendrement au piano).
Il faut également mentionner un nouvel extrait de l'unique ( ?) album du musicien expérimental Francisco Lupica conçu en 1976, intitulé Cosmic Beam, et dont d'autres extraits figuraient déjà dans la bande sonore des deux films précédents de Terrence Malick, The Thin Red Line et The New World, ceci afin de rendre musicalement palpable les effets de ces « ondes cosmiques » qui continuent matériellement d'affecter notre univers bien après la fin (qui ne cesse pas de durer en quelque sorte) du Big Bang. On aurait pu encore citer les noms connus de Hector Berlioz (Requiem opus 5 dite « Grande Messe des morts » et Harold en Italie), W. A. Mozart (sonate n°16 en do majeur), Robert Schumann (concerto pour piano en la mineur) et Henryk Gorecki (symphonie n°3), ou bien insister sur les noms moins connus de Klaus Wiese (musicien minimaliste allemand décédé en 2009, adepte de gongs tibétains, et champion d'ambient music et de space music) comme d'Arsenije Jovanovic (artiste sonore de nationalité serbe et de citoyenneté croate toujours en activité, mais aussi producteur pour la radio et la télévision), etc. On finira malgré tout ce panorama sur les notes joyeuses de La Moldau du musicien tchèque Bedrich Smetana, deuxième des six poèmes symphoniques composés entre 1874 et 1879 qui appartiennent au cycle Ma Vlast (Ma patrie en français).
Cette célèbre évocation de la rivière Vltava qui traverse Prague et irrigue la Bohême avant de rejoindre l'Elbe s'accorde parfaitement avec les séquences de joie familiale où l'eau, le soleil et les herbes baignent le bonheur d'une mère jouant avec ses trois enfants. Les montages musicaux que propose Terrence Malick dans son nouveau film s’agencent avec le flottement des plans tournés en steadycam pour exprimer les ondes d'une mémoire fluctuante et filmés avec des objectifs grand-angle Zeiss pour donner à ressentir la sphéricité cosmologique des perceptions, et s’accordent avec le volètement des voix comme arrachées des corps et de la mortalité qui les réduit en poussière, ainsi qu’un régime esthétique du faux-raccord généralisé qui, tels le flot des vagues ou le battement d'ailes d'un oiseau ou d’un papillon, tel encore le bruissement des feuilles d'arbres (trois métaphores assez godardiennes – par exemple Nouvelle Vague en 1990 dans lequel est d’ailleurs citée la phrase de Jean-Paul Richter en exergue de notre texte), formalise les bonds de la mémoire.
« Saute ! Saute ! » dit ainsi la mère au jeune enfant apprenant à parler en jouant avec une figurine en bois représentant un kangourou, comme pour exprimer les sautes de strates de souvenirs en strates de souvenirs afin de tramer un récit que le temps ne cesse pas de faire fuir (« Les « faux raccords » (dans l'axe, mouvement, etc.), récurrents, et parfois systématiques, sont moins déréglés qu'ils ne proposent un réajustement permanent d'un récit qui manque de filer à chaque instant », comme le fait à juste titre remarquer Jean-Michel Dufour). The Tree of Life est donc bien un grand film sur la mémoire, pour autant que résonne dans la mémoire singulière d'un individu particulier, sinon quelconque, l'immémoriale mémoire du battement primordial – les ondes de choc persistantes du Big Bang. Et cette mémoire consigne une image universelle du paradis (l'enfance comme jeu avec et dans la nature), pour autant que le paradis s'ignore comme tel quand il est vécu, et ne se comprend comme tel que lorsqu'il est perdu. Alors le paradis perdu est retrouvé. Parce que le paradis ne peut être trouvé qu’en étant perdu puis retrouvé. Et seule une conception vitaliste et antipsychologique, non-anthropocentrique et cosmologique, de la mémoire telle que l'a défendue et promue en son temps Henri Bergson permet de saisir de quelle façon la mémoire autorise cela.
_ Dans le Magazine Littéraire n°386 daté du 01/04/2000, Pierre Edmond Robert pose dans un article la question suivante qui lui sert de titre : « Proust, bergsonien malgré lui ? ». En effet, Henri Bergson âgé de 33 ans est devenu par son mariage avec Louis Neuberger en 1892 le cousin par alliance du futur auteur du Temps retrouvé alors seulement âgé de 21 ans. En effet, Marcel Proust assista en 1900 à la leçon inaugurale que le philosophe donna au Collège de France. En effet, l'écrivain a lu la plupart des ouvrages de Henri Bergson, et l'on sait qu'il annota l'un d'entre eux (et pas n’importe lequel) : Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit (1896). Pourtant, leurs relations ne furent pas des plus étroites : un repas de famille en 1892, les obsèques de Jeanne Proust en 1905, quelques échanges épistolaires vers 1904 autour de la Bible d'Amiens, pas davantage. Si l'intérêt pour la question de la mémoire leur était commun, la divergence de vue était également de mise, et elle empêche de dire de Marcel Proust qu'il était un romancier bergsonien (cf. Joyce N. Mégay, Bergson et Proust. Essai de mise au point de la question de l'influence de Bergson sur Proust, éd. Vrin-coll. « Librairie philosophique» , 1976).
Persiste quand même cette idée, partagée par le philosophe et l'écrivain sans qu'ils en aient ensemble débattu, que l'intelligence calculatrice et rationnelle est dans l'incapacité structurelle de saisir la complexité de la durée, comme d'exprimer l'intensité affective du temps vécu et de son ressouvenir. L'exil labyrinthique dans le béton des routes, le verre des buildings, et l'acier des mégastructures urbaines est ce réseau prolongeant dans l'artefact social la dureté corticale du cerveau et au sein duquel erre Jack parvenu à l'âge adulte en ayant apparemment prolongé sur le plan socioprofessionnel les activités paternelles d'ingénieur issu de l'armée.
Malgré l'insubordination et la révolte qui grondent toujours plus dans la mémoire de l'enfance revenante du protagoniste s'inscrivant dans la suite du héros de Badlands (dont il serait le contemporain, mais lui aurait réussi à inhiber la fureur de son Oedipe), Jack marche dans les pas de son père (il semblerait qu'il travaille pour la NASA) en s'inscrivant alors dans le règne scientifique du calcul (cette « mathesis universalis » critiquée en son temps par Edmund Husserl et bien avant lui par Aristote) dont les effets mentaux consistent en une profonde dépression psychique, avec au centre l'anesthésie de la mémoire. Errant comme une âme en peine, absent à lui-même et au monde (professionnel comme affectif) qui l'environne, au sens propre désorienté (parce qu’il a perdu l’orient, autrement dit perdu le soleil se levant quand son père est plus d’une fois montré, notamment lors de sa connaissance de la mort de son fils, dans la situation littéralement occidentale du soleil se couchant), et rongé par une culpabilité l’attachant au souvenir de son frère mort, ainsi qu'à la présence lointaine et vaguement épuisée de son père encore vivant avec lequel il parle au téléphone au début du film, Jack déambule difficilement dans les méandres d'une mémoire ankylosée qu'il cherche pourtant à réanimer (notamment en lui injectant – hypothèse scénarique – des images provenant de simulations représentant le Big Bang sur lequel il travaille peut-être).
On l’a vu, les ellipses criblent la diégèse proposée par The Tree of Life en la parsemant d'indices arrachant ainsi le film à toute explication psychologique afin de préférer le grand plongeon allégorique dans l'immémoriale mémoire du monde telle qu'elle bat dans les tempes de la mémoire d'un individu particulier (on se rappelle les rapports sexuels de Pocahontas et John Smith dans The New World jamais montrés, sinon exprimés par le biais d’une métaphore – « Tu coules en moi » – et d’un geste imagé – les deux mains de l’héroïne offrant symboliquement son ventre à son aimé sur le départ). Elles induisent aussi une narration en cinq grandes phases qui représentent autant de mouvements de (re)conquête d'une mémoire qui, malgré tous les oublis et les refoulements, demande à pouvoir s'épanouir.
D'abord, c'est la mort du frère qui s’exprime moins verbalement qu'elle se ressent dans le violent raccord reliant l'effondrement silencieux de la mère et le boucan infernal de l'aérodrome où se trouve le père. Puis, ce sont la naissance des fils, et le grand moment dédié à l'origine de notre univers : ces trois premières stations sont probablement l'équivalent en durée filmique du quatrième mouvement attaché à décrire l'enfance des trois frères balisée par la nature gracieuse de la mère et la posture autoritaire du père.
Avant qu'une ultime stase ne vienne rassembler toutes les images du film dans un final un peu trop symbolique afin de signifier l'apaisement d'un homme réconcilié avec tous les âges de sa (et de la) vie (Jack sort du désert, puis arrive au bord de l'océan dont la plage est habitée par toutes les personnes qu'il aura rencontrées dans sa vie, jusqu'à s'aventurer sur une mer salée dont la blancheur cristalline vient rédimer la blancheur bétonnée de son environnement urbain habituel). Le sourire final arraché au masque triste arboré jusque-là par l'acteur Sean Penn, la plantation d'un arbre lui rappelant celui que son père avait fait pousser dans le jardin du temps de l'enfance texane, et le plan d'un gigantesque pont digne de celui de San Francisco parachèvent le mouvement d'une reconquête joyeuse de soi par-delà soi-même, et dont la mémoire constitue le vert paradis retrouvé, incorruptible car inorganique.
Sorti des limites douloureuses d’un calcul ratant l’incommensurable de la mort du prochain grâce à la force de son intuition (ce « mouvement par lequel nous sortons de notre propre durée, par lequel nous nous servons de notre durée pour affirmer et reconnaître immédiatement l'existence d'autres durées, au-dessus ou au-dessous de nous » : Gilles Deleuze, Le Bergsonisme, éd. PUF-coll. « Quadrige », 1998 [1966 pour la première édition], p. 24-25), Jack peut effectivement sourire. Avec le temps retrouvé de la mémoire, c'est le sens profond de la durée que reconquiert Jack, et qui lui fait intuitivement comme joyeusement accéder « à cette ligne précise de l'homme où l'Elan vital prend conscience de soi » (ibid., p. 119). « L'intuition [comme] jouissance de la différence » (Gilles Deleuze, « La conception de la différence chez Bergson » in L'Île déserte. Textes et entretiens 1953-1974, éd. Minuit-coll. « Paradoxe », 2002, p.45).
_ « Quoi qu'il en soit, nous pouvons dire déjà qu'il n'y aura pas chez Bergson la moindre distinction de deux mondes, l'un sensible et l'autre intelligible, mais seulement deux mouvements ou plutôt même deux sens d'un seul et même mouvement (…) : ce n'est pas le présent qui est, et le passé qui n'est plus, mais (...) l'être est le passé, l'être était (…) Le passé ne se constitue pas après qu'il a été présent, il coexiste avec soi comme présent » (Gilles Deleuze, « Henri Bergson, 1859-1941 » in L'Île déserte, ibid., pp. 30-31 et 39). La jouissance de la différence consiste justement pour l'intuition à saisir du point de vue de Jack et dans la durée de la mémoire la coexistence des temps présent et passé (quand du point de vue du spectateur il s'agit de comprendre par-delà les ellipses et les fragments, les faux-raccords et les images qui manquent ou font défaut, la totalité cosmique qu’ils plient ou contractent).
L'image est évidente quand, vers la toute fin du film, Jack adulte est sur le point de rejoindre dans le désert Jack enfant dans un régime cinématographique de la coexistence des temps (et de leurs incarnations personnalisées) déjà rencontré chez d'autres cinéastes, par exemple Ingmar Bergman, Woody Allen, Arnaud Desplechin (ou encore Raul Ruiz). Mais dès le début du film, peut-on voir en amorce et de dos Jack dans l'ombre de son père à l'époque où il n'était encore qu'un jeune garçon. Le mouvement que déploie dans son maximum d'amplitude The Tree of Life est capable d'inclure la propre existence de la mère de Jack, dont on reconnaît son enfance au travers de ces quelques plans campagnards qui peuvent rappeler le paradis algonquin de Pocahontas dans The New World, autrement dit le temps d'avant la naissance de Jack. Mieux, ce mouvement est aussi capable d'intégrer dans son déploiement cet événement cosmique que fut le Big Bang dont l'immémoriale déflagration continue d'irriguer toute la mémoire du monde dont celle de Jack n'est que l'un des affluents ou confluents.
Le long des ondoiements de la mémoire que répercutent tant de plans consacrés ici aux formes liquides (chutes d'eau filmées en plongée et vagues océaniques se retournant en rouleaux et filmées par en-dessous, cascades sauvages et vaporisations issues d'un tuyau d'arrosage), il y a aussi des creux, des abîmes et des abysses, des intervalles impossibles à combler, de l’incommensurable mort d'un frère jamais nommé (seules les initiales R. L. le désignent lors du générique-fin), au verre d’eau éclaboussant une aquarelle peinte par ce dernier (mais c’est aussi le produit invisible d'une éjaculation dans la nuisette d'une voisine chez qui Jack enfant s'est introduit en douce et qui ne se laisse deviner qu'à partir du léger tremblement de ses lèvres).
Tant de gouffres que prolongent également ces plans de montagnes fracassées probablement tournés à Death Valley et dignes du peintre romantique Caspar David Friedrich. Le raccord est alors ici l'instrument privilégié de la manifestation de la mémoire : en tant que faux-raccord, il détermine le rythme saccadé et heurté, syncopé (le saut du kangourou pour solliciter une image du film déjà rencontrée), d'une fiction qui, parce qu'elle s'est émancipée du régime représentatif et de ses obligations en termes narratifs et chronologiques, épouse les humeurs intempestives de la mémoire ainsi saisie « sous ces deux formes, en tant qu'elle recouvre d'une nappe de souvenirs un fond de perception immédiate, et en tant aussi qu'elle contracte une multiplicité de moments » (Henri Bergson cité par Gilles Deleuze, Le Bergsonisme, ibid., p. 45).
Ce n'est donc pas la forme-succession qui détermine cette approche de la mémoire, comme elle ne détermina pas la forme narrative du récit, mais bien plutôt la forme-coexistence : « La mémoire comme coexistence virtuelle » (pour reprendre le titre du chapitre d'où est issue la citation précédente : idem), « coexistence avec soi de tous les niveaux, de toutes les tensions, de tous les degrés de contraction et de détente (…) dont chacun contient tout notre passé mais dans un état plus ou moins contracté » (ibid., pp. 56-57). C'est pourquoi la multiplicité des moments de l'enfance ressouvenue de Jack dans The Tree of Life se voit agencée en séries a priori distinctes (les jeux entre les trois frères incluant ou non la mère mais parfois aussi le père, les jeux de Jack et de sa bande de copains, les sorties en ville ou à l'église) qui trouvent de troublants points de convergence. Le décès par noyade d'un camarade est ainsi donné à être ressenti comme s'il s'agissait de la mort du frère aimé, quant à elle inimaginable (au sens d’irreprésentable). La visite taboue dans la maison de la voisine, jusque dans sa chambre où elle range sa lingerie intime, est nimbée de la moite ressemblance entre la mère et la voisine.
Dans tous les cas, c'est la jouissance du spectateur qui expérimente les joies de l'intuition lui permettant de voir ce qui reste refoulé et non-dit dans les plis de la conscience de Jack. Enfin, le sérialisme qui affecte la narration du film indexée sur les mouvements de la mémoire détermine une esthétique des faux-raccords qui donnent l'impression d'articuler des plans avec d'autres plans, des champs avec leurs contrechamps logiques, alors qu'il s'agit d'une fausse continuité systématiquement trahie par un changement de décors, de costumes, voire de personnages (on s'en rend assez bien compte lors de la visite en ville et la rencontre par les frères de corps cassés par la maladie, brisés par l'alcool, pliés par la violence sociale et la brutalité policière). Chaque raccord est un bond, un jump-cut qui, s'accordant avec la vitalité enfantine, s'articule in fine avec une mémoire sautillante pour laquelle tout coexiste, le présent n'étant seulement que « le degré le plus contracté du passé (Gilles Deleuze, « Bergson, 1849-1941, ibid., p. 40).
_ Si l'on a bien suivi le fil de la pensée bergsonienne selon Gilles Deleuze, on a alors compris que « le passé ne succède pas au présent qu'il a été, mais coexiste avec lui [car] ce qui coexiste avec chaque présent, c'est tout le passé, intégralement, à des niveaux divers de contraction et de détente » (Le Bergsonisme, ibid., p. 57). Dans les régions larges de la mémoire, le souvenir est démembré ou éparpillé l'époque où Jack bambin retient une seule fois des visages qui ne reviendront jamais ou encore n’est qu'un nourrisson découvrant angoissé l'étrange arrivée d'un autre que lui. Dans les régions plus étroites, le souvenir est resserré et confondu l'époque où Jack sort progressivement du temps de l'enfance en se révoltant contre son père et en sadisant son frère cadet qu'il identifie jalousement au patriarche (notamment par le biais de la pratique musicale partagée par eux deux). Le Moi de Jack, « as parmi d'autres dans la durée » (ibid., p. 73), qui n'a de cesse de dédoubler et démultiplier sa conscience, fait alors l'expérience de son inscription dans la multiplicité de l'être gros de durées plus intenses et tendues. « L'idée d'une coexistence virtuelle de tous les niveaux du passé, de tous les niveaux de tension, est donc étendue à l'ensemble de l'univers : cette idée ne signifie plus seulement mon rapport avec l'être mais le rapport de toutes les choses avec l'être. Tout se passe comme si l'univers était une formidable Mémoire » (ibid., p. 76).
Séries atmosphériques : nuages, soleil levant ou couchant, ciel franchement bleu ou virant mauve avec l’arrivée du crépuscule. Séries géologiques : le jaune orangé des terres volcaniques, le blanc de la mer de sel, le vert des terres fertiles forestières et jardinières. C’est à chaque fois la matière différenciée comme détente de la « Mémoire-Durée ». Séries végétales : légumes et fruits du jardin, plantes sauvages, arbres pluri-centenaires.
Séries animales : chiens, chat, oiseaux, moustiques et lucioles, reptiles et autres animaux marins témoignant d'âges très anciens – et même quelques improbables dinosaures.
La vie comme différenciation exprimant cette fois-ci la contraction de la « Mémoire-Durée ». Il ne s'agit pas seulement pour Jack de remonter le temps de son enfance afin d'en rédimer la leçon (la grâce du jeu et la puissance du désœuvrement que magnifie la figure maternelle contre l'utilité pratique de l'exploitation et le pouvoir de l'œuvre que représente le pôle paternel – on revient bientôt sur cette dichotomie philosophiquement fondatrice dans The Tree of Life). Il ne s'agit pas seulement de sérier les images qui repassent en long, en large et en travers une enfance ainsi sauvée d'une conception linéaire du temps (« mécanique, homogène et vide » aurait dit Walter Benjamin) qui détermine profondément la dépression de Jack devenu adulte.
Il s'agit aussi et surtout de remonter tous les temps qui coexistent dans l'environnement mémoriel de Jack (enfance de la mère, rencontre avec son futur mari, naissance du héros et de son frère cadet), mais encore tous les temps de la matière, depuis le Big Bang (cette dilatation rapide ayant donné naissance à notre univers, plus dense et plus chaud à ses débuts) jusqu'à l'apparition de la vie sur Terre et la disparition des dinosaures. C'est ce crépitement, ce feu originel qui résonne au début éruptif du monde, et qui couve encore lors des accès de colère de Jack enfant, ou bien lorsque sa libido commence à prendre une tournure insidieusement sexuelle lors de la visite interdite et transgressive de la maison et surtout de la chambre de la voisine. C'est l'enfance vécue sur le mode vitaliste et dépensier, chaud et organique, qui est toutes choses égales par ailleurs structuralement homologue aux débuts denses et brûlants de l'expansion de notre univers avec ses étoiles à un bout et ses particules élémentaires à un autre.
Et c'est, à partir de ce mouvement bouillonnant d'expansion, de détente et de contraction qui a affecté et déterminé la forme de la matière organique et inorganique, la violence prédatrice des espèces animales développées (chat attiré par un papillon, chien peut-être blessé par Jack – mais déjà ce dinosaure marin blessé ou cet autre appuyant avec la patte la gueule d'un dinosaure plus petit et agonisant au bord d’une rivière), en même temps que la gracieuse suspension du conatus pronateur (Jack tournant autour de la voiture réparée par le père en imaginant peut-être de pousser le cric pour que le véhicule l'écrase et puis renonçant à son idée – mais déjà le dinosaure dont la patte appuie la tête d'un de ses congénères s'en va en n'achevant pas ce qui pourtant apparaissant comme une proie idéale). « Tout se passe comme si la Vie se confondait avec le mouvement même de la différenciation, dans des séries ramifiées. Sans doute ce mouvement s'explique-t-il par l'insertion de la durée dans la matière : la durée se différencie d'après les obstacles, d'après la matérialité qu'elle traverse, d'après le genre d'extension qu'elle contracte. Mais la différenciation n'a pas seulement une cause externe. C'est en elle-même, par une force interne explosive, que la durée se différencie : elle ne s'affirme et ne se prolonge, elle n'avance que dans des séries rameuses et ramifiées » (Gilles Deleuze, Le Bergsonisme, ibid., p. 96-97).
Tantôt la durée identifiée selon Henri Bergson avec la mémoire en tant que « Mémoire-Durée » se détend sous la forme de matières que la vie doit contourner ou traverser sans s'y arrêter, et qui donnent au film de Terrence Malick sa consistance matériologique si puissante. On pourra ici mentionner l'importance générale du point de vue du geste esthétique malickien de la peau comme surface réceptive de perceptions en situation de devenir souvenirs, et plus précisément de la main qui induit un régime haptique selon lequel sont privilégiés les espaces d'immédiateté et de contact, de proximité et d'affects intenses et sans hiérarchie pour une vision rapprochée qui est aussi celle de l'enfance, et que Gilles Deleuze analyse par le biais des œuvres de Paul Cézanne et de Francis Bacon en peinture, de Robert Bresson pour le cinéma (cf. Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2 [avec Félix Guattari], éd. Minuit, 1980, pp. 614-622 ; Cinéma 1. L'image-mouvement, éd. Minuit-coll. « Critique », 1983, p. 153-154).
Tantôt la « Mémoire-Durée » se contracte en lignes végétales permettant l'accumulation de l'énergie par la fixation du carbone notamment, et en lignes animales induisant la dépense discontinue de l'énergie (tout ce que contracte l'incendie qui a ravagé une partie de la chevelure d'un des copains de la bande de Jack avec laquelle il s'amuse par ailleurs à torturer les chiens et attacher les grenouilles à des fusées explosant en plein ciel). Toutes lignes de différenciation, depuis les premiers mouvements de notre cosmos jusqu'au souvenir d'une enfance suffisamment quelconque pour être universelle et conjoindre celle du spectateur avec celle du cinéaste, qui participent d'un même élan vital continu, et qui permettent (via Jack qui en fait la salvatrice et mémorable expérience) à la vie d'accéder à son propre reflet mémoriel : « On dirait que l'homme est capable de retrouver tous les niveaux, tous les degrés de détente et de contraction qui coexistent dans le Tout virtuel. Comme s'il était capable de toutes les frénésies, et faisait se succéder en lui tout ce qui, ailleurs, ne peut être incarné que dans des espèces diverses. Jusque dans ses rêves, il retrouve ou prépare la matière. Et les durées qui lui sont inférieures ou supérieures sont encore intérieures à lui. L'homme crée donc une différenciation qui vaut pour le Tout, et, seul, trace une direction ouverte capable d'exprimer un tout lui-même ouvert » (Gilles Deleuze, Le Bergsonisme, ibid., p. 111-112).
Jusque dans les rêveries de ce promeneur solitaire à la Jean-Jacques Rousseau qu'est Jack, la matière répète ses premiers commencements, se réitère elle-même en recommençant pour exprimer et surmonter, pour sublimer l'intolérable disparition du frère tant aimé qui trouve alors à incroyablement résonner avec l'extinction accidentelle des dinosaures. Jusque dans ses souvenirs, où sa mère et son père incarnent les deux tendances antagonistes de la psychè du garçon, comme de tout le genre humain, et que désigne l'opposition schellingienne entre la « spiritualisation de la nature » et la « naturalisation du spirituel » sur laquelle nous allons bientôt nous arrêter.
Fin de la première partie (cliquer ici pour accéder à la seconde partie du texte : Des nouvelles du front cinématographique (52) : The Tree of Life, le vert paradis de Terrence Malick (seconde partie)
Jeudi 16 juin 2011