A Élise
« Toutes les recherches ont montré que la violence masculine était la plus répandue, mais on ne peut ignorer la violence exercée par les femmes, à l'encontre d'elles-mêmes, sur d'autres femmes, sur les enfants et plus rarement sur des hommes » fait remarquer la démographe Maryse Jaspard, la chercheuse qui a assuré la direction scientifique de la première enquête statistique (ENVEFF) concernant pour la France la violence perpétrée à l'encontre des femmes (in Les Violences contre les femmes, éd. La Découverte-coll. « Repère », 2005, p. 98).
L'ignorance de la réalité de la violence des femmes, qu'elle résulte de la méconnaissance répandue sur le sujet ou bien qu'elle soit déterminée par des phénomènes plus ou moins intéressés de déni, renseignerait autant sur l'euphémisation de la violence que les femmes subissent que sur l'invisibilisation de la violence « réactionnelle » (opus cité, p. 100) des victimes de la domination masculine qui, violence réactive des dominées violentées, demeure fondamentalement « asymétrique » (idem).
De trop nombreuses femmes sont violentées, symboliquement, physiquement, mortellement. Et les violences subies sont encore trop souvent minorées par l'opinion commune quand les violences de réaction sont niées au nom d'une violence banalisée que le sens commun sexiste prête aux hommes plus facilement qu'aux femmes. Pendant que des rappeurs cyniques tels Orelsan croient encore devoir flatter leur public en s'amusant de la sordide réalité du meurtre domestique (qui, pour rappel, a concerné en France et en 2012 une femme tous les trois jours décédée des suites des coups donnés par son compagnon), il y a tout intérêt à considérer les films qui, rendant diversement compte de formes plurielles de violence, ne font jamais l'économie des rapports de domination à partir desquels ces violences se justifient.
Qu'il s'agisse de Saartjie Baartman, l'héroïne de Vénus noire (2010) d'Abdellatif Kechiche, qui souffre dans sa chair d'une exposition obscène et spectaculaire de son corps aux confins, en ce début de 19ème siècle, de l'esclavagisme disparaissant et du colonialisme arrivant comme du sexisme et du racisme. Ou de l'héroïne de White Material (2010) de Claire Denis qui, maîtresse blanche de son domaine africain d'exploitation de café, finit, au moment du soulèvement populaire réprimé par l'armée, par abattre l'homme concentrant dans sa personne rabougrie les figures mêlées du sexisme patriarcal, de l'impérialisme occidental et du néocolonialisme postcolonial.
Qu'il s'agisse aussi des prostituées captives du bordel fin de siècle de L'Apollonide (souvenirs de la maison close) de Bertrand Bonello (2010) qui retournent sur un mode peut-être fantasmatique (sous la forme d'un fauve comme échappé d'un film RKO de Jacques Tourneur) la violence qu'un client psychopathe a exercée à l'encontre de l'une des leurs. Et puis ce sont les héroïnes de certains films de Lars von Trier, Martin Scorsese et Riad Sattouf qui, intellectuelle endeuillée, jeune femme stigmatisée pour avoir été violée ou gamines d'un introuvable collège de banlieue, manifestent via leur posture (parfois radicalement) retorse la bêtise sociologique des hommes qui les désirent. Et ce sont encore les femmes de certains films de Michelangelo Antonioni, Jacques Demy et Kim Ki-young qui, bourgeoises du nord de l'Italie, poupée de cabaret nantais ou nourrice sud-coréenne, incarnent les paradoxes (assez foucaldiens) de l'assujettissement au pouvoir (masculin, marchand, familial) et de la subjectivation résistante au pouvoir qui auront accompagné dans le même mouvement la promotion d'un nouveau cinéma moderne.
En l'espace des six derniers mois, les nouveaux longs-métrages du français Laurent Cantet (Foxfire, confessions d'un gang de filles) et des étasuniens Harmony Korine (Spring Breakers) et Sofia Coppola (The Bling Ring) forment sans l'avoir voulu une remarquable constellation consacrée à la figure de la « bad girl » (puisque les trois fictions se déroulent dans un cadre anglo-saxon). Autrement dit, nous aurions affaire ici à trois cas particuliers de violence féminine juvénile qui, à l'intersection notamment des rapports de genre et de génération, déterminent des stratégies cinématographiques différentes. Et, parce qu'elles se différencient entre elles, induisent des perspectives esthétiques aux effets différemment politiques.
Dans tous les cas, il s'agit d'affirmer un regard compréhensif, voire relativement empathique, attaché à rendre justice à des formes plus ou moins développées de rébellion, peut-être même de révolte, contre un ordre établi prescrivant, tantôt un consensus implicitement sexiste et traversant le tout de la société (l'intéressant plus que passionnant Foxfire, confessions d'un gang de filles), tantôt l'aliénante incorporation dans la grande fête obscène de la consommation occidentale et juvénile (Spring Breakers mieux que The Bling Ring).
« Écrire c'est montrer comment les êtres négocient avec la violence » : cette déclaration de l'écrivaine étasunienne Joyce Carol Oates faite à l'occasion d'un entretien disponible en ligne sur le site Internet du magazine Les Inrockuptibles pourrait aisément aider à qualifier le récent projet cinématographique de Laurent Cantet. D’autant plus que son nouveau long-métrage est l'adaptation de Confessions d'un gang de filles, un roman écrit en 1993 et publié en France en 1995 par les éditions Stock dont l'auteure n'est autre que précisément Joyce Carol Oates.
Montrer « comment les êtres négocient avec la violence » n'est certes pas l'unique objet visé par le cinéma de Laurent Cantet, comme ce dernier n'est évidemment pas le seul réalisateur à s'intéresser à ce type de négociation, parfaitement générique. Mais il a souvent su rendre compte avec finesse et empathie de la situation de personnages clivés parce qu'inscrits dans des mondes sociaux les obligeant à faire l'épreuve des contradictions résultant de divers processus de socialisation dont les spécificités intrinsèques forgent leur caractère mutuellement antagonique. Et l'épreuve de la contradiction et du clivage qu'elle détermine relève justement de ce que Joyce Carol Oates nomme pour sa part la négociation des êtres avec la violence.
Pour ces personnages qui ont subi la contrainte d'éprouver les contradictions relatives à un monde social conflictuel, la violence ne se comprend donc pas comme un fait de nature an-historique ou ne s'énonce pas comme une vérité anthropologique indépassable bornant le devenir du genre humain. Car la violence s'envisage ici de manière absolument non-ontologique et littéralement in-essentielle : autrement dit, pour l’énoncer de façon résolument matérialiste, la violence est à considérer comme la résultante d'un rapport social contradictoire sur le plan objectif et subjectivement intenable pour continuer à céder aux règles explicites et injonctions implicites requérant la reproduction de l'ordre existant.
La violence ne serait donc que la forme d'une tension insupportable entre ce que promet tel horizon d'attente relatif à telle forme de socialisation et ce que refuse ou retire tel autre horizon d'attente propre à telle autre forme de socialisation.
C'est le fils de Ressources humains (2000) qui expérimente les « contradictions de l'héritage » (pour reprendre le titre du bel article de Pierre Bourdieu paru dans l'ouvrage collectif dirigé par ce dernier, La Misère du monde, éd. Seuil, 1993, p. 711-717), incarnant à la fois le désir d'ascension sociale de son père (puisqu'il travaille comme stagiaire à la gestion du personnel dans l'usine dans laquelle ce dernier travaille) ainsi que sa disqualification sociale (puisque la première mission du fils doit mener, sous prétexte de la mise en place des 35 heures, à un plan de licenciement déguisé incluant son propre père).
C'est aussi le cadre de L'Emploi du temps (2001) inspiré de l'affaire Jean-Claude Romand (tourné après L'Adversaire d'Emmanuel Carrère en 2000, il l'a été avant l'adaptation cinématographique du roman par Nicole Garcia en 2002) qui s'ingénie à se replier dans l’omission mensongère de son licenciement afin que la fiction du déni empêche la déception des attentes et aspirations de sa famille (enfants et grands-parents inclus), au risque de la dissociation psychique.
Ce sont encore les femmes de Vers le sud (2005) d'après trois nouvelles du romancier haïtien Dany Laferrière qui, dans le cadre de la nouvelle donne mondiale et postcoloniale concernant les rapports entre le Sud et le Nord en cette veille des années 1980, échangent leur misère sexuelle et symbolique de bourgeoises nord-américaines vieillissantes contre la misère économique et sociale vécue par le sous-prolétariat masculin de Haïti.
Ce sont enfin les enfants « d'ascendance migrante et coloniale » ou bien relevant de cette « génération postcoloniale et post-migratoire » (pour reprendre la terminologie sociologique de Nacira Guénif-Souilamas) qui, dans Entre les murs (2008) d'après le récit éponyme de François Bégaudeau écrit deux ans auparavant, expérimente avec leur professeur de français la confrontation de la fable républicaine consensuelle et sa fameuse triade égalitaire, libertaire et fraternelle avec la réalité matérielle et idéelle de la reproduction des inégalités sociales et de l'asymétrie des habitus.
A chaque fois donc, les personnages des films de Laurent Cantet (et de Robin Campillo, son fidèle coscénariste) connaissent l'épreuve de la difficile négociation avec les contradictions sociales qui, structurées et structurantes comme l'aurait dit de manière spinozienne Pierre Bourdieu, sont objectives ou extérieures tout autant que subjectives ou intériorisées, dans les institutions comme dans les têtes. Et l'une des formes ou conséquences de cette négociation est, quand elle veut à tout prix réussir ou quand elle échoue, la violence : du fils contre le père (Ressources humaines), du père contre toute sa famille incluant son propre père ainsi que son fils (L'Emploi du temps), des victimes (les unes, féminines, riches et blanches et les autres, masculines, pauvres et noires) de la mondialisation de la misère (Vers le sud) ou encore des élèves contre l'institution scolaire et du professeur entre les deux (Entre les murs).
Désormais, l'épreuve de la contradiction logée au cœur même des situations vécues par des sujets soumis à des processus de socialisation différenciés et possiblement conflictuels est affrontée par une bande de cinq lycéennes d'une ville étasunienne du nord du pays début des années 1950. Leur désir individuel et collectif de révolte à l'encontre du consensus sexiste réglant localement la plupart des rapports sociaux (de la famille au voisinage en passant par l'école) débouchera sur un isolement communautaire et un usage de la violence toujours plus radicalisée, jusqu’à l’impasse et la dispersion.
A la différence de la première adaptation du roman de Joyce Carol Oates proposée en 1996 par Annette Haywood-Carter (Foxfire avec Angelina Jolie dans le rôle de la meneuse Legs), Laurent Cantet (qui a tourné son film au Canada en adoptant la langue anglaise) a refusé d'actualiser le récit ou de le déplacer en l'intégrant dans le paysage national français. Et cela, au nom d'une fidélité envisageable comme le désir de conserver la perspective socio-historique à partir de laquelle interroger, via le miroir doublement déformant de la distance spatiale et de l’éloignement temporel, notre présent.
Le décentrement en terme d'historicisation et de déterritorialisation (déjà manifeste avec Vers le sud) promis par le cinquième long-métrage du cinéaste est ce qui autorise à confronter l'actualité de cette entreprise cinématographique avec une autre actualité relative à l'édition en septembre 2012 de l'ouvrage collectif intitulé Penser la violence des femmes publié sous la direction des sociologues Coline Cardi et Geneviève Pruvost aux éditions La Découverte.
Dans l'introduction générale d'un ouvrage hautement ambitieux sur le plan scientifique (puisqu'il a mobilisé 32 contributeurs et rassemblé 23 études historiques, anthropologiques, sociologiques, linguistiques et littéraires), Coline Cardi et Geneviève Pruvost s'appuient, entre autres choses, sur la phrase citée plus haut de Joyce Carol Oates (in Penser la violence des femmes, éd. La Découverte, 2012, p. 39) afin de justifier une entreprise de portée épistémologique tout autant que politique visant à arracher de multiples façons la violence des femmes du registre naturaliste ou psychologique dominant habituellement l'opinion. Plus précisément, « (…) il importe de sortir de ce double mouvement, en apparence paradoxal, qui, d'un côté, fait de la violence du sexe faible un tabou, passant sous silence des pratiques pourtant récurrentes, ou qui, de l'autre, hypertrophie cette violence pour en stigmatiser le contenu » (opus cité, p. 13).
Entre l'« occultation » et l'« euphémisation du phénomène (les femmes n'existent pas ou ne sont pas vraiment violentes) », entre la « déresponsabilisation (les femmes sont violentes par nature, parce qu'elles sont dominées par les hommes) » et l'« émancipation (les femmes violentes sont des Amazones au pouvoir, des citoyennes à part entière, des êtres humains au-delà du genre » (op. cit., p. 63), Laurent Cantet aura donc tenté de tracer son sillon, aussi compréhensif qu’analytique, à la suite (involontaire, mais significative) de plusieurs films récents tous consacrés à des personnages féminins dont les processus d'individuation et de subjectivation prennent diversement la forme de cette négociation avec la violence précédemment évoquée par la romancière Joyce Carol Oates.
Citons seulement pour l'année 2011 (et sans viser l’exhaustivité) : Sport de filles de la française Patricia Mazuy et Sur la planche de la marocaine Leila Kilani, Millennium – The Girl With A Dragon Tatoo de l'étasunien David Fincher et Louise Wimmer du français Cyril Mennegun, Meeks' Cutoff – La Dernière piste de l'étasunienne Kelly Reichardt et Attenberg de la grecque Rachel Athina Tsangari. La fidélité au contexte social, culturel et historique du récit original offre par exemple la possibilité de faire retour sur une période particulièrement importante dans la « généalogie d'une panique morale » relative à la « violence des filles » (pour nous inspirer ici de l'article de l'universitaire David Niget intitulé « ''Bad Girls''. La violence des filles : généalogie d'une panique morale » in Penser la violence des femmes, ibidem, p. 300-313). Ainsi, ce dernier peut expliquer la chose suivante : « La guerre froide accroît encore l'angoisse à l'égard de la dissolution des mœurs, de la crise de l'autorité et de la famille, autant d'enjeux directement politisés à travers la propagande anticommuniste » (ibid., p. 309).
On comprendra ainsi toute la logique qui veut que le courroux des filles fondant la société secrète des « Foxfire » s'exerce d'abord contre leur professeur qui, lointain et monstrueux avatar de Monsieur Marin dans Entre les murs, profite de son autorité pour stigmatiser dans une perspective sexuée une de ses élèves (Rita, future membre du groupe) pour finir, via diverses corrections infligées aux mauvais garçons du coin ainsi qu’aux pères de famille en quête d'aventures sexuelles avec des mineures, par le kidnapping et le meurtre d'un homme d'affaires résolument anticommuniste.
« La recrudescence de la délinquance juvénile donne lieu, dans les années 1940, à une panique morale. Au cœur de cette panique, un phénomène nouveau : les gangs » (David Niget, idem). Si le film de Laurent Cantet inscrit par fidélité au roman adapté son récit dans une époque dévolue à la montée en puissance de l’expertise criminelle consacrée à la délinquance juvénile, masculine tout autant que féminine, il insiste pourtant très peu sur les réponses sociales coercitives prises dans le cadre de la « panique morale » qu’elle suscite, à l’exception des séquences relatives au procès et la détention de Legs dans une maison de correction. C’est qu’il accorde, par le biais d’une narration subjective indexée sur le point de vue de Maddy (Katie Coseni, Coquille d’argent de la meilleure actrice au Festival de Saint-Sébastien), un privilège à l’utopie communautaire spontanée et précaire mise en place par les cinq héroïnes afin de se protéger de la violence sociale et symbolique, psychique et physique, produite par le consensus sexiste (« androcentrique » comme le caractériserait Nancy Fraser).
Un privilège qui rapprocherait d'ailleurs Foxfire – confessions d'un gang de filles du premier long-métrage des sœurs Delphine et Muriel Coulin sorti en 2011, 17 filles, inspiré pour sa part d'un fait divers d'origine étasunienne. La représentation initialement empathique de la communauté utopique, si elle ne fait pas l’économie des contradictions qu’elle contient (le racisme des unes, la rivalité des autres basée sur leur potentiel de séduction nécessaire afin de détrousser les hommes), ne cesse pourtant d’être progressivement remplacée par la réalité criminelle du gang comme forme collective manifestant l’impasse des élans idéalistes des débuts. « (…) alors que les jeunes adolescents sont identifiés par une excentricité vestimentaire jusqu’alors réservée aux prostituées, les filles sont signalées pour leur présence dans le gang, leur rôle, liée à leur vénalité sexuelle, de pourvoyeuses financières assujettissant leurs homologues masculins, et leur implication dans des épisodes de violence » (David Niget, ibid., p. 310).
Les menées punitives à l’adresse des représentants de la domination masculine (le professeur de mathématiques, l’oncle épicier) cèdent effectivement la place, sous prétexte de l’autonomie économique garante du bon fonctionnement de l’utopie communautaire (les filles se sont achetées avec le retour de Legs une vieille baraque en bordure de forêt), aux actions d’extorsion des hommes. Cette substitution institue symptomatiquement le passage progressif de la révolte féminine (dont les conditions d’existence sous la forme communautaire et utopique deviennent de moins en moins tenables) en entreprise criminelle débouchant sur le kidnapping du capitaliste du coin, abattu accidentellement par l’une des membres du « Foxfire », brouillon des « guérillères » du roman post-féministe de Monique Wittig publié par les éditions de Minuit en 1969. Pourquoi « Foxfire » d’ailleurs ? « On pourrait dire que le nom du gang est triplement codé, ‘‘fox’’ signifiant ‘‘renard’’, mot également employé pour désigner une jolie fille, une fille sexy. En américain, ‘‘FOXFIRE’’ signifie ‘‘feu-follet’’ ou "feu Saint-Elme"» (comme le précise une note du traducteur de Confessions d’un gang de filles de Joyce Carol Oates, éd. Stock, 1995,p. 55).
Telles des héritières de la paria du film de Michael Powel, La Renarde (1950) avec Jennifer Jones, les gamines du film de Laurent Cantet (qui ne se déguisent pas par hasard en sorcière lors d’une fête de Halloween) expérimentent, en l’absence de tout cadre susceptible de la politiser, la capture de leur révolte dans la seule forme disponible pour elles : l’illégalisme criminel. Le récit du recouvrement de la possible politisation sous la réelle criminalisation n’aura tout de même pas empêché le cinéaste de considérer le sujet de la violence des femmes à l’aune d’une pratique collective qui fait trop souvent défaut à l’ensemble des films qui s’essaient à vouloir la décrire.
Ainsi que le remarquent Coline Cardi et Geneviève Pruvost dans l'introduction générale de leur ouvrage, distinguant entre films féministes et films plus grands publics : « (…) les héroïnes de ces films se déclinent davantage au pluriel qu’au singulier, elles forment le plus souvent un duo ou un collectif qui vise très clairement à mettre fin à un système oppressif (patriarcat, capitaliste). Ces héroïnes payent cependant le prix fort de cette pleine appropriation du pouvoir de la violence. Connaissent-elles un destin plus tragique que dans les films hollywoodiens ? Arrêtées, mises à mort, rares sont celles qui survivent à leur prise d’armes ou vivent librement » (ibid., p. 48). Certes, la folie douce du Père Thériault, une autre figure de paria évoquant devant les membres de « Foxfire » la nostalgie de la création du Parti socialiste et de l’événement révolutionnaire de 1917, incarne bien l’absence d’un horizon politique susceptible de rédimer la violence de la révolte féminine et juvénile des « Foxfire ».
Pour autant, ce défaut de politisation n’aura pas induit pour autant et mécaniquement l’absence d’une collectivisation d’une rage, confuse ou imprécise dans ses énoncés, mais dont l’objet visé est bien défini tant il participe à structurer l’imaginaire social local : la domination masculine.
Foxfire – confessions d’un gang de filles a quand même beau s’appuyer sur la fiction d’une des plus grandes romancières étasuniennes actuelles, comme il a beau bénéficier d’un contexte intellectuel favorable (eu égard à l’importance sociologique de l’ouvrage collectif coordonné par Coline Cardi et Geneviève Pruvost), ce ne sont pas les beaux ou grands sujets qui font les beaux ou grands films. Rapporté au film précédent, le nouveau film de Laurent Cantet déçoit même, parce que son désir de fidélité au roman original finit par ressembler un peu à un aveu d’impuissance.
La structure narrative ayant valeur rétrospective (puisque Maddy renoue avec ses notes et sa mémoire afin de consigner l’aventure des « Foxfire » qu’elle avait quittées juste avant le kidnapping), toutes les séquences ne cessent dès lors de s’enchaîner à partir de ce vieux principe aristotélicien des causes et des effets à cause desquels ce qui arrive n’est exclusivement perçu que comme la marche supplémentaire en direction d’un échec destinal programmé. L’élan empathique du cinéaste pour ses personnages vient du coup buter sur cette mécanique narrative bouclée sur elle-même et dont le centre est identifié à la clôture d'un désastre couru d’avance. Cette avance du spectateur, offerte par une perspective narrative circulaire à peine (le temps d’une courte séquence) troublée par le fait que la narratrice se trompe peut-être dans ses efforts de remémoration, vient paradoxalement renforcer l’idée d’une impossibilité dans la relève politique de la révolte des jeunes femmes.
La figure illuminée du pittoresque Père Thériault, apparaissant deux fois pour disparaître symptomatiquement dans un rêve de Legs, s’inscrit dans la même croyance d’une impossibilité de la politisation qui n’est alors pas si éloignée du décret habituel propre à l’opinion commune visant « l’occultation et l’euphémisation » ou « la déresponsabilisation » : autrement dit la dépolitisation de la violence des femmes contre laquelle œuvre plus rigoureusement la brillante étude collective initiée par les sociologues Coline Cardi et Geneviève Pruvost.
La figure problématique de la mère, dépressive pour Maddy ou absente pour Legs, ne permet pas non plus de prendre de la distance avec un poncif de la représentation consensuelle de l’expertise de la délinquance juvénile et féminine. Comme le relève Dabid Niget : « Le triangle étiologique : mauvaises filles, mauvaises mères, mauvaise famille se recompose dans cette nouvelle prophylaxie de la délinquance juvénile » (« "Bad Girls"», ibid., p. 309).
La fidélité n’induisait pas automatiquement la reprise à l’identique de ce qui pouvait aussi être problématique et discutable dans le roman, dont du coup Laurent Cantet apparaît par trop tributaire. Ce qui était loin d’être le cas avec Entre les murs d’après François Bégaudeau, puisque son récit inspiré de sa propre expérience de professeur a été littéralement réécrit par son auteur en compagnie de Laurent Cantet, Robin Campillo et surtout des jeunes collégiens qui ont été les participants d’ateliers d’improvisation nécessaires à la réalisation du film. Comme la mise à l’épreuve de la véridicité d’une fiction au contact d’une réalité documentaire reconstituée « entre les murs » d'une singulière expérience de cinéma ayant il y a cinq ans remporté la Palme d'or.
Comme une expérience scientifique avec sa salle de classe « in-vitro » envisagée comme le laboratoire de vérification de la non-identité entre l’espace apaisé et neutralisé rêvé par l’idéologie républicaine et celui, réel, d’une démocratie précaire et instable car perpétuellement soumise à l’énergie agonistique des différences de socialisation et des rapports de force qu’elles entraînent. La puissance esthétique d’un dispositif formellement ingénieux venait ainsi excéder le simple projet de représentation (ou pire, d’illustration) d’un récit d’inspiration strictement biographique et à prétentions seulement sociologiques.
A la différence hélas de Foxfire – confessions d’un gang de filles qui souffre d’être contraint par la fidélité narrative à son matériau romanesque, alors que cette fidélité devait servir à interroger le caractère contemporain de notre présent (fait tout à la fois d’actualité et d’inactualité comme le dirait Giorgio Agamben). La lumière fossile de l’inactuel éclairant l’obscurité de l’actuel est pourtant au cœur d’une série filmique (la plus belle du film) de plans montrant Legs telle une étoile filante dont la traîne cosmique aurait été faite des filles qu’elle aura su agréger à sa suite.
La métaphore stellaire, énoncée au moment de la dispersion (dont on rêve qu’elle aurait pu ressembler à l’inoubliable fin des Onze Fioretti de François d’Assise de Roberto Rossellini en 1950) du groupe après le kidnapping dramatiquement raté, se comprend parce que Maddy est devenue plus tard l’assistante de chercheurs en astronomie. Et cette métaphore s’appuie sur le plus beau plan du film : une couche de particules poussiéreuses en suspension dans l’air, après que Legs ait disparu dans la nuit au volant de la voiture qui a semé celle de la police lancée à ses trousses. Il y a pourtant un élément concret qui vient contrarier ce bel enchaînement, pur de toute causalité narrative stricte. Le seul fait d’avoir effectivement choisi pour interpréter le rôle de la meneuse Legs la seule actrice professionnelle du groupe (Raven Adamson) réinscrit la distribution du film de Laurent Cantet dans le registre habituel de la triste hiérarchie actorale, à l’opposé de ce qu'il avait lui-même tenté de manière bien plus démocratique avec Entre les murs.
Si, comme on l’a compris, Foxfire – confessions d’un gang de filles peut encore convaincre quand il se saisit du sujet de la violence des femmes dans une perspective narrative privilégiant l’axe collectif à l’individualisme dominant la production de films consacrés à la représentation de situations semblables, il achoppe sérieusement sur la question de l’impossible politisation du groupe de filles formant la société secrète des « Foxfire » coincée entre l’idéalisme communautaire et utopique des débuts et l’entreprise illégale d’extorsion criminelle à la fin.
Pourtant, la question politique revient à la toute fin du récit, lorsque Maddy renoue par hasard plusieurs années après avec Rita devenue mère de famille qui lui montre la coupure de journaux exposant peut-être le visage de Legs au milieu de la jungle sud-américaine. Le choc provient moins de la découverte de la nouvelle vie de Legs engagée aux côtés des militants guévaristes et tiers-mondistes en ce milieu des années 1960 que du fait que Rita, en bonne mère de famille rangée, affirme qu’elle ne s’intéresse pas à la politique, alors même qu’elle a été embarquée pendant plusieurs années dans la même expérience de socialisation qu’elle.
Tantôt la révolte s’amenuiserait pour finir, étouffée, dans la domesticité des foyers nord-américains. Tantôt elle pourrait rebondir et alimenter les mouvements révolutionnaires sud-américains. Dans tous les cas, la politique aurait été présente et ne cesserait jamais de l’être, reliant la mère de famille, la militante communiste et la célibataire qui travaille dans un milieu socioprofessionnel intellectuel et finira par faire le récit de leur aventure collective. On a alors l’impression que le film de Laurent Cantet, s’il avait réussi à s’émanciper (en termes narratifs) de son récit d’origine (malgré les belles promesses romanesques et sociologiques faites par ce dernier), aurait dû précisément commencer par là. Il a malheureusement préféré conclure sur la bordure séparant un en-deçà de la politique (la remémoration d’une révolte féminine et juvénile passée de l’utopie communautaire à la délinquance criminelle) d’un au-delà, hors-champ, de la politique (la révolution marxiste-léniniste revue par le tiers-mondisme guévariste).
Entre ces deux bornes, domine la représentation d’une « révolte protopolitique » comme pourrait la qualifier le sociologue Gérard Mauger qui précise le sens de sa formulation en s’appuyant sur un autre sociologue, Loïc Wacquant : « c’est-à-dire antérieur à toute entreprise "moderne" de mise en forme politique, de canalisation des "registres" de résilience disponibles vers des formes régulées d’action "révolutionnairement orientée" ou rendues compatibles avec la "perspective d’une libération humaine et sociale" » (in L’Émeute de novembre 2005. Une révolte protopolitique, éd. du Croquant-coll. « savoir/agir », 2006, p. 148-149). Entre les butées de l’en-deçà de la politique et de son au-delà, bée le non-lieu d’une « révolte protopolitique » dont l’identification comme telle (enfin comprise comme telle à l’aune de la fin du film de Laurent Cantet et de la citation de Gérard Mauger qui semblerait pouvoir la définir) affirme la politique de manière derridienne, comme différé ou à-venir, comme virtualité ou inactualité, comme ailleurs dans l’espace et le temps, hors-champ (la jungle sud-américaine des années 1960).
Une politique dès lors hétérogène à toute possibilité pour le cinéma d’en vérifier l'actualité. Ce que viendraient démentir par exemple les deux documentaires poétiques et engagés de Sylvain George sortis, après Qu'ils reposent en révolte (Des figures de guerres I) en 2010, un mois à peine avant le film de Laurent Cantet : L’Impossible – Pages arrachées et Les Éclats (ma gueule, ma révolte, mon nom). Le folk froufroutant et affecté du groupe canadien Timber Timbre qui a composé la musique du film n’y changera rien : « Dans les combats et les révolutions, la dénégation la plus cruelle, le déni le plus intenable en ce qui concerne la violence féminine, c’est de ne jamais cesser de lui retirer toute motivation politique, tout engagement militant, toute participation consciente et sue à la vie politique » (Arlette Farge, « Préface » à Penser la violence des femmes, ibid., p. 11).
Au début de l'entretien avec Chloë Sevigny paru dans les Cahiers du cinéma de février dernier, l'actrice découvrait, parmi les visages des cinéastes les plus attendus de l'année, celui de Harmony Korine dont elle fut la compagne à l'époque de son tout premier rôle au cinéma (celui de Jennie dans Kids, le premier long-métrage de Larry Clark tourné en 1995 et produit par Gus Van Sant d'après un scénario de Harmony Korine). Sa première réaction est alors la suivante : « Tiens, Harmony... Il a grandi ! C'est bien Spring Breakers ? » (Cahiers du cinéma, n°686, février 2013, p. 74).
Grandir plutôt que vieillir : le choix du premier verbe à la place attendue du second témoigne symptomatiquement d'un allongement générationnel de la jeunesse occidentale contemporaine pouvant même inclure les trentenaires, voire les quarantenaires (puisque Harmony Korine est né en 1973). Il faut dire que l'actrice avait 21 ans à ce moment-là, et le réalisateur 22. Et, aussi, que ce dernier affirmait d'emblée une préoccupation figurative, éminemment partagée par Larry Clark et Gus Van Sant, mais d'autant plus prenante qu'elle prenait chez lui sa source biographique dans une jeunesse déjà en cours de prolongement (Larry Clark est né en 1943 et Gus Van Sant en 1952).
Cette préoccupation concerne l'adolescent comme figure intermédiaire et tragique au cœur de laquelle fusionnent pour le meilleur (parfois) et pour le pire (souvent) les utopies ludiques de l'enfance et les investissement libidinaux du capitalisme dans sa phase pulsionnelle et consumériste. Et ce souci n'a quasiment jamais cessé d'aiguillonner les désirs artistiques de Harmony Korine, cet avatar contemporain (aux côté, à l'autre bout du spectre cinématographique étasunien, de Steven Spielberg) du mythique Peter Pan dont le projet consisterait alors à proposer une anthropologie monstrueuse de l'adolescence bricolant des restes non encore corrompus d'enfance dans les marges « poubellisées » de ce Neverland qu'est l'American Dream.
Des gamins chasseurs de chats et sniffeurs de colle de son premier long-métrage Gummo (1997) à l'adolescent autiste de Julien Donkey-Boy (1999), des sosies de seconde catégorie de Mister Lonely (2007) aux délirants « baiseurs de poubelles » de Trash Humpers (2009). Sans compter la multitude bariolée et bizarroïde composant le peuple adolescent et bigarré de ses clips (par exemple le gamin star abîmé Macauley Culkin dans Sunday du groupe Sonic Youth en 1998), vidéos « arty » et autres publicités (par exemple Act Da Fool pour la marque Proenza Schouler). En bordure du cinéma hollywoodien (il est un pur cinéaste indépendant) comme du cinéma tout court (il est un artiste contemporain, autant vidéaste que cinéaste), Harmony Korine voit dans l'adolescent le corps disloqué d'une enfance rêvée (c'est-à-dire sensible à la poésie des objets sans usage de la vie quotidienne) et d'un âge adulte ravagé par les injonctions surmoïques du capitalisme néolibéral (autrement dit celles qui, exigeant de jouir sans entraves, poussent à transgresser la loi).
Cette dislocation, aussi monstrueuse que tragique, ne débouche pourtant ni vraiment sur le constat implacablement naturaliste (même si dressé dans un geste empathique) des films de Larry Clark, ni non plus sur le désir d'échappées iconiques et sublimes comme celles représentées dans les films de Gus Van Sant. Certes, ces trois cinéastes peuvent se considérer comme les héritiers du cinéma pratiqué dans les années 1980 par Francis Ford Coppola (celui de sa trilogie adolescente formée de Outsiders et Rumble Fish tournés tous les deux en 1983 et, dans une moindre mesure, Peggy Sue got married en 1986). C'est d'autant plus vrai s'agissant de Larry Clark puisque son fameux recueil de photographies intitulé Tulsa (1971) a inspiré, outre Taxi Driver (1976) de Martin Scorsese, Outsiders (on pourra même parler ici de circularité dans l'héritage), pendant que les plans récurrents dans le cinéma de Gus Van Sant de ciels nuageux filmés en accéléré proviennent incontestablement de Rumble Fish.
De ce point de vue-là, Harmony Korine apparaîtrait plutôt comme l'héritier le moins légitime, le vilain petit canard de la famille (on comprendra alors le choix du titre Gummoinspiré du nom du frère le moins connu de la fratrie comique Marx, pire même que Zeppo, celui qui n'a jamais fait carrière avec les autres et que tout le monde a depuis oublié). Celui dont la boiterie consistait jusque-là à avoir un pied dans le cinéma indépendant et un autre dans l'art contemporain (tendance ready-madeet art brut, Marcel Duchamp et Kurt Schwitters, arte povera et happening). Et ceci afin d'être justement en homologie (comme l'est aussi à sa manière Léos Carax)) avec les boitements d'une adolescence structurellement prise entre deux feux, celui d'une enfance interminablement finissante et celui d'un vieillissement cannibalisant perpétuellement cette dernière.
Pourtant, Spring Breakers semble vouloir changer fondamentalement cette donne. Non pas parce que Harmony Korine affirmerait en avoir fini (avec son cinquième long-métrage réalisé en quinze ans d'activité et qui fut projeté en compétition officielle lors de la Mostra de Venise en 2012) avec les tourments de l'adolescence, puisque son film raconte les aventures tragi-comiques de quatre gamines de Floride dont le projet consiste à plonger dans le grand bain estudiantin (le fameux « Spring Break ») des semaines de relâchement du printemps festives, libertines et alcoolisées. Mais parce que le film, coproduit par Agnès B. et co-distribué par la milliardaire Megan Ellison (la dirigeante de Annapurna Productions et de Panorama Distribution), bénéfice d'une campagne promotionnelle soutenue qui s'appuie sur un casting au très fort potentiel séduction (Vanessa Hudgens sortie de High School Musical, Selena Gomez du Disney Channel, Ashley Benson de la série Pretty Little Liars plus Rachel Korine, la petite amie du cinéaste et enfin Heather Morris venue de la série Glee).
La surexposition médiatique dont a bénéficié Spring Breakers est d'autant plus réelle que le film a pour objet ces fameux « Spring Breaks » offrant aux spectateurs du monde entier ses orgies juvéniles d'alcool et de sexe visibles en quelques clics sur Internet (ils ont déjà été l'objet d'une fiction, Losin' It de Curtis Hanson tourné en 1983, ainsi que d'une franchise pornographique, Girls Gone Wild entre 1997 et 2007, interrompue à la suite d'un scandale portant sur des mineures ayant tourné dans ces films).
Plus récemment, Piranha 3D (2010) du réalisateur français Alexandre Aja tourné à Lake Victoria en Arizona s'amusait habilement à brancher les surfaces festives et hédonistes du « Spring Break » sur les puissances pulsionnelles et obscures d'une animalité préhistorique revenue de la version parodique de Jaws (1974) de Steven Spielberg livrée par Joe Dante avec Piranhas (1978). En un raccord fulgurant, l'eau blanche et bleue de la bacchanale étudiante saturée de corps exhibés et de chairs alcoolisées virait au rouge carnavalesque d'un carnage vérifiant le caractère virtuellement anthropophage d'une fête dont le consumérisme total finissait par se confondre, comme dans les films de zombies de George A. Romero, avec le consommation de tous avec ou contre tous. Le film ne valait pas plus que cette excellente idée, échouant à proposer un autre cadre à sa fiction que celui, habituel et hypocrite à Hollywood, du puritanisme selon lequel la jouissance ne s'autorise présentement que de la promesse de sa sanction future (comme on l'avait déjà noté pour Magic Mike de Steven Soderbergh en 2012).
C'est alors que Spring Breakers débarque bruyamment sur les écrans, avec un sens parfaitement commercial de la programmation et du timing (le film de Harmony Korine est sorti le 06 mars en France et le 22 mars aux États-Unis, soit pile poil au moment des « Spring Breaks » qui fleuriront comme des boutons d'acné partout dans le pays). Pourtant – et ce sera la première vertu du film – la surexposition médiatique n'empêche nullement de considérer à juste titre Spring Breakers comme une des grandes réussites cinématographiques d'un cinéaste qui souffrait depuis la dernière décennie d'une visibilité difficile actée tant par le peu d'intérêt suscité par Mister Lonely (malgré la présence de Werner Herzog et Leos Carax dans la distribution) que par la clandestinité sanctionnant Trash Humpers (un film envisagé au départ comme une série de canulars enregistrés sur VHS afin d'être distribué anonymement dans les vidéo-clubs du pays).
Cette nouvelle visibilité, loin de se figer dans un pur registre publicitaire ou promotionnel, autorise un certain nombre de détournements inattendus et diversement subversifs. Ce sont par exemple les actrices issues de programmes populaires ou familiaux, mais sollicitées ici pour incarner une érotisme lolitesque, borderline et libertaire. Mais c'est aussi la star hollywoodienne James Franco qui interprète une figure inénarrable (on dirait Will Ferrell déguisé en maquereau dans l'hilarant The Other Guys d'Adam McKay en 2010) d'un rappeur gangster inspiré par Dangeruss et surnommé Alien, lui-même entouré de ses deux chiens de garde que sont les jumeaux ATL (les frères Sydney et Thurman Sewell, des créatures à peine fictionnelles).
Mais c'est encore le rappeur « Dirty South » Gucci Mane sorti de prison en mai 2010 et rejouant dans le film, à mi-distance du réel et du cliché, une bonne partie de ce qu'il représente dans la réalité. Pour le dire autrement, Spring Breakers s'immerge dans le paysage partouzard d'une jeunesse voluptueusement mordue par un consumérisme tous azimuts afin d'en arracher, à l'intersection du documentaire et du film de genre criminel, au carrefour du trip psychédélique et du récit initiatique ou encore à la croisée des imageries pop, trash et kitsch, les fragments flottants ou irradiants susceptibles de rendre compte, au-delà de tout moralisme puritain, de l'obscénité étasunienne comme fait social total.
Cette obscénité qui relierait ainsi MTV ou Hollywood avec la pornographie (ce qui rapprocherait Harmony Korine de David Lynch, qui connecterait le capitalisme culturel avec l'économie mafieuse (d'où la référence Scarface de Brian de Palma en 1983), qui assujettirait le sérieux de l'étude des disciplines universitaires à la relâche maximaliste des plaisirs hédonistes (comme on le voyait dans The Rules of Attraction de Roger Avary en 2002 d'après le roman éponyme de Bret Easton Ellis publié en 1987), et qui enfin entortillerait au cœur de l'adolescence le vœu de pureté issu d'une enfance rêvée avec la propension masochiste d'une déchéance promise par la frange la plus immonde de l'âge adulte (ce qui distinguerait Spring Breakers d'un film aussi pop mais moins tragique comme Kaboom de Gregg Araki en 2010).
A ce titre, Spring Breakers pourrait fortement rappeler, moins Ken Park (2003) de Larry Clark à nouveau scénarisé par Harmony Korine, que Bully, le troisième long-métrage tourné en Floride en 2001 par le même cinéaste. Pourtant, le film de Harmony Korine se distingue de celui de Larry Clark en ceci qu'il refuse l'horizon buté du fait divers dont le terme institutionnel, policier puis judiciaire, pouvait toujours apparaître comme une sanction de la loi rappelant aux adolescents que leur désir de jouissance est inséparable d'un passage à l'acte sans retour. Ce qui autoriserait en revanche davantage le rapprochement de Spring Breakers avec Bully, c'est la fureur archaïque et sacrale qu'ils partagent concernant l'exposition de corps adolescents plongeant dans la « violence mimétique» (dont la résolution sacrificielle temporaire, comme le montre René Girard, produit justement le sacré) par ailleurs largement déterminée par le régime d'indifférenciation promu par la fête étudiante du « Spring Break ».
Le formidable début du film est en ce sens particulièrement expressif d'une obscénité générale incorporant tous ses participants dans une orgie solaire, fluo, cheesy et flashy, au sein de laquelle tous les signes (exemplairement les coulées d'alcool et les humeurs corporelles) s'échangent et s'équivalent dans le même mouvement que les corps s'affirment dans une sorte d'interchangeabilité accomplie digne des peintures de Jérôme Bosch.
Filmée en ralenti sur une musique caoutchouteuse et saturée de Skrillex, cette ouverture qui peut rappeler le clip de Chris Cunningham réalisé pour le génial morceau Windowlicker (1999) d'Aphex Twin extrait de plans quasi-documentaires hallucinants l'énergie primordiale fondant dans le même bain la fête archaïque instituant rituellement le passage des enfants à l'âge adulte et la célébration postmoderne du consumérisme et de l'hédonisme valorisés par l'hégémonie néolibérale.
Que viendrait alors vérifier l'exhibitionnisme d'une obscénité relative au spectacle d'une ivresse de tous dans l'indifférenciation, sinon que chacun des membres de la multitude jouissive consomme (de l'alcool et du sexe, du sexe comme drogue) tout autant qu'il consomme, se consomme et est consommé dans un élan consumériste synonyme d'auto-consommation générale ? Sinon que chacun se conçoit comme « monnaie vivante » comme l'avait conceptualisé peu après Mai 1968 Pierre Klossowski, « (…) car l'intégrité de la personne n'existe absolument pas ailleurs du point de vue industriel que dans et par le rendement évaluable en tant que monnaie » (in La Monnaie vivante, éd. Payot & Rivages, 1997 [1970 pour la première édition], p. 76) ?
A l'instar de Go Go Tales (2007) d'Abel Ferrara, Spring Breakers ne fait donc pas l'économie d'une approche économique non pas restreinte mais générale en termes de marchandisation du monde ne subsumant plus seulement la force de travail mais le vivant lui-même (humain ou non) comme énergie vitale susceptible de travailler à la valorisation du capital. « La présence corporelle est déjà marchandise, indépendamment et en plus de la marchandise que cette présence contribue à produire. Et désormais l'esclave industrielle ou bien établit une relation étroite entre sa présence corporelle et l'argent qu'elle rapporte, ou bien elle se substitue à la fonction de l'argent, étant elle-même argent : à la fois l'équivalent de richesse et la richesse même » (opus cité, p. 76-77).
Le seul travail dès lors accompli par les étudiants du « Spring Break » s'envisageant les uns et les autres comme une « monnaie vivante », c'est de vivre une vie dépensée en autant d'actes consuméristes évaluant leur rentabilité ou leur niveau de convertibilité en tant que marchandise ou « équivalent général abstrait» (ainsi que Karl Marx qualifiait la marchandise des marchandises, autrement dit l'argent). Vivre, ce serait donc pour ces jeunes étudiants tout à la fois consommer, mais aussi consommer l'autre, mais encore se consommer soi-même dans les circulations circulaires du « Spring Break » comme autophagie totale et narcissique. La beauté éthique du film de Harmony Korine résidant alors dans le refus rigoureux de tout jugement moral quant au regard qu'il exerce sur celles et ceux qui plongent dans les eaux bouillantes du « Spring Break ».
En même temps que son élan empathique à destination de ces jeunes consiste à donner à ressentir de manière quasi-picturale les sensations d'ivresse colorée, fluorescente et saturée qui agitent leurs corps en transe (et, en remplacement de Janusz Kaminski initialement prévu, le chef opérateur français Benoît Debie, directeur de la photographie du psychédélique Enter the Void de Gaspar Noé en 2010, a su obtenir, parfois à l'aide de technologies d'anamorphose d'images, des textures d'images chaudes et primaires fondant les couleurs popdes sérigraphies d'Andy Warhol avec la peinture expressionniste-abstraite de Willem De Kooning).
C'est encore une narration structurée en loops qui, en parallèle de phrases répétées comme des leitmotivs (« Spring Break for ever »), agence pour chaque séquence des plans issus de séquences précédentes comme de séquences suivantes (ce seraient alors des flash-forward) afin d'éterniser tous les temps vécus, passés, présents et encore à venir, ainsi arrachés à la linéarité chronologique. Comme s'ils avaient déjà tous eu lieu dans l'éternité fantasmée d'un « Spring Break » éternel et perpétuellement revisitée par les gamines du film. Comme si, aux côtés des effets du LSD (ce sont toutes les sensations psychédéliques et colorées) et de la cocaïne (ce sont tous les moments de grande excitation et de grande déflagration, comme lors du casse du dinner montré en deux temps selon deux perspectives distinctes, dont la première avec un sens du plan-séquence digne de Gun Crazy de Joseph H. Lewis en 1950), le film d'Harmony Korine proposait enfin une temporalité typique des consommateurs de haschisch. Comme l'a écrit William Burroughs : « Il est intéressant de remarquer que le haschisch (…) affecte le sentiment de l'écoulement du temps de telle façon qu'au lieu d'être perçus dans la classique continuité du passé, du présent et de l'avenir, les événements apparaissent en simultanéité, l'instant présent renferme à la fois le passé et l'avenir. Ainsi n'achève-t-il rien » (in Interzone, éd. Christian Bourgois, 1991, p. 119).
« On n'a jamais semblé aussi heureux. Il semble même qu'il n'y ait personne à ne pouvoir l'être, même ceux que le bonheur écarte estime Michel Surya. En même temps, il n'y a personne qui ne semble si heureux qui ne semble aussi pouvoir se jeter sur le premier malheur qui passe, grave ou léger ; seulement pour en finir avec ce qu'a d'insupportable cet état qu'il sait être le sien, et auquel il soupçonne qu'on le condamne. Ce que les foules aujourd'hui ne supportent plus, c'est d'être heureuses. Elle le sont sans doute. Elles le sont pour autant qu'on les en a convaincues. Ou pour autant qu'elles s'en sont elles-mêmes convaincues. Elles n'en sont pas moins également convaincues qu'il n'y a pas jusqu'au bonheur à n'être plus supportable » (in De l'argent. La ruine de la politique, éd. Payot & Rivages, 2009, p. 10-11).
« Se jeter sur le premier malheur qui passe », c'est – on en est au départ intimement persuadé – ce que devraient expérimenter à leur corps défendant Candy (Vanessa Hudgens), Faith (Selena Gomez), Brit (Ashley Benson) et Cotty (Rachel Korine) dont la quête hédoniste autorise en premier lieu le braquage d'un fast-food (habilement filmé en deux temps bien distincts, une première fois en plan-séquence de l'extérieur comme s'il s'agissait d'un jeu d'enfant, une seconde fois depuis l'intérieur terrorisant d'un défoulement disjonctif, collectif et violent) suivi d'une arrestation par la police conclue par une libération sous caution payée par Alien, le rappeur-gangster luciférien du coin. Les quatre petites poulettes vont-elles finir rôties dans le four de ce grand méchant loup d'Alien dont l'entreprise de séduction semble cacher la volonté intéressée de les prostituer ?
Sauf que, une fois encore, Harmony Korine trace un bien singulier chemin qui, d'une part, lui évite de faire déboucher l'empathie sur le constat puritain et punitif d'une correction finale, mais qui, d'autre part, ne l'empêche nullement de donner à ressentir tout autant qu'à comprendre comment le capitalisme contemporain en sa phase hyper-consumériste semble fusionner dépense sacrale et improductive et dépense rentable et productive, consommation et consumation. Le groupe des filles réduit à trois puis deux après le départ successif de Faith et Cotty (elles se voulaient « salopes en chaleur » mais s'en vont comme des gamines attristées de retrouver leur foyer familial) ne finit pourtant pas comme Alien paraissait en caresser en secret l'idée, sur les trottoirs contrôlés par les réseaux mafieux concurrentiels de St. Pete en Floride.
Il suffit ainsi aux filles de retourner les fétiches habituels du virilisme gangsta (les armes automatiques) contre Alien pour que ce dernier comprenne, dans l'étonnante simulation d'une double pénétration buccale des canons des flingues tenus par Brit et Candy initialement désireuses de le dépouiller, qu'il n'a pas affaire à des gamines influençables et manipulables mais à ses égales, ses sœurs. Le séducteur luciférien séduit peut alors s'offrir grâce à ses nouvelles complices l'autorisation d'affronter définitivement son double obscur (Gucci Mane), l'ancien meilleur ami passé du statut de modèle à celui d'obstacle.
Quant aux filles revêtues des cagoules roses inspirées du logo d'Alien (soit la tête d'un extra-terrestre) et amplement habituées à faire à ses côtés les 400 coups, elles figurent ultimement (après le départ de Cotty, blessée au bras après le tir d'une rafale de mitraillette) la paire d'anges de la mort qui débarquent dans la villa du rival pour relever la mort reçue d'entrée de jeu par Alien (mais cette relève induit aussi l'autonomie des deux filles par rapport à leur initiateur) en flinguant tous ses adversaires dans une sorte de remake poétique et onirique de Scarface.
Les filles réduites à n'être plus que deux semblent ainsi redoubler au féminin les jumeaux ATL initialement associés à Alien lui-même comme possédé par une « passion rivalitaire » (René Girard) l'opposant au double fictionnel de Gucci Mane (joué par lui-même). Comme leur cagoule paraît également prolonger un désir d'indifférenciation largement promu par le « Spring Break ». Sauf que le passage à l'acte totalement assumé offre aux deux héroïnes le principe d'une forme improbable de sublimation iconique, autrement dit d'une distinction qui s'oppose tout autant au bain indifférencié de la fête estudiantine qu'elle en révèle le fonds obscur et archaïque – le sacré de la « violence mimétique » (à nouveau René Girard).
Le carnage final comme ultime dépense improductive établit ainsi une dilapidation des richesses (telles qu'elles se concentrent de manière kitsch et saturée dans les signes extérieurs de richesse décorant la villa du gangster ennemi) au nom d'une gratuité impossible à rattraper, ni par la valeur monétaire du tout-marchandise, ni par le sens moral censément garanti par les institutions répressives. Ce nihilisme joyeux et anarchiste qui vient in fine transcender le bonheur consumériste et hédoniste vaudra a minimamieux, au bout du compte, que la révolte « proto-féministe » et « proto-politique » des jeunes filles canadiennes de Foxfire – confessions d'un gang de filles de Laurent Cantet, parce que la représentation de cette révolte souffre, d'une part, de ne pas bénéficier esthétiquement de l'énergie du documentaire et, d'autre part, de narrer cette révolte à partir de sa fin qui est son échec.
Enfin – et c'est le moment le plus attendrissant du film de Harmony Korine – le grand saut des jeunes filles restantes dans un nihilisme joyeux (immanquablement anarchiste puisqu'il révoque la fausse alternative entre la loi étatique et sa transgression capitaliste et surmoïque, la seconde étant la vérité structurale de la première comme le démontre aujourd'hui, après Jacques Lacan, Slavoj Zizek) prend pour modèle figuratif Britney Spears. Britney Spears, la grande sœur brûlée vive et sacrifiée sur l'autel de l'industrie discographique, spectaculaire et médiatique, et dont la valeur référentielle et iconique se voit ici relevée par la reprise, sans ironie aucune, totalement au premier degré, de sa chanson Everytime (2004) par Alien au piano accompagné de ses trois muses du moment improvisant une chorégraphie au bord de l'océan.
Ce n'est alors pas la moindre des qualités de Spring Breakers de Harmony Korine que de faire de la chanteuse pop abonnée aux couvertures trash des tabloïds l'improbable figure poétique et quasi-messianique d'une rébellion à venir, féminine et anarchiste, érotique et féministe.
Quant à la critique (soit le désir d’une distanciation autorisant l’objectivation de la richesse aliénante), ce serait le très loin comme on le reconnaît esthétiquement dans l’usage (antonionien) de fragments urbains filmés la nuit en apesanteur, en plans fixes et cadres larges avec en fond une musique ambient à la Brian Eno, des néons de Tokyo dans Lost in Translation aux villas luxueuses des collines de Los Angeles dans The Bling Ring. Des images d’un lointain qui cristalliseraientla sensation de vacuité symbolique et le sentiment de désarroi existentiel ayant saisi celle qui les aura elle-même éprouvés plus d’une fois, quelque part entre les aéroports internationaux et les résidences huppées de ses amis du milieu du spectacle (comme le groupe Phoenix dont le chanteur, Thomas Mars, est son époux depuis 2011), les boîtes de nuit branchées où il faut se montrer et le Jardin des Tuileries que fréquente désormais une Parisienne d’adoption.
Peut-être aussi que le balancement structurel de ses films, entre affections empathiques (le proche) et distanciations critiques (le loin), retraduit à l’époque du désenchantement postmoderne et de « l’idéologie de la fin des idéologies » (Pierre Bourdieu) l’écho benjaminien de l’aura définie dans l’article « L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » (1935) comme « unique apparition d’un lointain, aussi proche soit-il » (in Œuvres III, éd. Gallimard-coll. « folio-essais », 2000, p. 278). L’unique apparition d’un lointain aussi proche soit-il qualifierait alors idéalement le film se faisant la chambre d’échos d’un monde si proche, connu par l’habitus, en même temps qu’il paraît si éloigné, presque inconnu, quand on le considère d’un œil distancié et potentiellement critique.
De part et d’autre d’une invisible paroi de verre suturant une approche à la fois compréhensive (subjective) et critique (objective), résonneraient donc les échos assourdis d’un monde connu et inconnu, saccadé et appesanti, en gros plans au montage saccadé et en plans larges durant un peu, pour autant donc que sa reconnaissance ouvre à de nouvelles possibilités de connaissance. Une façon pour Sofia Coppola de griffer d’authenticité ce qu’elle montre et raconte, le lointain (d’une richesse peu accessible) apparaissant aussi proche que parce que la réalisatrice en connaît aussi (ou en a connu, plus jeune) les effets de vertige, délétères ou morbides. Rien que le titre du court-métrage Lick the Star (1998) précédant Virgin suicides affirmait déjà les paradoxes benjaminiens de l’aura : l’étoile (star) comme indice du lointain inaccessible (telle la star hollywoodienne) et le léchage (lick) comme celui de la plus grande proximité désirée (pour le fan fasciné devant le mur de ses idoles reproduites en posters collés).
Dans ces jeux élastiques avec le proche et le lointain grâce auquel l’authenticité visée résulterait donc de la combinaison d’une expérience vécue dopée aux stars adulées des chansons pop et au feuilletage des magazines branchés et d’une distanciation fictionnelle imprégnée d’esthétique antonionienne (grâce à la photographie du grand chef opérateur de Gus Van Sant, Harris Savides, décédé après le tournage), Sofia Coppola (qui fut l'assistante du couturier Karl Lagerfeld, travailla pour les revues Vogue et Allure et créa sa propre marque de vêtement uniquement disponible au Japon) a obtenu des résultats cinématographiques inégaux. Et, s’ils n’ont que rarement jusqu’ici dépassé la réalisation d’œuvrettes sincères mais inconséquentes, ceux-ci savent au moins justifier leur caractère mineur en prenant prétexte fictionnel de la vie clivée de jeunes mineurs (exemplairement des adolescents) en désir majeur de sublimité.
Ainsi, la réussite relative de Virgin Suicides indexait sa matière romanesque elle-même apparemment inspirée d’un fait divers sur la double perspective des formes ludiques et pratiques de l’adolescence féminine et bourgeoise des années 1970 comme du regard sublimatoire des garçons alors spectateurs fascinés par les sœurs Lisbon. Cette réussite consistant à excéder le sordide journalistique (les filles d'une même famille se suicident collectivement) en y injectant les doses (féminines et masculines) d’une mythologie adolescente souffrait ensuite de l’évanescence éthérée de Lost in Translation. Ce film n’ayant alors rien d’autre à offrir que son duo bien senti d’acteurs a priori peu disposés à être appariés (Bill Murray et Scarlett Johansson) et la reprise étique d’un vieil argument de mélodrame (celui de Brève rencontre de David Lean en 1945) pour croire exprimer l’indicible et indiscernable affection en reflet optique des surfaces réfléchissantes de l’urbanisme tokyoïte.
Sofia Coppola savait pourtant retomber sur ses pieds avec son film suivant qui est sa fiction la plus ambitieuse et aussi la plus accomplie à ce jour, Marie-Antoinette d’après l’ouvrage de la romancière et historienne Antonia Fraser. Reconnaissant dans l’archiduchesse d’Autriche qui fut dauphine puis reine de France l’ancêtre historique de la jeunesse hédoniste contemporaine, le film montrait que le « processus de civilisation » (Norbert Elias) aura historiquement participé à l’extension démocratique du domaine plutôt restreint de la fête royale. Jusqu’à ce que, inattendu contrechamp, le peuple ne survienne et frappe à la porte en rappelant aux fêtards que la fête n’est pas belle quand elle se tient dans son dos.
Le refus stylé, par crépitements anachroniques et pépiements pop, de l’académisme dans la reconstitution historique autorisait alors l’irruption d’une véritable « image dialectique » digne de la définition benjaminienne selon laquelle « l’Autrefois rencontre le Maintenant, dans un éclair, pour former une constellation » (cf. Paris, capitale du 19ème siècle. Le Livre des Passages, éd. Cerf, 2006, p. 479). Les fêtes dispendieuses de la grande-bourgeoisie contemporaine se menant grand train sur le modèle aristocratique révolu pendant que, à l’autre bout de la société spectaculaire, les politiques économiques néolibérales qui les enrichissent appauvrissent dans le même mouvement le plus grand nombre de leurs spectateurs extérieurs, en attendant le jour prochain où les exclus de la fête sauront à nouveau se regrouper en communauté de destin populaire désireuse de sonner la cloche et le glas afin d’avertir que la fête inégalitaire se doit de finir. On n’imaginait alors vraiment pas Sofia Coppola capable d’un tel effort esthétique et politique.
Et si Somewhere (Lion d’or à la Mostra de Venise en 2010) semblait tranquillement revenir en terrain plus balisé, voulant répéter le succès international de Lost in Translation, la substitution de la relation affective père-fille à la relation sentimentale entre un homme mûr et une jeune femme affecte d’un beau coefficient autobiographique l’histoire d’un sursaut existentiel derrière lequel on pouvait reconnaître, en mode positivement inversé, le fantôme émouvant du Cri (1957) de Michelangelo Antonioni.
Le cinquième long-métrage de Sofia Coppola, The Bling Ring, paraît devoir ramasser synthétiquement tous les motifs chers à l’auteure, de l’adolescence bourgeoise existentiellement désœuvrée au modèle étasunien du consumérisme hédoniste comme fuite en avant mortifère, en passant par les signes les plus médiatiques de la domination économique comme miroir aux alouettes et poison stroboscopique. Les cinq adolescents du film, d’abord Rebecca (Katie Chang) et Marc (Israel Bouchard) bientôt suivis par Nicki (Emma Watson), Chloe (Claire Alys Julien) et Sam (Taissa Farmiga), rêvent comme tant d’autres de leurs idoles spectaculaires préférées en « tripant », Crown on the Ground des Sleigh Bells en fond sonore pop et saturé, sur les derniers fétiches à la mode arborés par Paris Hilton et Megan Fox, Lindsay Lohan et Orlando Bloom, Rachel Bilson et Audrina Patridge.
La tentation pour rigoler et sans trop y réfléchir du passage à l’acte consistant à passer de la fausse proximité habituelle (les écrans domestiques relayant les « paparazzades » médiatiques) à une proximité avérée et insolite (les villas des stars visitées pour de vrai afin d’y dérober fringues et bijoux) puis son effectuation en toute inconscience (et inconséquence) improvisée attesteront in fine du renversement du « capitalisme de la séduction » (Michel Clouscard) en moralisme abject fait de punition et de contrition institutionnelles.
La quête de sublimité (approcher l’idole adorée parce qu’inaccessible) retournée en totale désublimation (les arrestations et le procès médiatiques, la prison et les confessions télévisuelles). Inspiré par un article de Nancy Jo Sales (« The Suspects Wore Louboutins ») paru dans la revue Vanity Fair, The Bling Ring peut donc être légitimement mis en rapport avec Foxfire, confessions d’un gang de filles de Laurent Cantet et Spring Breakers de Harmony Korine (ce dernier film ayant été distribué par la société A24 Films, à l'instar de The Bling Ring). Il est effectivement juste que ces trois films sortis cette même année (en janvier, mars et donc juin) posent, chacun à leur manière, la question du recours à la violence de jeunes adolescentes nord-américaines aiguillonnées par un désir d’exister excessif en regard des règles ou normes en vigueur et à qui le sens commun n’aurait pas attribué la possibilité d’un tel recours habituellement identifiable aux hommes plutôt qu'aux femmes (et a fortiori quand celles-ci sont jeunes).
Mais leur interrogation cinématographique s’effectue respectivement selon des modalités esthétiques différentes et avec des fortunes tout aussi diverses comme on a commencé à s'en apercevoir. On peut déjà noter que la structure narrative circulaire, partagée par les films de Laurent Cantet et Sofia Coppola qui ouvrent leur récit par sa funeste conclusion, manifeste une décision de fermeture et de clôture destinale qui bouche dès lors toute possibilité de devenir à des personnages dès lors figés, identifiés comme s'ils étaient fichés, seulement identiques à ce à quoi ils ont été identifiés.
Certes, la « révolte protopolitique » (Gérard Mauger) de la communauté utopique de filles combattant avec les seules armes disponibles le consensus sexiste ambiant de Foxfire, confessions d'un gang de filles pouvait encore laisser advenir, après sa désintégration, l'étincelle de son retour inattendue sous la forme historique de la politisation guévariste et tiers-mondiste mêlant alors anticapitalisme et anti-impérialisme. Rien de tel dans The Bling Ring qui a symptomatiquement repris comme titre la dénomination médiatique extérieure aux pratiques d'un groupe d'adolescents qui n'avait même pas imaginé qu'il formait une communauté rebelle.
Et cette absence d'imagination traduit un comportement dont l'apolitisme en tant qu'il résulte précisément du modèle consumériste et hédoniste d'un capitalisme au stade culturel et spectaculaire finit par être celui de la réalisatrice elle-même. Malgré quelques accents dévolus à l'empathie (les saccades du montage-catalogue et des ralentis gracieux dignes de Wes Anderson avec qui collaborent souvent Roman Coppola et Jason Schwartzman), Sofia Coppola est incapable de voir dans ces personnages autre chose que des cas d'école ou des figures exemplairement symptomatiques. Soit les proches symptômes à la fois quelconques et nébuleux figurant un lointain malaise dans le capitalisme étasunien, représentatifs d'une inconscience hédoniste sombrant dans l'inconséquence délinquante, et disponibles pour les formes les plus spectaculaires des traitements judiciaire et médiatique.
A côté, les héroïnes de Spring Breakers savaient pour leur part se déployer en prenant racine dans le terreau documentaire des véritables bacchanales étudiantes, mais pour se dresser et s'étirer toujours plus haut dans le ciel d'une mythologie pop aux couleurs saturées et acidulées leur assurant une puissance iconique et subversive intempestive.
De ce point de vue, les efforts d'Emma Watson (la seule actrice professionnelle du groupe issue de la série à succès Harry Potter) à vouloir bousculer son image lisse paraissent bien vains en comparaison de ce qu'accomplissent Selena Gomez (venue du Disney Channel), Vanessa Hudgens (de la série High School Musical) et Ashley Benson (du soap opera).
Si un plan-séquence d'un accident de voiture filmé dans The Bling Ring en travelling latéral depuis l'habitacle d'une voiture volée peut encore impressionner le spectateur, un autre plan-séquence travaillé par la tension autour de l'usage d'une arme à feu trouvée avec laquelle joue une des filles contre le seul garçon de la bande montre les limites de l'entreprise de Sofia Coppola. Surtout quand on compare ce plan-séquence à une longue séquence de Spring Breakers montrant Brit et Candy jouer avec le flingue retourné contre lui du floridien Alien, figure de gangster-rap locale.
Au-delà de la stricte question du suspense bornant l'horizon de la séquence de The Bling Ring, Harmony Korine poussait la sienne dans une logique organique et évolutive inattendue au terme de laquelle le fauve prêt à bondir sur ses deux biches afin de les prostituer devenait lui-même la proie de ses propres proies devenues à leur tour prédatrices. Jusqu'à ce que tous les trois se reconnaissent comme frère et sœurs faits de la même étoffe dionysiaque, l'hédonisme superficiel et la menace prostitutionnelle cédant alors le pas à une passion solaire et dépensière, improductive et légendaire, une consumation pure de toute capture consumériste et digne des problématiques du « potlatch » de Marcel Mauss comme de la « part maudite » chère à Georges Bataille (inspiré d'ailleurs par ce dernier).
Sofia Coppola ne partage hélas pas la même ambition, refusant même de sexualiser ses personnages (quatre filles et un garçon saufs de toute attirance réciproque) dans une attitude frôlant la pudibonderie, la distanciation alors confondue avec la neutralisation (comme l'image délibérément désaturée, à l'opposé de celle de Spring Breakers, frise le terne). Même les quelques indices d'une possibilité transgenre concernant le personnage de Marc (un garçon qui fréquente plus de filles que ses pairs et qui peut par exemple s'amuser à porter le rouge à lèvre ou les chaussures roses à talon de ses idoles préférées) ne parviennent pas à cristalliser une véritable ambiguïté ou ambivalence identitaire et sexuelle. Comme nous sommes loin ici de la puissance tragique des films de Larry Clark, Kids (1995), Bully (2001) et Ken Park (2003), qui tous montrait une adolescence dont la folle inconscience, à l'incandescence au-delà de toute inconséquence, venait non seulement excéder les capacités de leurs aînés à les comprendre, mais venait aussi déborder nos propres capacités à comprendre et imaginer.
A moins que la sublimation libidinale dans les marchandises fétiches du capitalisme culturel (stars et marques) n'ait ici tout aspiré dans le trou noir de l'auto-valorisation mortifère du capital, sexualité comprise. Mais c'est aussi une camaraderie dissoute dans le bain des calculs égoïstes pour celles qui toutes, une fois attrapées, se jettent à corps perdu dans la morale pénible du chacun pour soi à laquelle elles ne sauraient dès lors survivre en tant que personnages (à l'exception du seul garçon rescapé bénéficiant in extremis de l'indulgence d'une réalisatrice qui paraît avoir pris un léger coup de vieux).
Que resterait-il alors à une jeunesse pourtant socialement favorisée, mais dont le seul tort serait alors d'habiter dans les quartiers résidentiels en contrebas des collines californiennes (West Hollywood, Lynwood et Venice) dominées en haut par les (vraies) villas des stars ? La contradiction capitaliste se jouerait-elle également entre les moyennement riches et les extrêmement riches, obligeant d'ailleurs ces derniers à la suite des cambriolages de 2009 à revoir et corriger leurs propres codes (les maisons comme les voitures n'étaient même pas fermées à clé, considérant que les très pauvres vivant à l'autre bout de la périphérie échoueraient à accéder à ces quartiers) ? Les plus lointains seraient-ils aussi les plus proches puisque Nicki briefée par sa mère (Leslie Mann, compagne de Judd Apatow et double grotesque de Julianne Moore dans Safe de Todd Haynes en 1996) et affirmant au cours d'une émission de télévision servant à vendre sa grotesque réhabilitation New Age qu'elle a été incarcérée dans une cellule mitoyenne de celle de Lindsay Lohan se met alors à terriblement ressembler à celle-ci ?
C'est alors la fin de The Bling Ringet tous auront été deux fois condamnés, par la société comme par le film qui s'en ferait le condescendant relais, dès lors impuissant à saisir les déterminants structurels d'une violence ici moins criminelle que délictuelle. La distanciation étiolée d'une part, c'est d'autre part l'empathie in fine avalée par un surplomb vaguement cassant qui d'ailleurs concerne moins les stars ayant prêté (comme la milliardaire Paris Hilton) leur maison pour le tournage que pour leurs fans les plus radicaux : il n'y aurait alors pas de plus grand échec pour celle qui, The Bling Ring survenant après Virgin Suicides et Somewhere, croit devoir conclure sur la punition méritée d'adolescents abrutis, préférant dès lors le plus proche (du faits divers apolitique) au plus lointain (de la poétique d'une révolte virtuellement politique). La préférence allant donc à la morale (parentale) de la sanction comme rappel à la normale contre l'analytique d'une aliénation consécutive à un rapport de domination auquel n'échapperaient pas les nantis eux-mêmes (d'autant plus quand ils appartiennent à la classe des femmes comme aux jeunes générations).
« Dans un contexte de forte discrimination de genre et d'hégémonie culturelle du masculin, il apparaît nécessaire de chercher les manifestations de résistance au-delà des définitions ordinaires de celle-ci. Car le pouvoir des faibles ne réside pas là où on l'attend, il n'est pas structuré comme un discours sur les droits. Le geste de résistance peut être dérisoire ou démesuré, il ne s'inscrit pas dans l'économie d'un échange égalitaire » affirme à juste titre David Niget en conclusion de son article « "Bad Girls". La violence des filles : généalogie d'une panique morale » (in Penser la violence des femmes, ibid.,p. 313).
La perspective privilégiée par Laurent Cantet avec Foxfire, confessions d’un gang de filles aura donc consisté à problématiser la question de la violence féminine et juvénile en tant que réaction de défense (explicite et illicite) à une première violence d'agression (licite et implicite). La violence en tant que recours et réponse contestataire, d’abord individuel puis collectif, étant le fait d’un groupe soudé par une double appartenance de genre et de génération dominés (les femmes par rapport aux hommes et les jeunes par rapport aux vieux). Pour ce faire, ce dernier a stratégiquement opté pour le triple biais de l’adaptation d’un roman (de l’écrivaine étasunienne Joyce Carol Oates), de l’éloignement géographique et socioculturel (le cinéaste français a tourné sa fiction au Canada) et du recul historique (son histoire se passe pendant les années 1950). Au risque que l'éloignement dans l'espace et le temps, court-circuitant toute possibilité documentaire, affaiblisse la promotion benjaminienne d'une « image dialectique » différant l'essentielle question de la politisation de la révolte féminine, seulement intéressante parce qu'elle se manifeste d'abord comme transgression à la loi.
Avec Spring Breakers, Harmony Korine a adopté une solution plus retorse et originale, arrachant au bouillonnant bain documentaire de la dépense obscène et estudiantine les signes poétiques d'une révolte féminine et libertaire dont l'hédonisme retrouvé l'aurait été en-dessous de sa capture masculine et consumériste. On pourrait là encore critiquer le film puisqu'il cantonne hors-champ la question de la politisation. Sauf que le différé de la politique se coule et fond ici dans l'affirmation, dressée au cœur d'un dispositif de capture capitaliste de la libido juvénile, d'une poétique de la dépense dont le caractère archaïsant et originellement improductif est, à l'instar du potlatch de Marcel Mauss, essentiellement anticapitaliste.
En regard du film de Harmony Korine (et même de celui de Laurent Cantet), The Bling Ring de Sofia Coppola fait un peu pâle figure, impuissant à faire de sa matière issue d'un potentiellement passionnant fait divers autre chose que le vague symptôme d'un malaise imprécis concernant un fétichisme de la marchandise spectaculaire auquel échoueraient même à se soustraire les enfants gâtés des banlieues résidentielles huppées de Californie. Un malaise diaphane qui – et c'est peut-être là le plus grand drame pour la réalisatrice – semble rendre impossible la pérennité de l'amitié entre quatre filles et un garçon livrés après leur procès à la plus grande solitude (médiatique plus que juridique).
L'émancipation, actée mais seulement de manière joyeusement nihiliste dans Spring Breakers, n'est que par trop différée dans Foxfire, confessions d'un gang de filles quand elle n'est même pas envisageable dans The Bling Ring. Pourtant, son spectre demeure ou insiste, la liberté n'étant que « l'agencement possible des rapports de force produits par le pouvoir. Et en effet, dans une situation d'oppression, une forme de libération peut provenir de l'instrumentalisation par le sujet des critères mêmes qui ont présidé à son propre assujettissement (…) » (David Niget, idem).
Jeudi 20 juin 2013