Des nouvelles du front cinématographique (97) : Les états généraux des peuples exposés, Lussas 2013 (seconde partie)

4/ La conjuration des spectres : Visages d'une absente de Frédéric Goldbronn et La Part du feu d'Emmanuel Roy

Quelle est la madeleine de Frédéric Goldbronn ? Il ne s'agira pas tant ici de faire référence au célèbre gâteau trempé dans du thé faisant lever la pâte de la mémoire involontaire du narrateur proustien renouant, au cours de sa Recherche du temps perdu (précisément dans Du côté de chez Swann écrit il y a tout juste un siècle), avec une part essentielle de son enfance à Combray. Encore que le souvenir involontaire mais persistant d'une chute depuis le cheval en bois d'un manège venu du plus profond de l'enfance inaugure un film placé sous les auspices d'une image originelle à l'onirisme paradoxal, à la fois merveilleux (le carrousel de lumière émergeant dans un halo de la nuit) et inquiétant (l'activation mécanique de chevaux grimaçants).

 

 

Il s'agira plutôt d'évoquer la hantise accompagnant le spectre d'une femme dont le mystère moins littéraire que cinématographique appelle l'enquête également paradoxale puisqu'elle promet d'en conjurer l'énigme tout en affrontant (comme on peut également le voir dans Histoire d'un secret de Mariana Otero en 2003 et Acqua in bocca de Pascale Thirode en 2009) le risque de l'obscurcissement fantasmatique de l'objet de son désir. Mais, on le sait aussi avec Jacques Derrida, la conjuration des spectres consiste, dans un double mouvement de rapprochement et d'éloignement, en leur convocation afin de s'expliquer avec eux et ainsi pouvoir s'en exorciser une fois déroulée la spirale de l'explication. Un escalier en spirale ne témoignera alors pas pour rien au début de Visages d'une absente (projeté lors de la journée spéciale de la SCAM, le film étant récipiendaire de la bourse « Brouillon d'un rêve ») d'un écho avec Vertigo (1958) d'Alfred Hitchcock dont la Madeleine interprétée par Kim Novak est devenue le spectre de plus d'un cinéphile.

 

 

Parmi eux, on citera Chris. Marker qui faisait d'ailleurs dans Sans soleil (1982) le raccord entre les images proustienne et hitchcockienne, ainsi qu'Arnaud Desplechin dont le documentaire L'Aimée (2007) se voulait une enquête qui, plongeant dans le labyrinthe généalogique de la famille roubaisienne du cinéaste, faisait directement référence au chef-d’œuvre d'Alfred Hitchcock. Du coup, comme par effet de contamination, l'image onirique d'ouverture des chevaux du manège se charge du souvenir (peut-être involontaire) du finale spectaculaire de Stranger on a Train (1951). Le nouveau long-métrage de Frédéric Goldbronn sera en tous les cas l'histoire d'une Madeleine cristallisant une culpabilité filiale et enroulant autour de l'image inquiétante de la mère une cohorte de frères et de sœurs comme autant de doubles dont la hantise, parfaitement hitchcockienne, pourrait conduire à cette « rivalité mimétique » si souvent évoquée par René Girard.

 

 

Dans ce nouvel essai cinématographique de « généalogie projective » (François Caillat) manifestant à quel point l'auteur de Diego (1999) et Georges Courtois (1996) est un fin portraitiste, le cinéaste se livre désormais à une enquête au ton plus autobiographique amorcé par L'An prochain la révolution (2010) au cœur de laquelle brille d'un éclat particulier le motif aussi fascinant que terrorisant de la mère justement prénommée Madeleine.

 

 

Et la peinture de ce motif induit une mise en mouvement spiralée dont la dynamique s'étoilerait sur plusieurs plans spécifiques. Il y aurait le plan éminemment personnel de la conjuration du spectre maternel et la pratique narrative du tutoiement signifierait pour l'auteur une convocation enroulant l'apaisement promis par l'exorcisme autour des tourments nécessaires de l'explication. Il y aurait celui de l'enquête proprement dite, avec ses archives fragmentaires (les photos, les carnets, les lettres lues en off par la monteuse du film, Anne Baudry) permettant de révéler dans les fondations des malheurs tus d'une femme de la génération de l'après-guerre la généalogie incomplète des violences indicibles subies.

 

 

Et il y aurait enfin le plan d'un étrange travail de reconstitution familiale qui s'autorise des trous et des béances dans la vie amoureuse et sentimentale de Madeleine pour réinventer de nouveaux rapports entre les frères et les sœurs blessés, sans exception mais chacun à leur façon, par les blessures incomprises de leur mère. Trois plans expliquant la pluralité (cubiste, pourquoi pas ?) des visages de l'absente. Trois plans assurant la consistance multidimensionnelle d'un film qui ainsi établit à partir d'un matériau strictement personnel la puissance de ses rayonnements universels.

 

 

Ainsi, le beau roman d'une judaïté mythique ou mythifiée est brutalement percuté par l'antisémitisme français et la femme libre d'aimer qui lui plaît à Saint-Germain-des-Près est jugée pour mauvaises mœurs par le tribunal qui alors destinait à la mort ses consœurs de l'avortement clandestin. Le manège des figures masculines inconsistantes (tous ces hommes aimés par elle comme jamais par eux en retour) tourne ainsi autour de l'image d'une femme meurtrie par les formes les plus institutionnalisées de la domination masculine à l'époque de la seconde guerre mondiale et de la période qui s'ensuivit. L'album de famille feuilleté dans Visages d'une absente est bel et bien troué de poches de hors-champ, il est même traversé de ces « lignes de failles » dont a parlé au cours du séminaire questionnant le peuple à l'écran Georges Didi-Huberman.

 

 

Et ces lignes de failles traduisent, dans un film tout en « lignes de tact » (pour reprendre une autre formule de Georges Didi-Huberman), le caractère quasi-architectonique d'une généalogie familiale abîmée dont les entrelacs s'enfoncent aussi loin que le voudrait l'interminable volonté de savoir. Jusqu'à buter sur l'os de la suspension du jugement filial. Ouvrir en compagnie de ses deux frères et trois sœurs la boîte aux photographies, c'est bien, comme le dit à un moment du film Frédéric Goldbronn, ouvrir la boîte de Pandore. Et la femme créée par Zeus pour l'offrir à Épiméthée est, comme son nom grec nous l'indique selon Jean-Pierre Vernant, « celle de tous les dons », des pires catastrophes à l'espoir demeurant au fond de la boîte. Il y a le don terrible par l'auteur d'une photographie de la mère pour le frère qui a cru partir vivre en Corse afin de tenir en respect le spectre maternel alors que le film rend manifeste son exil inconscient dans les ruines d'un désert venteux digne de Sisyphe.

 

 

Et il y a le don magnifique du film (produit par Daniel Coche pour Dora films !) dont l'action proprement dite fait des béances aveugles d'une famille par défaut les défauts qu'il fallait à ses membres pour se reconstituer comme nouvelle famille, nouvelles fratrie et sororité. Comprendre enfin la générosité de ce geste de reconstitution de nouvelles formes de filiations symboliques à partir des débris de la famille traditionnelle, c'est comprendre aussi, à une époque où les opposants à la loi autorisant le mariage homosexuel hurlent contre l'atteinte portée contre le régime « naturel » de la filiation, le caractère éminemment politique de Visages d'une absente.

 

 

Ah oui, et puis cette chose aussi : pour qui connaît Frédéric Goldbronn, on ne peut que s'étonner de le voir en entretien avec ses sœurs et frères sans ses lunettes dont les verres grossissant agrandissent habituellement son regard. Peut-être que cette absence s'inscrit dans une technique particulière de l'entretien en face à face dont la proximité offrirait alors une forme paradoxale de tension (le frère et les siens se soutiennent du regard) et de réserve (en se regardant, ils ne regardent pas la caméra) affectives. Peut-être aussi y a-t-il comme de la cécité volontaire de la part d'un homme qui sait devoir chercher dans les visages des personnes avec qui il s'entretient des parts d'ombres qui risqueraient de lui brûler les yeux. Mais peut-être encore que cette absence manifesterait ultimement que c'est le film lui-même qui vaut symboliquement comme paire de lunettes universelle à partir desquelles le spectateur peut voir au côté du réalisateur l'impensé (en termes de violences institutionnelles, familiales et masculines) qui résiste et se dérobe à l'ordinaire des représentations.

Jacques Derrida a écrit de passionnantes pages dans La Dissémination (éd. Seuil-coll. « points essais », 1972, pp. 149-151) consacrées au geste dialectique pratiqué par Socrate qui pourrait s'envisager comme une manière, certes ironique, de se protéger de l'angoisse de la mort par la mise en jeu dialogique de deux paroles vives s'affrontant contradictoirement. La dialectique socratique, dès lors qu'elle est considérée à l'instar de la lecture derridienne comme un art de la dispute conjurant le spectre de la mort (plutôt que comme le registre éristique d'une mise à mort symbolique de l'autre ainsi que le défendait Arthur Schopenhauer dans son Art d'avoir toujours raison écrit vers 1830), peut qualifier le geste cinématographique lanzmannien qui, on l'a précédemment rappelé concernant Shoah, autorise une maïeutique plaçant le dialogue contradictoire sous la condition de l'accouchement pour les témoins d'une parole de vérité.

 

 

La conjuration des spectres est également, on vient de le voir, ce qui détermine un certain usage de la voix dans Visages d'une absente de Frédéric Goldbronn (de la voix de la mère prolongée dans la fiction des extraits de lettres lus par Anne Baudry et à celle du réalisateur usant de la technique narrative du tutoiement) parce qu'il s'agit de faire de la parole le moyen paradoxal d'une prière et d'une exorcisme. Faire venir à soi la menace afin de mieux s'en protéger est encore une autre manière paradoxale de parler de conjuration des spectres et c'est bien l'enjeu de La Part du feu d'Emmanuel Roy qui place son documentaire (coproduit par Dominique Cabrera pour Ad Libitum) sous les auspices du spectre paternel et des victimes de l'amiante. Rien de plus erratique pourtant que de proposer de ranger ce film dans la catégorie des reportages solidement étayés (comme Poussière mortelle réalisé en 2010) incriminant la capitulation de l’État ayant sacrifié ce qui ne s'appelait pas encore le « principe de précaution » (même si des alertes scientifiques concernant la dangerosité de la fibre d'amiante avaient été lancées dès la fin du 19ème siècle) au bénéfice des intérêts très particuliers des gros bonnets de l'industrie chimique.

 

 

Non pas que le film d'Emmanuel Roy, citant dans son générique-fin Annie Thébaud-Mony qui milite à l'association internationale Ban Asbestos et est l'une des spécialistes de ce dossier, fasse l'économie de l'horreur sanitaire et économique expliquant aujourd'hui que les cancers liés à l'inhalation de l'amiante (comme l'asbestose et le cancer de la plèvre ou mésothéliome) représentent la deuxième cause de maladies professionnelles ainsi que la première cause (accidents de travail exceptés) de décès lié au travail. Mais l'horreur n'est pas tant économique (c'est la thèse de Viviane Forrester) que politique (c'est celle de Jacques Généreux) et la politique qui décide et organise le laissez-faire économique quand elle s'inscrit dans la sphère étatique ne doit pas escamoter non plus l'autre politique qui est dans la perspective philosophique de Jacques Rancière l'antonyme de police et le synonyme d'esthétique.

 

 

Et c'est une voie esthétique (et donc politique) plus étroite et singulière qui a finalement été privilégiée par un réalisateur qui avait déjà coréalisé Une journée pour rebondir (2003) avec Christophe Cordier, cette fois-ci en constituant la singularité de son espace cinématographique à partir de trois matériaux spécifiques : la lecture off par Franck Trillot du journal du père du réalisateur, Henry Roy ; des séquences consignant plusieurs témoignages (croisant le personnel, le professionnel et l'aspect technique) et portant directement sur les conséquences de l'amiante ; des plans manifestant une sensibilité comme à fleur de peau faite de paysages tarversés, de caméras subjectives et de durées angoissantes.

 

 

Comme si le fait même de filmer était parfois dynamisé par une puissance de voir au-delà de ce que les plans peuvent enregistrer d'informatif afin d'atteindre à un réel (le Réel de la mort lente par l'amiante) échappant à nos capacités perceptives.

 

 

Comme si le fait même de faire durer les plans un peu plus longtemps que nécessaire induisait la densification des fragments de réalité filmés (dans un gymnase à Sanary-sur-Mer, près du site industriel de l'étang de Berre, en Corse) apparaissant dès lors comme chargés d'un magnétisme obscur.

 

 

La révélation progressive du cancer dont a été victime le père du cinéaste est d'autant plus forte qu'elle s'énonce dans une manière narrative plutôt factuelle laissant pourtant place dans ses interstices à l'émotion d'un homme qui met longtemps à comprendre, et même à croire ce qui lui arrive. Bouleversement particulièrement symptomatique puisque ce dernier n'était pas un ouvrier de chantier mais un principal de collège, autrement dit un fonctionnaire qui a cru en l’État et ses missions de service public et d'intérêt général, mais aussi un homme clairement identifié à gauche (L'Esprit du socialisme de Jean Jaurès, la carte de militant syndical datée de la fin 1961) qui aura été victime du libéralisme au nom duquel les pouvoirs publics ont scandaleusement abandonné aux mains des industriels leurs obligations en termes de santé et de prévention des risques sanitaires.

 

 

Si un fonctionnaire de l’Éducation nationale peut avoir été victime de l'amiante (peut-être à l'occasion d'une unique visite d'un chantier concernant l'un des établissements placés sous son administration), alors tout le monde est susceptible d'être victime d'un mal qui, s'il frappe massivement les ouvriers ayant amianté et désamianté, risque d'être sous-estimé en étant strictement identifié à ces salariés. Un mal qui se traduit aussi, d'une part par la certitude pour un avenir plus ou moins proche de dizaines de milliers de décès, d'autre part par la découverte de pans toujours plus nombreux de la « vie matérielle » (comme l'appelait Marguerite Duras) contaminés par une matière célébrée jusqu'à son interdiction en France depuis le 1er janvier 1997 pour ses qualités d'isolation thermique et d'ignifugation.

 

 

La terrible et cruelle ironie capitaliste voulant que les entreprises qui ont fait du profit en floquant les infrastructures de la société française soient à peu près les mêmes qui vendent aujourd'hui leur savoir-faire dans le déflocage et le désamiantage des mêmes infrastructures. Si le spectre paternel est convoqué par Emmanuel Roy pour s'expliquer sur l'héritage qu'il laisse à son fils, La Part du feu répond par cette angoisse quasi-ontologique à laquelle ne sauraient même pas échapper les propres enfants du documentariste. Les briques en plastique dont l'emboîtement se conclut pour l'un par un perpétuel redémarrage à zéro digne de Sisyphe ou bien les reflets d'un feu d'artifice de nuit sur le visage assez bergmanien de l'autre présenteraient effectivement les symptômes d'un monde en ruine ou d'un désastre en cours.

 

 

L'héritage ne concerne alors plus seulement un père livrant à son fils le témoignage de son agonie puisque La Part du feu le pousse au niveau générique d'une dette impossible à liquider que les politiques industrielles et productivistes d'hier ont laissé aux générations actuelles ainsi qu'à celles qui suivront. La catastrophe dont hérite le genre humain parce qu'il est lui-même cette catastrophe, s'il est ce que vise cinématographiquement La Part du feu, aura peut-être été aussi l'objet littéraire de Franz Kafka dont l'une des meilleures lectures a été donnée par Maurice Blanchot avec son recueil de 1949 intitulé justement La Part du feu.

 

 

C'est alors la force hallucinatoire et proprement délirante, véritablement kafkaïenne, de ce film que de partir de l'intime pour en arriver au genre humain en son entier au point que n'importe quel plan de désamiantage semble directement issu d'un film de science-fiction. Ainsi, ce long plan-séquence subjectif (le quatrième du film auquel répondra le tout dernier) qui voit la caméra tenu par Emmanuel Roy glisser pendant un bon bout de temps sur un chemin campagnard et pierreux dépasse l'exercice anecdotique pour se comprendre rétrospectivement comme une image doublement hallucinante. Image des poussières que tout un chacun inhale sans imaginer leur dangerosité potentielle.

 

 

Et image des gros cailloux que l’État a fait avaler à la population dont il a la charge afin de laisser faire les industriels. La conjuration initiale du spectre paternel finit alors par déboucher sur la menace spectrale d'un désastre écologique et sanitaire dont notre présent hérite tout autant que notre futur. Avenir toujours déjà rongé par les fibres d'amiante, comme cette campagne française que l'on voudrait bien continuer à voir comme si elle était restée vierge en regard de la catastrophe. Mais la marche campagnarde entamée avec le quatrième plan du film se conclut dans sur l'image grandiose d'une cavité béante creusée à même la roche. Image puissamment paradoxale puisqu'elle conjoint l'imaginaire kantien puis romantique du sublime comme bouleversement de la faculté de juger et les restes corses d'une mine d'amiante laissée à l'abandon. Comment juger alors de cette proverbiale « part du feu » censée prescrire de sacrifier un peu pour sauver l'essentiel alors que c'est l'essentiel qui est ici touché, brûlé, contaminé, profané ?

 

 

On se demande encore si le film d'Emmanuel Roy ne serait pas, toutes choses égales par ailleurs, comme un possible équivalent contemporain dans le domaine du documentaire de ce que valut en son temps pour la fiction Stalker (1979) d'Andreï Tarkovski, film prémonitoire sur l'extension de l'inhabitable zone.

5/ Des groupes sociaux en demande critique d'institutions : La Chasse au snark de François-Xavier Drouet, A ciel ouvert de Mariana Otero, Géographie humaine de Claire Simon

Les travaux sociologiques de François Dubet, s'ils tirent leur légitimité d'une approche compréhensive des « acteurs » et des cadres configurant leur « expérience » du social (La Galère en 1987, Les Lycéens en 1991), ont également tenté d'appréhender une « crise institutionnelle » dont la nouveauté viendrait précisément ébranler le système de valeurs, de croyances et de certitudes au soubassement des cadres de l'expérience d'un certain nombre d'acteurs sociaux issus de ce que Pierre Bourdieu a un jour nommé la « main gauche de l’État » (in Contre-feux I, éd. Liber-Raisons d'agir, 1998, p. 9). Le Déclin de l'institution (éd. Seuil, 2002) représente ainsi la tentative, certes pas toujours concluante, de comprendre les actuelles difficultés du « programme institutionnel » régissant plusieurs secteurs professionnels du « travail sur autrui » (comme l'éducation, la santé et le travail social) considéré comme entreprise de socialisation structurée en médiation entre l'individuel et l'universel, en vocation pour les travailleurs institutionnels et en normes pour leurs usagers.

 

 

Il y aurait tout lieu de critiquer le cadre méthodologique d'un constat qui, visant le « constructivisme modéré », généralise à partir de spécificités professionnelles exprimées par des « groupes d'intervention sociologiques » formés de professionnels volontaires prompts à l'auto-réflexivité et dont les auto-analyses semblent avoir suffi au sociologue pour se croire dispensé de toute observation personnelle comme de l'usage de l'outil statistique. Tout autant que la thèse « décliniste » de la décomposition institutionnelle à l'heure de la « modernité tardive » s'étiole dans un nuage impressionniste gros des thèmes de la montée de l'individualisme et de l'éclatement des groupes et des identités comme de la préférence de la technicité au détriment de la vocation et de la substitution de la discussion au respect de la tradition.

 

 

Il y aurait pourtant quelques effets heuristiques à se demander si la crise du « programme institutionnel » concernant le travail de relation à autrui et entendu comme « le processus social qui transforme des valeurs ou des principes en action et en subjectivité par le biais d’un travail professionnel spécifique et organisé » (op. cit., p. 24) n'est pas le noyau autour duquel tournent, de près ou de loin, les documentaires réalisés respectivement par François-Xavier Drouet, Mariana Otero et Claire Simon. Tantôt pour en affronter le désarroi quotidien (La Chasse au snark) ou bien au contraire pour se féliciter que l'institution remplisse ses fonctions (A ciel ouvert), tantôt encore pour découvrir de manière un peu plus sauvage de l'institution là où on n'en aurait pas vraiment attendu (Géographie humaine).

 Par exemple, on aura toute latitude pour reconnaître derrière le monstre imaginé par Lewis Carroll dans un poème de 1876 qui donne son titre au film de François-Xavier Drouet à la fois le nom réel d'un service résidentiel situé en Wallonie et accueillant des jeunes âgés de 12 à 18 ans victimes de troubles caractériels ou pré-psychotiques du comportement, mais aussi le malaise d'une institution fragilisée par ses tensions intrinsèques et par ses rapports difficiles avec ses propres usagers, mais encore cette violence pulsionnelle qui semble toujours prête à surgir du bois bordant le centre pour s'emparer brutalement de l'un de ses jeunes hôtes. On sait que le snark imaginé par Lewis Carroll est un animal légendaire et introuvable (toujours fuyant comme le sens disséminé chez Jacques Derrida), consistant en fait en un mot-valise contractant le nom d'animaux aussi éloignés que le requin (shark) et l'escargot (snail).

 

 

On dira alors que le documentariste a su à la fois conjuguer les vertus de l'escargot (par sa patiente immersion entre les murs de cette institution pour enfants frappés par la déscolarité) et du requin (par son hypersensibilité quant aux moindres mouvements d'une violence électrisant les corps hantés par le passage à l'acte délinquant). Et ce d'autant plus que le film a beaucoup bougé entre son résultat final et un premier projet porté par le désir de filmer une structure autogérée et héritière des pratiques de Jean Oury, Fernand Deligny et Félix Guattari relevant de la psychothérapie institutionnelle (dont l'exemple paradigmatique demeure la clinique La Borde filmée par Nicolas Philibert dans La Moindre des choses en 1997).

 

 

A mi-chemin de la santé et du travail de réinsertion, le Snark est cette institution dont le programme est constamment mis à l'épreuve de la rétivité de ses jeunes et énervés usagers testant son autorité et sa légitimité, pendant que son dynamisme autogestionnaire semblerait s'être relativement épuisé depuis le départ de ses fondateurs historiques. Moins disert sur ce second aspect que sur le premier, La Chasse au snark propose malgré tout une séquence digne du film de Laurent Cantet, Entre les murs (2008), montrant la réalité du dissensus dans l'équipe médicale et éducative lorsqu'il s'agit de mettre au vote le sort de l'un des usagers du centre.

 

 

Le geste documentaire est beau quand il montre que le modèle autogestionnaire (avec l'égalité des salaires, le refus de la hiérarchie et le principe des tâches tournantes) continue, après la grande vague libertaire des années 1970, d'exercer des effets pratiques représentant comme un rempart institutionnel devant les ravages sociaux que le néolibéralisme a déchaînés dans une région aussi fortement ouvrière que la Wallonie. Ravages tels qu'ils s'incarnent dans les corps violents de jeunes pris entre deux eaux, de la déscolarité d'un côté et de la délinquance de l'autre. Ce geste documentaire l'est tout autant quand il montre ces moments disjonctifs manifestant symptomatiquement une précarité institutionnelle résultant de la fragilité de ses usagers eux-mêmes qui la considèrent d'abord et avant tout comme une menace, moins comme un remède que comme un poison.

 

 

Et il l'est encore davantage lorsqu'il déniche les interstices à partir desquels l'espace institutionnel s'interrompt provisoirement pour laisser place à des zones intervallaires à l'intérieur desquelles les enfants acceptent de se livrer au documentariste comme ils ne le feraient jamais avec les représentants de l'institution. Si, pour les acteurs du travail social, « la relation à l’autre est elle-même un programme pédagogique » (François Dubet, ibid., p. 235), elle l'est aussi pour François-Xavier Drouet. Par exemple quand, lors du premier plan-séquence de son film, celui-ci sait attendre derrière le dos de l'éducateur en interaction difficile avec la jeune Angèle en train de s'éloigner dans la profondeur de champ jusqu'à ce que, l'acteur social parti, une zone de confiance s'établisse entre la jeune fille et lui, celle-ci décidant autant de revenir dans le champ de l'institution que dans celui délimité par le cadre du filmeur.

 

 

Cette confiance induira également ce plan concernant cette pratique de « code-switching », digne de L'Esquive (2004) d'Abdellatif Kechiche ou des travaux en sociolinguistique de William Labov (cf. Le Parler ordinaire. La langue dans les ghettos noirs des États-Unis, éd. Minuit-coll. « Le sens commun », 1993), selon laquelle la manière crue d'interpeller les garçons du centre social bénéfice des commentaires auto-réflexifs concernant l'adoption stratégique par une fille de la norme viriliste en vigueur afin de gagner leur respect. Cette confiance induira encore le désir d'Angèle (garçon manqué au prénom pagnolesque et dont l'indifférenciation relative en termes d'identité de genre s'accorde, après Ying mi-enfant mi-femme dans Trois sœurs de Yunnan de Wang Bing, avec l'infra-mince ou l'in-différence propre à la zone conceptualisée par Marie-José Mondzain) de montrer au réalisateur la photographie de son père à partir du moment où cette image demeure hors-champ.

 

 

Plus tard, c'est la disponibilité d'un garçon en proie à une colère terrible décidant malgré tout d'offrir au documentariste et à lui seul le passage progressif de l'état affectif de haine à celui d'apaisement. Cette manière de ménager à certains usagers du Snark la possibilité de devenir en toute connaissance de cause des personnages de cinéma (et d'un cinéma pas tout à fait identique à celui pratiqué par Ken Loach ou les frères Dardenne à partir de sujets semblables) qui savent ce qu'ils donnent au film comme ce que le film leur rend en retour est d'autant plus remarquable qu'elle s'accomplit dans une zone interstitielle qui n'appartient plus véritablement à l'institution. Filmer dans le dos de l'institution (non plus derrière elle comme dans le premier plan mais depuis un endroit qui lui échappe), ce n'est dès lors pas filmer contre elle. C'est plutôt lui signifier qu'elle n'est pas une « institution totale » (cf. Erving Goffman, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, éd. Minuit-coll. « Le sens commun », 1968 [1961 pour l'édition originale]).

 

 

En même temps que c'est lui montrer qu'elle a tout intérêt à profiter concrètement d'un savoir qui n'appartient pas à ses prérogatives propres afin de parer aux coups de la « crise institutionnelle » de son « programme » qui semblerait se prolonger – ultime avatar du snark consonant avec Visages d'une absente de Frédéric Goldbronn – dans une défaillance généralisée des figures paternelles.

Chez Mariana Otero, les figures paternelles ne paraissent pas devoir faire défaut et l'institution semble ne pas connaître la crise de son « programme », ainsi que son documentaire A ciel ouvert consacré au Courtil le montre. La figure d'Alexandre Stevens, l'homme qui a fondé en 1984 le Courtil au sein de l'Institut médico-pédagogique Notre Dame de la Sagesse créé au bord de la frontière franco-belge en 1950 afin de mobiliser la psychanalyse lacanienne dans le traitement psychiatrique de jeunes gens atteints de troubles psychiques et âgés entre 6 et 20 ans, représenterait ainsi, de manière exemplaire ici, l'autorité disposant du savoir magistral à partir duquel interpréter positivement les gestes des patients et juger les interprétations des praticiens intervenant quotidiennement auprès d'eux. Et la confiance obtenue par la réalisatrice auprès de ce dernier récemment victime d'un reportage ayant trahi ses propos dans une période de remise en question radicale de la psychanalyse renforce un souci de présentation cinématographique convergeant, voire homothétique quant aux prérogatives d'une institution d'abord et avant tout filmée comme intelligence collective en pratique.

 

 

Comme pouvait l'être aussi le groupe des ouvrières de Entre nos mains (2010) qui décidait de reprendre en main leur usine de lingerie fine en situation de liquidation afin de tenter la reprise sous la forme économique de la coopérative. Sauf que ces travailleuses s'étaient jetées dans une aventure collective à la destinée incertaine et dont l'objet était le centre de discussions échevelées et contradictoires. Ce qui n'est pas le cas des éducateurs et des médecins du Courtil qui ont dans A ciel ouvert moins à affronter l'incertitude de l'institution qu'ils représentent qu'ils ont à comprendre et trouver les moyens d'apaiser les angoisses des sujets autistes qu'ils accueillent. La remise en cause de la psychanalyse (notamment lacanienne) concernant le traitement des enfants atteints de troubles psychiques tels que l'autisme et la schizophrénie ne constituera donc jamais l'objet du film de Mariana Otero qui, par ailleurs, ne dispose comme marge de manœuvre que celle décidée et encadrée par les représentants de l'institution.

 

 

Les zones intervallaires par exemple investis par François-Xavier Drouet dans La Chasse au snark se trouveraient en comparaison réduits comme peau de chagrin, la réalisatrice étant par ailleurs soucieuse que son rendu de l'intelligence collective au travail du traitement de la maladie mentale coïncide avec les attendus de l'institution l'ayant autorisée à filmer entre ses murs. Il y a pourtant des moments magnifiques dans A ciel ouvert et ce sont ceux qui témoignent surtout de la confiance gagnée auprès des enfants, par exemple Alysson ou Amina, qui en jouant avec la caméra arrivent a minima à ménager à l'intérieur de leur monde respectif une place particulière à la réalisatrice faisant son film. Mais il semblerait que le film, décidé à investir l'intervalle idéal séparant le champ symptomal des gestes et l'ordre symbolique des discours, finisse par abandonner leur caractère hétérogène au profit risqué d'une contamination du second sur le premier.

 

 

Ainsi, toute la production gestuelle symptomatique d'une folie qui est aussi poésie à l'état pur ne cesse d'être prise, par cause des effets de consécution et de suture autorisés par le montage narratif, dans les rets d'une interprétation assise sur le magistère conceptuel (de l'« objet a » au « grand Autre »  en passant par le « stade du miroir ») induite par la théorie psychanalytique lacanienne. Il ne s'agit pas ici de critiquer l'usage thérapeutique de l'éthique de la psychanalyse lacanienne dans le traitement de l'autisme ou de la schizophrénie, mais de poser la question de savoir quels effets le discours thérapeutique adossé au lacanisme peut exercer sur la liberté du spectateur.

 

 

D'autant plus quand l'effet de possible imposition d'une grille discursive contaminant la présentation des gestes de la folie et leur perception par le spectateur est frontalement relayé par la réalisatrice qui filme face caméra, à sa demande et pour l'exclusive destination de ses spectateurs, un médecin mettant en image dans une volonté débonnaire et pédagogique la différence entre un individu névrotique et un autre psychotique. Cette pédagogie est-elle bien nécessaire pour les spectateurs frottés de lacanisme quand ceux qui n'en sont pas auront quelque difficulté à saisir l'image de la différence entre névrose et psychose utilisée par le médecin ? La surdétermination de l'ordre symbolique propre au discours psychanalytique sur le champ symptomal des gestes difficilement lisibles de la folie est plus ou moins opératoire selon que les plans enregistrant la gestuelle des enfants résistent aux autres plans consignant le travail d'élaboration et d'interprétation du personnel de l'institution.

 

 

On comprendra du même coup pourquoi Nicolas Philibert a peut-être anticipé ce risque d'un débordement (fonctionnant dès lors comme une clôture) du symbolique (l'ordre des mots) sur le symptomal (la sphère des gestes) en laissant résolument dans le hors-champ de La Moindre des choses le discours pour le seul bénéfice de l'être fou en ses gestes erratiques. Mais ce qui résiste moins bien, ce sont les procédures strictement cinématographiques (des fondus au noir en passant par la musique) qui font pencher A ciel ouvert du côté d'une lumière expliquant trop bien le titre du film et du coup bien éloignée des éléments d'opacité et de rugosité, voire d'obscurité malgré tout captés en leur résistance renfrognée par la documentariste (comme ce troublant registre de l'obscénité sexuelle assaillant telle jeune fille).

 

 

Ce qui résiste encore moins, c'est ce moment symptomatique où Mariana Otero ayant harnaché sa caméra-micro sur son corps accomplit un travelling circulaire accompagnant la même jeune fille courant autour d'elle. De telle sorte que cette réinscription de l'enfant autiste dans le monde extérieur incarné par la réalisatrice en train de tourner son film comme de tourner autour d'elle-même s'identifie à l'auto-célébration lyrique (la musique encore) de celle qui est heureuse de participer au bon fonctionnement circulaire de l'institution. Cette propension à occuper une position de filmage par trop homothétique à l'institution filmée bute enfin sur un finale consacré à l'oral de passage de l'un des jeunes patients soumis au regard professoral d'Alexandre Stevens lui-même prolongé par celui de l'assemblée experte présente pendant l'entretien.

 

 

On préférera alors retenir devant cette « mise en examen » problématique (du fait même du nombre élevé d'examinateurs présents auquel le montage nous donne l'impression d'appartenir), plutôt que le refus d'engager une vision critique au nom d'une approche consensuelle tellement elle se veut compréhensive, la malice éventuelle de sa victime dont on imagine l'ambivalence peut-être effective, faisant peut-être croire qu'il joue le rôle attendu en donnant les réponses satisfaisantes du point de vue institutionnel afin de pouvoir échapper à son contrôle ainsi qu'à celui de la documentariste. C'est quand ça résiste que le film se coltine à un réel infiniment plus passionnant que les programmes discursifs qui veulent l'interpréter, le codifier ou le domestiquer. Parce que le réel comme événement disjonctif qui frappe du sceau de l'hétérogène l'homogénéité supposé du projet cinématographique est ce qui oblige son auteur à faire que chacun des spectateurs de son film se constitue, en toute égalité comme en toute singularité, une place à partir de laquelle sa liberté de regarder et d'en discuter porte témoignage d'une prise de position.

 

 

Si Georges Didi-Huberman a récemment insisté, dans le volume trois de la série L’Œil de l'histoire, sur le moment (exemplairement brechtien) où « les images prennent position » (cf. Quand les images prennent position,éd. Minuit-coll. « Paradoxe », 2010), il faut dans le même temps insister avec Jean-Louis Comolli cette fois-ci sur la question de la « place du spectateur » à partir de laquelle ce dernier peut tout autant prendre position (cf. Images documentaires n° 31, 2ème trimestre, 1998 ; « Place du spectateur et part de l'ombre » in Corps et cadre. Cinéma, éthique, politique, éd. Verdier, 2012, pp. 9-36). Le réel comme résistance erratique et intempestive de l'hétérogène en regard de toute homogénéité positionnelle préalable à cette survenue événementielle est ce qui oblige autant les images cinématographiques que ses spectateurs à cette part d'ombre autorisant, quand elle n'est pas réduite par le « ciel ouvert » du discours expert, à une prise de position. « Plus que jamais, la place de l'ombre est la part du spectateur » écrit ainsi Jean-Louis Comolli (« Place du spectateur et part de l'ombre » in Corps et cadre, op. cit., p. 34).


Et ce réel est, quand il arrive impromptu, ce qui électrise généralement les films de Claire Simon dont on sent qu'ils ne veulent pas céder sur la sensibilité attentive à ses manifestations. Ainsi, dans Géographie humaine, les plans consignant les témoignages d'usagers de la gare du Nord sont aussi importants que ces autres plans montrant des personnes qui s'exécutent relativement tout en résistant au jeu du témoignage. Parce que, à l'instar de cet agent d'entretien d'origine africaine, ils se trouvent pris dans l'obligation de travailler au moment du tournage de la prise et ne peuvent donc littéralement lâcher prise. Parce que, à l'instar de cette jeune femme en déshérence vivant avec son chien, le témoignage ne se livre qu'au compte-goutte pudique d'une expérience vécue dans la précarité sociale et la douleur de l'image encore si vive de l'enfant mort-né. Parce que, à l'instar de cet homme barbu dont on comprend seulement qu'il vient de très loin et qu'il vit dans une extrême difficulté matérielle, le jeu du témoignage n'engage que les paroles courtes et répétitives d'une socialité lessivée.

 

 

Quand ce ne sont pas ces figures grises qui, vivotant en bricolant dans un coin de la gare du Nord un lieu de survie temporaire, sont dans l'impossibilité de devenir, sous la lumière de la caméra tenue par Claire Simon, des personnages de cinéma pour le documentaire qu'elle est en train de tourner. Il faudrait encore insister sur l’œil exercé de la cinéaste qui, étant sa propre opératrice, aime faire durer un peu plus la prise afin de laisser le champ ouvert aux possibles ou bien s'intéresse autant par ce qui se dit à l'avant-plan que par ce qui se passe à l'arrière-plan afin d'articuler dans le même plan la pluralité des scènes. La multitude des visages et des corps (comme des sensations et des affections vécues par Simon Mérabet, le vieil ami varois d'origine algérienne revenu du court-métrage Mon cher Simon en 1982 et ayant accepté de jouer présentement le rôle du passeur) forme ainsi la mosaïque de Géographie humaine mais ne se distribue pas seulement en degrés de visibilité et de résistance au filmage documentaire afin d'attester de ce réel qui, au mieux, serait celui de la liberté de refuser de jouer le jeu du film ou qui serait, au pire, celui de l'inégale disposition à vouloir ou pouvoir jouer ce jeu.

 

 

C'est qu'il y a une gare mais deux espaces presque autonomes dans Géographie humaine comme il y a deux films réalisés par Claire Simon (à partir d'un premier projet de pièce de théâtre qui est devenu, outre deux films, un webdocumentaire). Non pas d'ailleurs pour séparer le film qui privilégierait le versant documentaire de l'autre qui insisteraitsur celui de la fiction (Gare du Nord), mais bien plutôt pour établir le désir du documentaire comme plan d'immanence à partir duquel rendre consistant le désir de la fiction.

 

 

C'est donc qu'il y a deux films afin de montrer comment la fiction naît du documentaire (Géographie humaine) et comment elle y retourne (Gare du Nord), les deux films formant alors comme un circuit faisant coexister et tournoyer de manière cristalline le virtuel (la fiction dans Géographie humaine et le documentaire dans Gare du Nord) et l'actuel (le documentaire dans le premier film et la fiction dans le second).

 

 

L'existence de ce « cristal » deleuzien instaurant une dynamique dialogique entre les deux films est d'ailleurs ce qui permet à Claire Simon de déjouer le pire risque pour elle qui aurait alors été celui du casting sauvage au nom duquel la sélection des bonnes personnes du film documentaire aurait dû servir de chair à figurant au bénéfice des acteurs professionnels valorisés dans les avant-plans de Gare du Nord.

 

 

En ce sens, on pourrait se demander si Géographie humaine assume, s'agissant de la question (éminemment politique comme le montre Georges Didi-Huberman dans Peuples exposés, peuples figurants) de la figuration, comme une fonction de garde-fou en regard de Gare du Nord afin d'éviter de croire que le peuple documentaire a été strictement cantonné dans les arrière-plans occupés par les vedettes exposées (comme Nicole Garcia, Reda Kateb et François Damiens) de la fiction. Il aurait peut-être fallu oser passer du stade dialogique au stade dialectique en proposant un troisième long-métrage qui aurait demandé aux acteurs professionnels de Gare du Nord de venir occuper le second plan documentaire des existences réelles mais tentées aussi dans Géographie humaine par le jeu de l'auto-mise en scène ou de l'autofiction.

 

 

Peut-être qu'un film manque (ou bien alors il existe à l'état virtuel ou bien encore à l'état de court-circuit dans la zone électrique reliant l'actualité des deux films). En regard de ce film virtuellement manquant (et peut-être compensé par le webdocumentaire), Claire Simon propose de voir dans Géographie humaine ce que l'on n'avait peut-être jamais osé imaginer. C'est donc aussi qu'il y a une division de la gare du Nord et un dédoublement donnant deux espaces quasiment autonomes selon que la documentariste ait affaire à des voyageurs qui prennent le train (notamment l'Eurostar) ou bien qu'elle soit attirée par la foule bigarrée peuplant les couloirs de la gare RER comme s'il s'agissait d'une place publique auto-instituée par ses usagers mêmes.

 

 

La première gare n'est en conséquence pas le plus intéressant des deux espaces à traverser, d'autant plus qu'elle est fréquentée par des voyageurs qui, de ce jeune couple anglais en visite romantique à Paris à ces Français enrichis dans la finance anglo-saxonne en passant par ce couple belge au racisme bon teint et cet informaticien satisfait du sens du service pratiqué dans le pays d'origine de sa compagne iranienne, s'identifient sans reste à leur classe sociale. Et ces parfaites incarnations de la bourgeoisie, sans jamais être accablées pour ce qu'elles sont par le regard de la documentariste, ne se mélangent pas au peuple fréquentant les couches inférieures de la gare, peuple qui travaille dans les zones commerciales ou bien au service des usagers, peuple des usagers qui se sont sans autorisation appropriés les lieux, coins ou angles aveugles pour les plus précaires et couloirs larges pour les enfants des quartiers populaires de la banlieue parisienne.

 

 

Le mythe néolibéral du brassage social et de la diversité ethnique vient ainsi se fracasser dans Géographie humaine sur une logistique de segmentation des flux, les travailleurs mobiles insérés dans le marché du travail européen sur les quais de la gare SNCF ne se mélangeant ni avec les salariés privés ou publics souvent sur-diplômés et originaires du Maghreb ou d'Afrique subsaharienne, ni avec les groupes de jeunes franciliens issus des quartiers ségrégués de la relégation sociale et fréquentant plutôt les couloirs de la gare RER. Le film de Claire Simon ne saurait pourtant se réduire au constat d'une tripartition sociale, raciale et verticale (plus la couleur brunit et la précarité s'installe en descendant les strates de la gare du Nord) puisqu'il rend également visible un désir populaire d'auto-institution qui représenterait l'idéal complément à l'institutionnalisation frisant la faillite du modèle autogestionnaire de La Chasse au snark de François-Xavier Drouet.

 

 

Et Géographie humaine passionne davantage quand il envisage l'auto-institution populaire que lorsqu'il cherche à établir, à partir de l'exemple de la deuxième plus grande gare de France et la troisième plus grande gare d'Europe, le caractère définitivement multiracial ou multiculturel de la société française. On a même envie de parler d'un imaginaire radical et constituant digne de la philosophie de Cornelius Castoriadis au soubassement de cette dynamique populaire dévolue à l'auto-institution. On a même envie d'évoquer Toni Negri devant la production par les multitudes d'une zone propice à la mondialité (ou la « créolité» aurait dit Édouard Glissant) du commun instituée à côté des espaces commerciaux, en plein cœur des bâtiments appartenant à une administration publique. On se dit même que la référence, par trois fois, à la Révolution française au cours des échanges entre les jeunes et Simon Mérabet indique, dans la zone localisée de l'auto-institution du commun, le désir encore erratique d'une nouvelle « publicité » (au sens habermassien de l'espace public constitutif de l'hégémonie de la bourgeoisie à partir des Lumières et de la Révolution française) qui ferait dès lors exception tant au modèle étatique de la propriété publique qu'au modèle capitaliste de la propriété privée.

 

 

Avoir saisi dans les intervalles de l'exercice documentaire de géographie sociale (dans le droit fil des premières amours ethnographiques de la cinéaste) le caractère révolutionnaire de l'auto-institution localisée par la multitude populaire du commun (il faudra aussi se reporter sur ce plan aux analyses d'Alain Badiou concernant dans Le Réveil de l'histoire le printemps des peuples arabes) est ce qui autoriserait à penser que, de ce point de vue-là, Géographie humaine est peut-être largement supérieur à Gare du Nord.

Par-delà la division (amphibologique) des peuples selon leurs capacités à l'auto-présentation ou leur incapacité supposée justifiant le principe de la délégation et de la représentation, et dans la zone désertique où ceux-ci vivent le désastre qui les voue à l'abjection dans la manière folle d'une persévérance idiote et unique, il faut apprendre ou réapprendre ou continuer à faire confiance en ces peuples qui requièrent de ceux qui les filment de préserver leur dignité en ses « com-motions » (Georges Didi-Huberman). L'émotion qui ne dit pas je et qui dirait donc nous aura été celle qui a été exposée, loin des effets de saturation et d'invisibilité exercés par la surexposition spectaculaire et médiatique, dans de nombreux films documentaires (et aussi quelques-uns de fiction dont ce chef-d’œuvre immortel qu'est Les Harmonies Werckmeister de Béla Tarr) présentés par les États généraux du film documentaire de Lussas de 2013.

 

 

Que l'on songe aux documentaires de la sélection belge dans Histoire de doc dont les dispositions dialogiques croisent avec Henri Storck notamment le registre de l'objectivité militante avec celui de la poésie intrinsèque à la captation fragmentaire et subjective du réel. L'émotion comme « com-motion » aura également été celle qui exprime l'absence désertique des peuples qui ne cessent de manquer (Claude Lanzmann et Rithy Panh d'une part, Manon Ott et Grégory Cohen d'autre part), pendant que les peuples qui survivent le font avec une obstination qui excède la sphère de la seule subsistance matérielle, tantôt en œuvrant, tantôt par le désœuvrement (les films de Wang Bing d'un côté, celui de Bénédicte Liénard et Mary Jimenez de l'autre). La « com-motion » résulte également d'une plainte portée en tant que « requête en dignité » des fractions populaires parmi les plus précarisées qui souffrent autant de la maladie psychique (A ciel ouvert) que de la crise des institutions (La Chasse au snark) et qui peuvent en conséquence en auto-instituer de nouvelles par l'appropriation commune de l'existant (Géographie humaine).

 

 

L'émotion qui préfère dire nous plutôt que je peut dire nous tout en partant du je et elle est celle enfin qui peut résulter du passage dialectique de l'enquête personnelle et autobiographique à l'universel tort subi par les familles victimes d'une bêtise étatique qui tous nous regarde (Visages d'une absente et La Part du feu). Ne resteraient alors plus alors qu'à enchaîner en toute logique, l'esthétique s'identifiant à la politique, avec les films (comme Vers Madrid – The Burning Bright ! de Sylvain George) ou les programmations thématiques (pour Lussas 2014 ?) qui accompliraient le passage (comme Georges Didi-Huberman le voit dans Le Cuirassé Potemkine en 1925 de Sergueï Eisenstein alors qu'en son temps Roland Barthes ne le percevait pas) entre les « com-motions » d'une part et le « com-bat » qu'elles appellent d'autre part.

 

 

 

Pour lire la première partie de ce texte consacré à l'édition 2013 des Etats généraux du film documentaire de Lussas, cliquer ici.

 

 

 

 

Dimanche 8 septembre 2013


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