Un film comme une machine de guerre, d'un côté qui coupe dans les flux d'images existantes en y prélevant des objets partiels (les milliers de plans retenus sur 400 films passés au hachoir d'une cinéphilie dévorante et compulsive qu'attise la pratique du téléchargement), de l'autre qui les recode au fil du rasoir d'une voix incorporelle découpant un récit de vie sur fond de désastre (l'auteur dit je dans la guise d'un agencement impersonnel d'énonciation qui taille son chemin dans la France de la casse sociale, des attentats et de l'état d'urgence). Ne croyez surtout pas que je hurle est cette machine de guerre et c'est le premier long-métrage de Frank Beauvais.
Mais la machine de guerre n'en demeure pas moins machine désirante (vivre dans un pays qui n'aime ni les gauchistes ni les pédés, c'est s'assumer en minoritaire et en tirer l'énergie d'une prophylaxie existentielle comme d'une résistance critique), machine célibataire (le collectionneur cinéphile est un monstre autiste, replié dans le cocon fractal de ses images), machine révolutionnaire (l'égalité des citations soustraites de toute signature ou autorité est une esthétique inscrite dans le registre politique de l'émancipation opposé à la société du spectacle, avec ses hiérarchies culturelles, son individualisme compétitif et ses personnalisations autoritaires).
Couper dans le lard
(et en faire un cadavre exquis)
La machine de guerre est la stratégie adoptée par celui qui lutte contre les forces objectivement déprimantes organisant l'impuissance subjective, individuelle et collective. Le cinéma comme retour sur soi est la matrice d'une ré-volte, comme processus de subjectivation il est de resubjectivation et le principe même de la reprise est bien alors ce qui doit répondre à l'état d'une déprise généralisée. La déprise se dit cliniquement dépression et elle se nourrit à la source obscure de deux nuits, d'une part l'éloignement de Paris pour des raisons économiques et le retour alsacien vécu comme une malédiction et un exil (on pense à Didier Eribon de retour à Rouen), d'autre part le climat social et politique affronté avec une mentalité obsidionale (les attentats de 2015 sonnent comme des déflagrations intérieures, comme une défaite intime et personnelle).
Se protéger de la tristesse française aura imposé l'exigeante relève d'une machination schizoïde qui fonce à vive allure (le film dure à peine 80 minutes) en fendant tous azimuts dans les chaînes de films vus et les flux d'infos commentés (fuir la dépression c'est aussi la faire fuir en tout sens, c'est couper dans son lard avec un art carnassier qui s'affiche en homologie assumée et ironique de l'artisanat charcutier). La récurrence des formes, motifs et figures du giallo insiste davantage encore sur une économie libidinale dont les investissements sont pulsionnels également (la France nomme la passion triste d'une décomposition avancée et lui tailler un costard depuis la viande morte des films est une manière moins humoristique qu'ironique de composer son portrait comme un cadavre exquis).
Si Frank Beauvais s'expose dans un récit de soi narré à la première personne qui sait hériter de Rousseau, la surexposition se renverse aussi en sous-exposition dès lors que les images préexistantes suffisent dans leur montage, autrement dit dans leur démontage-remontage, à faire d'autres images qui trament l'étoffe d'un cri inaudible et dont porte témoignage le titre du film par antiphrase. Autrement dit, ces images citées à l'occasion de relances qui sont des reprises leur offrant un nouveau destin suffisent aussi à ne pas tourner de nouvelles images (c'est le côté chiffonnier différemment partagé avec Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi, avec Azzedine Meddour et Andrei Ujica). Le narrateur disparaît derrière les images des autres, oui, mais c'est pour mieux apparaître ou réapparaître aussi comme leur agenceur invisible et omniscient, le coureur des intervalles qui file et enfile de nouvelles séries, qui se déchaîne à produire de nouvelles chaînes signifiantes. Les images démontées-remontées d'un soi impersonnel, qui dit je en faisant entendre aussi qu'il est le pli d'un nous qui n'aurait pas souffert peut-être d'être davantage différencié, toujours fracture le dedans de l'intime en dehors de l'extimité à la surface de laquelle la différence du privé et du politique est suspendue quand elle n'est pas abolie.
Ne croyez pas que je hurle est au fond l'histoire d'une possession (« La France des épiciers » chantée par Gontard !) qui mériterait un exorcisme (la purée du mash-up est affaire de viande hachée et de charcuterie).
Des yeux d'Argus aux plumes du paon
(en attendant un chien andalou)
La voix incorporelle s'émancipe ainsi des organes hérités de ses parents et se fait un nouveau corps, une machine frankensteinienne d'images prélevées à partir du corpus des films des autres. Incessamment elle les monte, les démonte et les remonte en élisant des plans comme des objets partiels (souvent des fragments anatomiques, souvent des fétiches totémiques), à la fois quelconques (ils sont les moins susceptibles d'aider à la reconnaissance de l'œuvre où ils ont été prélevés) et singuliers (des morceaux, des gestes, des objets ayant retenu l'attention et capté le désir de leur captif amoureux). Étrange position, pourtant, de celui qui neutralise l'autorité des images citées tout en s'efforçant quand même à constituer classiquement la sienne. Et l'étrangeté s'épaissit quand les citations, qui privilégient le cinéma de fiction en égalisant films classiques et films modernes, films de patrimoine et films de divertissement, films de genre et films d'auteur, avèrent a contrario qu'il n'y a aucun désir ni à dialectiser les régimes d'historicité des images, ni à documenter un monde distinct d'une France qui vous sort du nez parce qu'elle est à vomir.
Ne croyez surtout pas que je hurle s'apparente ainsi davantage à un mash-up post-situ qu'aux montages markeriens ou godardiens. La dialectique y est effectivement moins rédemptrice que négative et malheureuse, qui soumet toutes les images à l'autorité narrative selon le commandement de l'illustration, qu'elle soit littérale (le sang qui coule partout), métaphorique (la rigueur protestante identifiée à un godemichet) ou suggestive (Nuit Debout comme un rassemblement inquiétant de film noir). Le pessimiste organise un monde d'images saturées de rêves cinéphiles, de fantasmes secrets et d'actualités relues à rebrousse-poil mais, malgré tout, la fourche de l'ambivalence n'a jamais le temps de prendre car l'évidence associative est toujours positivement au service d'un texte trop bien écrit pour ne pas être lisible dans ses intentions. Rien ne déborde ou ne déraille et c'est comme un seul rythme qui retient ou lime les différences de potentiel et d'intensité. Il est vrai que les images se suivent en se substituant les unes aux autres dans une synthèse illustrative, connective (les plans cités) et conjonctive (l'image et le son), qui coupe sous le pied aussi toute possibilité interruptive, effractive et disjonctive.
L'ironie est la tonalité qui alors domine en attestant la primauté symptomatique de la France comme passion triste et addictive à laquelle carbure la machine qui ne s'en émancipe jamais tout à fait. L'ironiste a beau jeu de mordre comme un chien mais il a la tête dans le cul, la tristesse du ressentiment emportant l'esclave qui n'échappe pas à l'attraction fatale d'un fondement maître (la France des épiciers est un pays ranci, une déception continuée, oui, mais après ?). Frank Beauvais a tout du vigilant et son film a pour nos obscures actualités les yeux d'Argus (le sublime « I see a darkness » de Bonnie « Prince » Billy en conclusion). Mais Panoptès (« celui qui voit tout », l'autre nom du Géant Argus) préfère lisser ses plumes de paon, en attendant peut-être d'avoir le courage de se crever un jour les yeux comme un chien andalou.
4 octobre 2019