"Out of the Present" (1995) d'Andrei Ujica

Après la fin de l'homme rouge

Parti d'URSS à bord de la navette spatiale Soyouz TM-12 le 19 mai 1991, Sergueï Krikaliov est revenu presque un an plus tard, le 25 mars 1992, mais en Russie post-soviétique. Dans l'intervalle, l'URSS a en effet été officiellement dissoute, le lendemain du jour de Noël de l'année 1991. Monté au ciel dans sa double identité russe et soviétique, redescendu sur Terre en étant seulement russe, un cosmonaute aura vécu le privilège extatique des révolutions orbitales en lieu et place d'une étrange révolution historique.

 

Tombant du ciel à contretemps d'un soviétisme failli, les cosmonautes apparaissent tantôt comme les restes ultimes d'une utopie avortée, car pervertie en monstre totalitaire, tantôt comme des nouveau-nés qui découvriraient un monde aussi neuf qu'eux, qui n'est pourtant que celui d'un autre totalitarisme planétaire, le monde de la marchandise.

 

La révolution, qui est si belle quand elle est orbitale, et qui est si atterrante quand elle confond la démocratie avec le libéralisme économique, demeure un nom diviseur et divisé. Ainsi comparaissent pour l'Histoire les cosmonautes de retour sur Terre : comme les avortons d'une utopie trahie, et comme les nouveau-nés de l'utopie qui devra, à ne pas s'identifier sans reste au marché, recommencer (à marcher).

Plus d'une révolution

 

 

 

La révolution est un terme polysémique et elle est suffisamment chargée pour exploser dans plusieurs directions différentes et antagoniques. Il s'agit notamment d'un nom politique dont l'Histoire atteste qu'il qualifie un grand commun diviseur. La révolution divise les partisans du statu quo et les militants du bouleversement de l'ordre existant, jusqu'aux brouillages postmodernes où les promoteurs de la réaction en appellent à des réformes, sinon des révolutions toujours plus conservatrices. La révolution est elle-même toujours déjà divisée dès lors qu'elle est rappelée à sa définition première de mouvement orbital et périodique effectué par un corps céleste autour d'un astre. Comme la Terre autour du soleil ou la Lune autour de la Terre (on s'évitera alors de confondre rotation d'un corps céleste autour de lui-même et révolution d'un corps céleste autour d'un astre).

 

 

 

D'une révolution (astronomique) l'autre (historique) : la révolution divise aussi comme on l'a dit parce que les transformations sociales qu'elle peut appeler de ses vœux dans la mobilisation du plus grand nombre ne suffisent pas à caractériser son orientation émancipatrice. On connaît ainsi la formule proverbiale, énoncée par le prince de Salina dans Le Guépard de Lampedusa et le film de Luchino Visconti, des révolutions nécessaires à la conservation des moyens de la réaction : « Il faut que tout change pour que rien ne change ». Tantôt la révolution nomme un changement radical, dont la dimension historique se soutient d'un élément politique qui peut être aussi technique (du Néolithique à la révolution industrielle), tantôt elle indique la continuité sans interruption d'un mouvement en forme de boucle elliptique pour arriver après un tour complet au point de départ.

 

 

 

Rupture ou clôture, la révolution est donc un nom de la division, non seulement parce que ses définitions sont multiples (le terme est divisé en raison des multiples acceptions), mais aussi et surtout parce que ses applications sont contradictoires et antagoniques (le nom divise les progressistes et les réactionnaires, les émancipateurs et les conservateurs).

 

 

 

Si Out of the Present est un grand film d'Andrei Ujica, c'est qu'il donne forme cinématographique à l'ensemble de ses divisions (astronomique et historique, technique et politique), en étant pensées selon des rapports au principe de sa mise en orbite allégorique. Il y a à cet égard tout lieu de relever d'emblée l'identité, qui devient aussi vite correspondance poétique garante d'une grande pensée politique, entre la durée totale du film et le temps nécessaire à une station spatiale internationale comme MIR pour accomplir une révolution autour de la Terre (soit 92 minutes environ).

 

 

 

Il est vrai qu'ici l'expérience renouvelée de la révolution orbitale aura été vécue par plusieurs cosmonautes, en particulier l'un d'entre eux. Parti d'URSS à bord de la navette spatiale Soyouz TM-12 le 19 mai 1991, Sergueï Krikaliov est revenu presque un an plus tard, le 25 mars 1992, mais en Russie post-soviétique. Dans l'intervalle, l'URSS a en effet été officiellement dissoute, le lendemain du jour de Noël de l'année 1991.

 

 

 

 

Bleue comme une orange,

 

rouge comme une canette

 

 

 

 

Monté au ciel dans sa double identité russe et soviétique, redescendu sur Terre seulement russe, un cosmonaute aura ainsi vécu le privilège extatique des révolutions orbitales en lieu et place d'une drôle de révolution historique. Il est vrai qu'un quart de siècle plus tard, l'événement du soviétisme effondré n'apparaît plus que comme la défaite du communisme étatisé surdéterminée par la mise en orbite planétaire du capital.

 

 

 

De loin, la Terre semble toujours aussi bleue qu'une orange, à l'exemple de l'agrume qui flotte en apesanteur dans la station. De moins loin, la Terre est la surface remuée où des aspirations révolutionnaires auront été satellisées par le désastre de la marchandise. De plus près encore, une canette d'une fameuse boisson gazeuse s'est substituée à l'orange qui rappelait à l'esprit flottant des cosmonautes que son rapprochement poétique avec la Terre faisait rêver Paul Eluard. Le rêve en apesanteur des surréalistes donne depuis des gaz au capitalisme, climatiseur planétaire qui vire au risque de l'auto-immunité à l'effet de serre.

 

 

 

 

Prises et reprises :

 

des vues à leur mise en regard

 

 

 

 

Il est franchement vertigineux, alors, de voir comment la révolution orbitale s'impose avec davantage de clarté que la révolution politique, obscurcie par ses conséquences sociales et politiques (et l'obscurcissement était déjà amplement avéré entre 1992 et 1996, la Russie exsangue d'avoir été assujettie à la thérapie de choc des plans d'ajustement structurel pilotés par le FMI). A ce titre, Out of the Present compose pour le cinéaste roumain un rigoureux diptyque avec Vidéogrammes d'une révolution (1992) co-réalisé avec le cinéaste allemand Harun Farocki (qui est l'un des producteurs du film suivant). Parce qu'il s'agit dans tous les cas de montrer des images révolutionnaires tournées par ceux qui, à l'est, ont été des acteurs de la révolution (révolutionnaires, ces images le sont en documentant les révolutions dans le regard de ceux qui les vivent et les font, en témoignant d'une extension de la sphère productive des images). Et parce que les révolutions en question se traduisent toujours par des problématisations, les différenciations pouvant valoir en effet comme des contradictions.

 

 

 

Tantôt les images prises de la révolution orbitale s'opposent d'évidence aux images tournées par des amateurs des soulèvements populaires au moment de la dissolution de l'URSS. Mais le point de vue de Sirius qui observerait de loin les luttes l'emporte cependant moins que le redoublement des perspectives humaines dont l'amplitude sert le sens divisé et diviseur de la révolution. C'est pourquoi, au-delà toute obligation à la discipline de la langue de bois, Sergueï Krikaliov interviewé sur la révolution démocratique en cours répond en partant de son point de vue, qui est celui de l'émerveillement extatique devant les révolutions orbitales (la réponse tombera moins à côté qu'elle n'y paraît, plus à rebrousse-poil comme on le verra). Tantôt la généralisation technologique de la production des images, élargie depuis le monopole des industries étatiques et l'individualisation représentée par les techniciens professionnels jusqu'à la multitude des amateurs s'improvisant avec la vidéo opérateurs, induit les équivoques de la démocratisation. La documentation courageuse du réel (dans Out of the Present) peut en effet être appareillée à l'adoption non critique de la grammaire télévisuelle et marchande qui l'emporte moins qu'elle redouble le verrouillage des codes de la propagande totalitaire (dans Vidéogrammes d'une révolution puis L'Autobiographie de Nicolae Ceausescu en 2010, dernier volet récent d'un doublet devenu triptyque).

 

 

 

S'inscrivant dans une tradition allant de Dziga Vertov à Artavazd Pelechian (on pense forcément à Notre siècle en 1982) en passant par Chris. Marker, Andrei Ujica se propose de mettre à chaque fois son métier de cinéaste au service de la reprise de prises de vue tournées par d'autres, la question du tournage décisivement indexée à celle du montage.

 

 

 

La reprise des prises de vues se comprend comme un regard qui résulte d'une opération de montage, précisément comme le remontage d'images aux sources hétérogènes. Qu'il s'agisse des 125 heures à l'exception des deux premières séquences tournées entre les 21 et 25 décembre 1989 pour Vidéogrammes d'une révolution. Qu'il soit question dans Out of the Present des 280 heures de rushs accumulées durant dix mois, notamment par les cosmonautes de la station MIR (aux images vidéo, y compris celles réalisées par les opérateurs amateurs présents lors des événements de la fin 1991, se mêlent aussi des plans tournés par une caméra 35 mm., la première de ce type envoyée dans l'espace). Ou encore, pour L'Autobiographie de Nicolae Ceausescu, des 1000 heures conservées en Roumanie par l'Archive nationale du cinéma et l'Archive de la télévision nationale et prélevées sur un corpus dix fois supérieur et portant sur la figure du Conducator.

 

 

 

 

Les désœuvrés de la révolution

 

 

 

 

Le remontage aurait pour première ambition le démontage disjonctif des opérations de conjonction idéologique, qui s'exposent frontalement dans la propagande totalitaire ou, de façon plus ambivalente, dans une reprise en main populaire des moyens de la télévision d'État alignés parfois sur les codes spectaculaires de l'audiovisuel dominant le monde capitaliste (comme on le voit, davantage que dans Out of the Present, dans Vidéogrammes d'une révolution et en ouverture et fermeture de L'Autobiographie de Nicolae Ceausescu).

 

 

 

Le montage comme démontage s'autorise à investir le désœuvrement ludique des cosmonautes, à tel point que la mise en scène idéologique et l'ingénierie réelle finissent ensemble par se dissiper dans les relâchements blagueurs de sympathiques glandeurs dansant sur de la techno. Et le montage se double d'un principe de remontage dès lors que les images, sublimes, de la révolution orbitale font écho à celles des actions populaires pour une révolution démocratique. Jusqu'à dialectiser l'idée même de révolution quand les ambivalences des révolutions démocratiques sont accentuées dans le sublime des révolutions orbitales (rien ne serait réellement arrivé, le tour complet de l'astronomie est celui, économique et politique, du capital auquel la Russie de l'après-soviétisme ne devra désormais pas échapper). L'écart entre la perception contemplative d'un macrocosme géophysique et la prise de vue risquée au raz d'un réel conflictuel serait le plus grand si le désœuvrement au principe de la première ne trouvait pas à contaminer l'horizon documenté par les secondes. D'un côté, la révolution astronomique illustrerait la grandeur cosmique de la révolution historique. De l'autre, la révolution orbitale métaphoriserait que la seconde révolution russe n'est au fond rien d'autre que la fin d'une exception interruptive, et le retour obligé au bercail de la démocratie libérale encerclant désormais toute la planète.

 

 

 

La révolution finit avec Out of the Present par être alors radicalement désœuvrée. Les cosmonautes devaient travailler beaucoup, on les verra ici travailler si peu. Ils flottent dans la bulle gazeuse d'une forme heureuse de régression relative. Les officiers ressemblent alors tellement à des adolescents attardés quand, retournant sur Terre, ils sont extraits de leur capsule comme des nouveau-nés impotents, incapables de se tenir sur leurs jambes.

 

 

 

Preuve magistrale, en passant, de l'imposture de Gravity (2013) d'Alfonso Cuarón dont la facture immersive n'est rien qu'un artefact spectaculaire au service d'une vision sommaire (la résilience maternelle en cadeau bonus du survival sidéral).  Un hyper-réalisme, le plus irréaliste possible. Au contraire, dans Out of the Present, l'amollissement des corps, leur passivité flottante sont le gage d'une liberté ludique et contemplative, le témoignage d'une activité déliée de toute finalité, autrement dit un désœuvrement approché par les chefs-d'œuvre de science-fiction dont le film d'Andrei Ujica se réclame d'ailleurs explicitement (2001 : l'Odyssée de l'espace de Stanley Kubrick et Solaris d'Andreï Tarkovski).

 

 

 

La citation de la fin de Solaris atteindra d'ailleurs au génie dialectique. La vue grandiose du monde de l'enfance retrouvée comme une île utopique et baignant dans le magma d'une mémoire cosmique devient, dans Out of the Present, l'allégorie du soviétisme comme continent. Le continent soviétique en voie d'engloutissement par les eaux de l'Histoire disparaît aux confins de la mémoire pour revenir, peut-être, depuis une faille aberrante du continuum de l'espace et du temps.

 

 

 

 

Avortons à contretemps

 

et nouveau-nés de l'utopie

 

 

 

 

Le désœuvrement, non seulement contredit l'idéologie techniciste et productiviste au service des prouesses technologiques accomplies par l'aérospatiale de l'est à l'ouest, mais il offre par surcroît aux images sincères des courageux activistes de la démocratisation du régime soviétique un changement d'échelle dont la radicalité parallactique semblerait décisive. Filmés dans leur capsule en train de buller, des grains de sel sur le pain de l'amitié dispersés en constellation scintillante sur l'objectif de la caméra, les cosmonautes retrouvent la créature planante qu'ils furent dans le ventre de leur mère. Les uns pour les autres étant le placenta qui a d'abord pour sens celui d'un crêpe, d'un pain ou gâteau plat.

 

 

 

Tombant du ciel à contretemps d'un soviétisme failli, les cosmonautes apparaissent tantôt comme les restes ultimes d'une utopie avortée, car pervertie en monstre totalitaire, tantôt comme des nouveau-nés qui découvriraient un monde aussi neuf qu'eux, qui n'est pourtant que celui d'un autre totalitarisme planétaire, le monde de la marchandise. On pense en passant à cet autre moment, marrant, d'un film à la fois immensément mélancolique et toujours très drôle, celui où les adoptés de la nouvelle langue de bois se bidonnent à l'évocation de l'institution d'une bourse des fruits et légumes, ne croyant pas en une pareille blague.

 

 

 

La révolution, qui est si belle quand elle est orbitale, et qui est si atterrante quand elle confond la démocratie avec le libéralisme économique, demeure un nom diviseur et divisé. Ainsi comparaissent pour l'Histoire les cosmonautes de retour sur Terre : comme les avortons d'une utopie trahie, et comme les nouveau-nés de l'utopie qui devra, à ne pas s'identifier sans reste au marché, recommencer (à marcher).

 

 

 

Vingt ans plus tard, La Fin de l'homme rouge ou le temps du désenchantement (2013) de Svetlana Alexïevitch rapportera les témoignages des naufragés du désastre soviétique, qui ne veulent pas en finir avec l'idée même d'utopie dont la beauté peut être révolutionnaire, on le sait désormais depuis les images de Sergueï Krikaliov, quand on la met sur orbite.

 

 

 

 

23 août 2017


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