Guy Gilles, cinéaste longtemps méconnu au point d'avoir été relégué dans les marges de la Nouvelle Vague, a pourtant beaucoup travaillé, et avec quelle intensité. L’œuvre n’en reste pas moins placée sous l'emprise d'un désœuvrement qui, entre nostalgie d’un passé mythifié et mélancolie d’un présent qui n’arrête pas de couler, aura nourri comme hantise ultime celle du temps perdu dont la perte se consomme au présent des souvenirs qui font mal au ventre en faisant tourner la tête.
Tourné pour la télévision, Proust, l’art et la douleur remonte le temps pour voir comment, indépassable, il passe et ne passe pas en déposant, à chaque pan coupé des plans, au biseau des raccords qui sont des baisers de la mort, l’insubmersible douleur dont Patrick Jouané est l’ange et le passant déjà promis à ne plus repasser. « Nous sommes des cimetières ambulants ».
L’œuvre, le temps, le désœuvrement
Le tournage de Proust, l'art et la douleur a exigé de Guy Gilles qu'il y consacre un temps étalé sur quatre années, entre 1967 et 1971. Cette période est particulièrement féconde, le cinéaste n’ayant pas cessé de travailler sur plusieurs autres projets. Après L’Amour à la mer (1965) suivent deux longs-métrages qui représentent le massif de l’œuvre, Au pan coupé (1968) qui a reçu les éloges de Marguerite Duras et son unique succès public, Le Clair de terre (1970), admiré par Jean-Louis Bory et Claude Mauriac (qui y a vu d’ailleurs le premier film proustien de l'histoire du cinéma). On peut également citer quatre courts-métrages tantôt destinés à la télévision comme La Vie retrouvée et Le Partant en 1969, tantôt tournés pour le cinéma comme Un dimanche à Aurillac (1967) produit par le jeune Marin Karmitz et Côté cour, côté champs (1971) filmé dans l’urgence sur une invitation de Claude Lelouch.
Guy Gilles, cinéaste longtemps méconnu pour avoir été relégué à l’instar de Marcel Hanoun dans les marges de la Nouvelle Vague et de la cinéphilie qui s'en réclamait, a beaucoup travaillé, et avec quelle intensité, les rétrospectives organisées par le festival de La Rochelle en 2003 et par la Cinémathèque française en 2014 ont en témoigné. Aussi foisonnante et diversifiée soit-elle, l’œuvre n’en reste pas moins placée sous l'emprise profonde d'un désœuvrement qui, entre nostalgie d’un passé mythifié et mélancolie d’un présent qui n’arrête pas de glisser entre les doigts, aura nourri comme ultime hantise celle du temps perdu dont la perte se consomme au présent des souvenirs qui font mal au ventre en faisant tourner la tête.
Le temps perdu qui, s’il est retrouvé, ne se retrouve au fond que comme tel est une consomption qui fait si mal que la poétique des déambulations, des rencontres et des sentiments finit par déboucher sur l'isolement menant au trou noir d’Absences répétées (1972) hanté par le spectre de Jeanne Moreau dont Guy Gilles venait alors de se séparer. Si mal que l’art poétique en tournoyant sur lui-même s’étiole dans les vertiges mimétiques du Jardin qui bascule (1975), du Crime d'amour (1982) et de Nuit docile (1987), ce dernier film étant marqué par le retour de l’ami Patrick Jouané avérant les ravages du temps sur le corps de l’acteur fétiche. Si mal que l’art des politesses et délicatesses du désespoir a été engloutie dans le naufrage somptuaire de l'ultime projet inspiré par la Gradiva (1903) de Wilhelm Jensen, tourné à CineCitta et dédié à la résurrection de la reine mythique égyptienne, Néfertiti, fille du soleil (1994), incomplet et jamais sorti en salles. Deux ans plus tard, Guy Gilles meurt des conséquences du sida à l’âge de 58 ans.
Couper le plan pour faire passer le temps ailleurs
(une ellipse à double foyer)
Comme les films de Guy Gilles comptent beaucoup de plans, secoués des saccades d'un montage nervuré redistribuant en ponctuations courtes et heurtées la chronologie des narrations (Au pan coupé) comme celle des tournages (Proust, l'art et la douleur), la multiplicité des coupes devrait parer à l'écoulement irrémédiable du temps en en brossant à rebrousse-poil la fluence. Couper le plan dont André Bazin a dit dans une définition fameuse qu'il valait comme empreinte et momie du changement consisterait ainsi à retenir le temps qui passe pour le faire passer ailleurs, à un autre endroit où le temps n'est plus seulement subi mais reconstruit (de passif, le temps vécu devient la construction d’une temporalité). Avec la coupe, il s’agirait d’extraire des opérations de montage un triple principe de sauvegarde (le plan coupé fait du présent filmé un souvenir à venir), de contrepoint (la coupe fait jouer présents et passés en les connectant à variable distance) et de relance (le temps subi devient construit et ainsi se convertit en temporalité). Au plan coupé répondrait donc le temps que l’on surprend et reprend en le divisant entre ce que l’on retient (éternel) et ce qui revient (retour).
Il se trouve cependant que les actes du montage, aussi nombreux et diversifiés soient-ils chez Guy Gilles, comme autant de prises de position décidant du remontage poétique du temps subi, ne peuvent définitivement neutraliser, pas même contrevenir au désœuvrement qui caractérise la part virtuelle du temps vécu et dont la temporalité en représente en fait la part actuelle. Le désœuvrement est là et il ne cesse pas de revenir à sa place en faisant fuir le temps du côté de la mélancolie de l’instant ou de la nostalgie d’un autrefois qui est le mythe de l’enfant que l’adulte y repensant n’est plus. S’y origine le nimbe caractéristique de la voix off dans les films signés de qui ne peut vraiment ignorer que la rétention, si elle est une fiction constituante, n’en représente pas moins une illusion constitutive de l'œuvre dont le désœuvrement demeure la plus profonde vérité. Comme si les raccords devaient tracer des lignes de fuite en diagonale des empreintes ontologiques des plans afin de répéter, inlassablement, que s'il y a eu un présent destiné à être un passé conservé, il y a un temps indépassable d'être passé en disparaissant à jamais.
Cette tension du temps qui reste en se redoublant de celui qui s’est évanoui détermine toute la dimension tragique du geste cinématographique de Guy Gilles qui serait la terminaison nerveuse de son existence. Une vie biographiquement enroulée autour d’une ellipse à double foyer, avec le souvenir d’une enfance algéroise et celui d’une mère aimée dont la mort prématurée s’est déposée dans un portrait peint de sa main pour seul bien lors de l’arrivée à Paris en décembre 1960 marquant le début d’un exil qui ne s’est interrompu qu’avec la mort de l’exilé. L’homme marqué par un deuil redoublé (l’Algérie, la mère) aura fait de l’ellipse à double foyer de son exil de quoi persévérer à tenir en cinéma une position singulière, à idéale équidistance entre la sensibilité à fleur de peau d’un François Truffaut, le modernisme dissonant d’un Alain Resnais et le mélange insolent de sentimentalisme romantique et de lyrisme tragique d’un Jacques Demy. Né Guy Chiche, Guy Gilles adopte à l’occasion de son deuxième court-métrage, Soleil éteint (1958), son pseudonyme démarqué du prénom de sa mère (Gilette), jeune étudiante en peinture et propriétaire d’un petit immeuble dont la vente a permis de financer la réalisation du film.
Le temps des gardiens
Cette polarisation est particulièrement au travail dans son Proust, l'art et la douleur produit par Roger Stéphane pour l'ORTF en 1971 à l'occasion du centenaire de la naissance de Marcel Proust. Un portrait documentaire tout en fébrilité, agité par trois élans distincts qui caractérisent les mouvements contrariés de sa sensibilité, marqué par les actes du montage qui engagent la fiction constituante d’un temps réapproprié en temporalité, mais sans jamais permettre de brouiller et diluer la douceur presque évanescente d'un trait dévolu au temps que l'on retient et dont on retient aussi qu'il passe malgré tout. Introduit par Guy Gilles qui expose au spectateur sa méthode, Proust, l'art et la douleur s'enroule autour de l'évocation donnée par les témoins privilégiés de l’auteur de La Recherche du temps perdu, depuis l'enfance (Pierre Larcher, le fils du notaire d'Illiers qui a préservé la maison de tante Léonie) jusqu'à sa fin (la gouvernante Céleste Albaret, devenue la gardienne du musée Maurice-Ravel à Montfort l’Amaury). Pour l'absent regretté, affectueusement appelé « le petit Marcel », ils incarnent la durée de son absence qui, distinguée de sa disparition effective en 1922, se prolonge bien après elle.
La mémoire des témoins continue effectivement de raconter l'histoire après la mort de son sujet. Elle la répète même et la prolonge en soutenant autrement la prophétie de l'écrivain qui annonçait, au seuil de sa propre mort, qu'allait lui survivre son œuvre. Cette entreprise gigantesque de sauvetage du monde vécu et ressouvenu dans et par le travail de l'écriture romanesque jusqu'à la saisie et ressaisie du moindre détail dès lors qu’il s’en trouve chargé d'affects promettant de doubler la joie imprévisible de la mémoire involontaire par la béatitude éternelle de la mémoire littéraire.
Le monde matériel pour partie sauvé de la pioche des démolisseurs, les arbres et les fleurs, les maisons et les meubles, les objets et les photographies, tout cela frissonne de l'écume littéraire brassée par les citations circonstanciées, énoncées in par Pierre Larcher, dites off dans l'écrin cristallin de la voix d'Emmanuelle Riva. Le montage à distance de Guy Gilles peut soumettre la géographie de l’actuel à la temporalité du récit en sautant le temps d’une coupe d’Illiers (cité des églantines de l’enfance comme Alger pour Guy Gilles) à Cabourg (avec sa station balnéaire réputée en 1900) et de Cabourg à Venise (un séjour de trois semaines a profité à l’écriture d’Albertine disparue). Une inconnue vénitienne permet également de faire passer le sésame de la Nadja d'André Breton.
C’est le premier mouvement de Proust, l’art et la douleur et il est dévolu à la parole évocatrice des témoins en étant présentés aussi comme des gardiens paradoxaux. Bien que postés fidèlement à l'endroit où la mémoire est une temporalité recomposant le temps passé en passe de se décomposer, eux-mêmes n'échappent cependant pas au temps qui passe à travers eux pour en altérer la vie. Apparaît plus nettement alors cet autre élan caractéristique de la sensibilité de Guy Gilles dont les mouvements contrariés affectent le destin des mêmes figures. Non seulement celles-ci témoignent pour la mémoire du disparu mais, de fait aussi, elles entretiennent un rapport très particulier à l'œuvre proustienne elle-même, tantôt parce qu’elles en connaissent par cœur la cartographie littéraire (Pierre Larcher), tantôt parce qu’elles en sont une inspiration (Céleste Albaret).
« Nous sommes des cimetières ambulants »
Double spire : d’un côté la parole des témoins témoigne pour la vie inorganique de l'œuvre qui continue à vivre sa vie en survivant à la mort de son auteur ; de l’autre les gardiens se voient eux-mêmes soumis au double mouvement du temps qui passe et de l'œuvre littéraire qui y résiste et dont ils relèvent aussi. Double hélice : l’art n’est immortel qu’en jouissant de la mortalité de ses auteurs et de ses témoins. Avec Céleste Albaret on renouera en passant avec la figure récurrente chez Guy Gilles (c’est un point commun avec Paul Vecchiali) de la femme d'âge mûr et vieille confidente sur laquelle passe le souvenir de l'ombre maternelle, Orane Demazis dans Au pan coupé, Edwige Feuillère dans Le Clair de terre, Danièle Delorme dans Absences répétées (en attendant Où sont-elles donc ?, film-hommage aux stars d’antan tourné pour la télévision en 1983). On pourrait penser à Odette Robert, la grand-mère de Jean Eustache qu'il filme dans Numéro zéro (1970) mais il y a chez ce dernier un désir réel d'épuiser en prises longues l'enregistrement du sujet parlant, quand Guy Gilles refuse de se livrer à un naturalisme qui s'en remettrait strictement aux conséquences entropiques et thermodynamiques de la durée.
Il y a, enfin, un troisième mouvement, peut-être le plus secret et le plus troublant, noué autour de la figure même de Patrick Jouané, acteur de la plupart des films de Guy Gilles qui aurait dû tenir le rôle de l'interviewer ou du journaliste si Proust, l'art et la douleur était un exercice télévisuel académique. Mais Patrick Jouané incarne bien autre chose. Il est ce corps porteur de jeunesse et de beauté dont la silhouette et le visage aimantent le regard de Guy Gilles qui y revient comme des vagues, perpétuellement. Patrick Jouané est celui dont la jeunesse passe dans l'intervalle reliant un plan tourné à Illiers en 1967 à un autre tourné à Venise en 1971, pour revenir comme elle était au début du tournage et puis repartir encore au raccord suivant. Jeunesse et beauté glissent ainsi au biseau des raccords qui font le pan coupé des plans, qui voudraient revenir et qu’un regard voudrait retenir avant de s’abandonner à une fuite moins nostalgique que mélancolique, celle d’un désespoir qui est chez Guy Gilles la contrepartie chèrement payée du sentimentalisme.
Avant d'apparaître dans Saint, poète et martyr, le second portrait d'écrivain réalisé par Guy Gilles en 1975 et consacré à Jean Genet, Patrick Jouané devient ici et avec quelle audace le double masculin d'Albertine. Mais c’est aussi l’ange qui passe et qui, déjà, sait d’un savoir plus fort que tout savoir qu’il ne repassera bientôt plus. La tragédie est irrémédiable en consistant à poser à chaque pan coupé des plans, au biseau des raccords qui sont des baisers de la mort à envisager que l’ami filmé disparaîtra ainsi que l'homme qui exerce sur lui ce regard si magnétique, et si intensément aimanté. Pour qu’à la fin ne restent plus que les plans où ces émotions et ces intensités-là s'y seront déposées, fugitives épiphanies, proustiennes forcément. Parce qu'il n'y avait rien d'autre à faire dès lors qu'à les sauver, encore et encore, du naufrage du temps, cette douleur dont l'art est le témoin si puissant d'être à la fin si impuissant, offert à la puissance suprême du désœuvrement.
Guy Gilles l’a dit, terriblement, dès Soleil éteint, son deuxième court-métrage tourné à Alger en 1958 alors qu'il n'avait encore que vingt ans : « Nous sommes des cimetières ambulants ».
14 mars 2018