Earwig (2022) de Lucile Hadzihalilovic

Cristal bâché

D'abord la lancinance et se poser, devant Earwig de Lucile Hadzihalilovic, la question de sa pertinence. Ondes Martenot et vibrations de Cristal Baschet conjuguent en effet leurs voix de sirènes pour attraper le secret qui se terre dans le creux de l'oreille. Le secret qui s'y love, on va le voir, est un polichinelle caché dans un placard.


Tout commence par un premier pavillon (l'oreille d'Albert Schellinc), avant que la résonance ne se dote d'une seconde cavité (la bouche de Mia, l'enfant aux dents de glace dont Albert s'occupe dans une grande maison lugubre et close, en attendant de sortir au jour). La bouche saliveuse et édentée de Mia et l'oreille saturée d'acouphènes d'Albert circonscrivent un monde caverneux qui est l'ombilic du film et son autrice, Lucile Hadzihalilovic, tourne autour de son nombril un index mouillé afin de rendre gorge au sens profond du lancinant qui est la lacération.

 

 

 

Le secret est un cercle ophidien mais la couleuvre se mord la queue. Ouroboros n'ayant pas d'autre appétit que pour lui-même, la soif revient à Narcisse. Il tombe alors à l'eau et la petite Mia lui aura ouvert le chemin en rappelant le petit chaperon rouge de Ne vous retournez pas de Nicolas Roeg, succombant à sa petite voix intérieure qui se confond irrésistiblement avec celle d'une sirène.

 

 

 

 

 

Un ver d'oreille dans un verre d'eau

 

 

 

 

 

Le déchiquetage est moins une taupe qu'un ver d'oreille et le lombric travaille moins à creuser les galeries d'un énième conte gothique pour en faire effondrer la charpente, qu'à suivre un tunnel unique en s'y entortillant. Les dents de glace deviennent de verre (les prothèses sont belles) qui s'ajoutent aux verres de cristal et, aussi bien rangés soient-ils dans la vitrine, ils tombent et se brisent. Leurs éclats lacèrent alors la joue d'une pauvre serveuse de bar qui rendra plus tard la pareille à Albert, son agresseur, au terme apparent d'une spirale qui n'est que le contour circulaire d'un verre de cristal.

 

 

 

La coupe ne se remplit pas de ce qu'elle contient déjà. Il suffira seulement, à force de vibrations répétées ad nauseam, de briser la coupe pour en déverser le contenu, un serpent d'eau dont les anneaux sont de faute masculine, de sang féminin et de forclusion psychotique.

 

 

 

L'onde n'entraîne pas loin ; à l'autre bout c'est elle-même, tel le tableau noyant son référent en double spéculaire. Le cercle de verre est celui de l'homme-insecte pris au piège, y ruminant une paternité malheureuse (sa fille lui apparaît un monstre) et une culpabilité traumatique (sa compagne est morte en couches). Parce que les dents qui font saigner la bouche sont l'os du mâle qui pénètre les chairs féminines en les lacérant.

 

 

 

La lancinance, au lieu d'opérer tel le perce-oreille (c'est le sens du mot « earwig ») dans la matière de nos rêves, n'est qu'un ver d'oreille replié dans un verre d'eau.

 

 

 

 

 

Les enfants du placard et nous

 

 

 

 

 

Circularité ophidienne oblige, l'hypnose mue en auto-hypnose. Moyennant quoi, la réalisatrice happée par les vertiges de ses propres sortilèges s'y enferme à double tour, autiste dans une bâtisse gothique vouant l'un de ses placards au spectateur lui-même, cet enfant sans dents et muet placé sous la coupe d'un adulte autoritaire et mutique, lui-même surveillé par son propre surmoi. Les enfants du placard, c'est l'obsession de Lucile Hadzihalilovic mais c'est d'un clivage qu'il s'agit. Car si elle se range du côté des enfants que l'on cloître sadiquement, c'est seulement sur le plan scénaristique, l'architecture montrant une rigidité complice des disciplines qui s'exercent sur eux (Innocence, Évolution).

 

 

 

Respirer, bouger, penser conduisent à des stridences invitant à la seule posture admise pour le spectateur, la pétrification de l'éléphant dans un magasine de porcelaines.

 

 

 

Si la réalisatrice a adopté le jaune bilieux avec un systématisme qui fait écho à celui de Caro & Jeunet (Marc Caro a d'ailleurs participé au design de l'appareil dentaire) en s'appariant au rouge de Gaspar Noé, son camarade des Cinémas de la Zone, elle nous épargne au moins le tapage et l'hystérie. L'adulescence masculine est une parade, une exhibition ; son versant féminin est plus intériorisé.

 

 

 

 

 

Le lombric ne casse pas des briques

 

 

 

 

 

Seul La Bouche de Jean-Pierre (1996), titre programmatique, réussissait à tirer sa consistance de l'univers glauque couvé par les yeux et les oreilles d'une adolescente qui, en s'identifiant jusqu'au délire à sa maman suicidaire, était la sujette virtuelle d'un viol perpétré sur le mode du transfert imaginaire par le copain de sa tante. Sans passage à l'acte, le viol était pourtant partout, suturant promiscuité sociale et sexuelle. Les bouches avalent les pilules fatales, les yeux et les oreilles en avalent d'autres qui représentent autant de poisons.

 

 

 

Dans Earwig qui fait durer l'autosuggestion deux fois plus longtemps, autre titre significatif bouclant la boucle avec le précédent, un homme sans contenu tourne en rond dans le verre d'une faute ontologique, celle du survivant d'une procréation toujours risquée pour la parturiente. Le coupable alors attend dans le vestibule de son enfer mental que le double de sa défunte vienne lui rendre coup pour coup.

 

 

 

Si les ondes Martenot diffèrent la compréhension d'un cas de psychose qui fait les yeux doux ou voudrait avoir les oreilles de David Lynch, il est cependant martelé, même en sourdine, avec un marteau qui tape et retape à intervalles monocordes sur l'enclume dont les osselets, on le sait, soutiennent l'architecture intérieure de l'oreille. On croyait alors que le Cristal Baschet allait faire vibrer la corde d'un usage nouveau de l'image-cristal conceptualisée par Gilles Deleuze, les circuits entre l'actuel et le virtuel souffrent de constriction univoque.

 

 

 

Le verre d'eau est rempli d'un ver d'oreille, le lombric emmailloté dans la bâche d'intentions qui l'empêche de casser des briques.

 

 

 

24 janvier 2023


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