La parole aux hiéroglyphes

Notes sur Duvidha – Le Dilemme (1973) et Nazar – Le Regard (1991) de Mani Kaul

Duvidha – Le Dilemme et Nazar – Le Regard : la parole est aux hiéroglyphes qui parlent la langue muette des choses secrètes. Si la langue du désir a ses cryptogrammes, c’est qu’elle est une crypte, un mausolée abandonné et son souffle de résonner entre ses ruines à tout jamais. L'entendre n'est possible qu'en lisant ce qui s'écrit et qui ne se dit pas, qui est un secret envolé dans une tempête de sable, étouffé dans un puits ou chiffonné dans les draps d'un lit défait.

Le cinéma ne mobilise pas,

 

il anime, réanime

 

 

 

 

 

Comment donner mouvement à l'inerte sans trahir une immobilité essentielle ? Le cinéma n'est pas du côté de la mobilisation mais de l'animation, une animation plus originaire que le cinéma d'animation quand Émile Cohl, Muybridge et Marey précédaient Edison et les frères Lumière. Vingt-quatre photogrammes par seconde sont ainsi nécessaires à donner l'illusion du mouvement pour en restituer l'esprit. Au cinéma, les images ne sont par conséquent mobiles qu'à établir la mobilité en supplément spirituel des images figées dont la fixité a pour paradigme celui de la pierre.

 

 

 

Le cinéma n'est pas du côté de la mobilisation mais de l'animation – mieux, de la réanimation. Les morts se relèvent, les pierres tremblent, les légendes muettes redeviennent parlantes, les esprits s'éveillent. Pour cela il faut du souffle : la réanimation répond à la pétrification en liant insufflation et spiritualisation. Le cinéma réanime en entendant redonner voix aux non-vivants, les esprits, les morts, les pierres – les femmes qui attendent et que l’on n’entend pas. Les vivants ne sont alors que les corps provisoires d'une parole qui transit, transe qui est possession du vivant, danse immobile.

 

 

 

 

 

L'insufflation des secrets étouffés

 

 

 

 

 

Les films de Mani Kaul ont cette disposition à souffler pour extraire du pétrifié des mouvements dont les formes sont la signature des idées, l'éternité logée dans les creux du monde, la flamme d’une chandelle dans la moindre parcelle de réel. Un cinéma dont la virtuosité s'engouffre dans l'anfractuosité des bouches d'ombre qui parlent la voix impersonnelle de l'éternel. S'il y a mouvement, c'est par conséquent toujours aberrant. Le mouvement est alors faux-mouvement, les voix disloquées des corps et les raccords comme des failles tectoniques, cryptogrammes et hiéroglyphes construisant le site des cryptes et tombeaux en lambeaux, et puis les esprits divaguant dans l'entre-deux, en nomades de l'intermédiaire, allant et revenant entre le sensible et l’incorporel.

 

 

 

Chez Mani Kaul, la discipline neutralise toute spontanéité, images et sons préservés des évidences mimétiques, le naturel étant un leurre qui fait écran aux passes immobiles de l'éternel. Dans cette perspective dont la concentration est en visée de l'épure, le plan devient la surface d'inscription de pictogrammes mystérieux, des hiéroglyphes traçant leur déposition sacrale dans le minéral. Le film est la gravure des vérités dont le caractère sacré oblige les profanes à leur initiation quasi mystique, le tracé mystérieux de secrets mutiques et illisibles sur des murs sans mémoire ou oubliés de toute éternité, vieilles pierres légendaires ou surfaces polies et vitrifiées des grandes cités de la modernité.

 

 

 

Duvidha – Le Dilemme et Nazar – Le Regard : la parole est aux hiéroglyphes qui parlent la langue muette des choses secrètes. L'entendre n'est possible qu'à lire ce qui s'écrit et qui ne se dit pas, qui est un secret envolé dans le sable, étouffé dans un puits ou chiffonné dans les draps d'un lit défait.

 

 

 

 

 

Les hommes font des calculs,

 

les femmes sont le Nombre qui empêche de compter

 

(immobilis in mobile)

 

 

 

 

 

Mani Kaul est né en 1944 au Rajasthan. Enfant, il souffre de problèmes de vue. Il a fait ses armes au Film Institute of India Pune et a eu pour professeur le grand cinéaste bengali Ritwik Ghatak. Il tourne quatre premiers courts-métrages entre 1965 et 1969. Ses deux premiers longs, Uski Roti – Son pain quotidien (1970) et Ashadh Ka Ek Din – Un jour avant la saison des pluies (1971), célébrés à l'étranger, sont à peine visibles en Inde où le cinéma est soumis au divertissement comme une jeune mariée à l’autorité de son époux qui n'a d'yeux que pour son livre de comptes. Peu apprécié par Satyajit Ray qui critique leur hermétisme, le cinéaste a tourné en tout une vingtaine de films jusqu'en 2005 et aucun alors n'avait été distribué en France. Mani Kaul est décédé en 2011.

 

 

 

Comme tout moderne, Mani Kaul est un primitif qui fait avec ce qu'il a et ce qu'il a ne lui appartient pas : des ruines. Composer ne se fait alors que dans une décomposition avérée. Des ruines, on n'a pas la propriété mais l'usage d'une impropriété aussi essentielle que l'animation rendant justice à l'immobilité éternelle des idées. Rendre les vestiges visibles autant qu'audibles, c'est leur restituer une sensibilité doublée d'une immédiate lisibilité. La restitution est alors restauration, mais sans être muséale. Il s'agirait plutôt d'archéologie, préparatoire à une lecture hiéroglyphique. Les vestiges sont les lambeaux de tombeaux qui remontent des âges anciens en faisant le limon des fleuves bordés par les cités. Ce sont des sites funéraires, des cryptes d'où s'échappent des voix qui résonnent et transitent dans des corps empruntés, ceux d'acteurs qui figurent plutôt qu’ils ne sont invités à jouer.

 

 

 

Et, toujours, les voix se séparent des corps, celle des hommes qui tournent en rond et la voix des femmes traçant des spirales comme des girandoles, hommes de calcul confrontés à l'incalculable et femmes dont le désir est pour les classiques un mystère, pour les modernes une énigme – un secret.

 

 

 

Les femmes sont les hiéroglyphes immortels d'un désir éternel et les hommes leur mauvais lecteur. Marchands ou antiquaires, des comptables qui tous scénarisent mal ce qu'ils n'auront pas compris et que nous aurions contemplé : la femme est l'autre de la loi des hommes qui est celle des grands nombres. Ou bien alors elle allégorise le Nombre cher à Paul Claudel (et Bernard Stiegler qui aimait le citer), celui qui dans le poème empêche de compter. Mani Kaul a ainsi compris que, comme le disait ce lecteur de Lacan qu'était Jean-Louis Comolli, le cinéma se tient du côté du « pas-tout ».

 

 

 

Le cinéma est ainsi un art qui se donne la même figure allégorique, celle de la femme non pas désirée mais désirante, la femme inaccessible aux marchands et aux antiquaires, la femme incompréhensible à tous les comptables et boutiquiers. Y compris ceux de Bollywood et les gardiens du Taj Mahal qui sont oublieux que ce mausolée de marbre blanc situé à Agra a été dédié par l'empereur moghol Shâ Jâhan à Arjumand Bânu Begam, son épouse morte en couches avec qui il s'est marié d'un mariage qui n'était pas de convenance mais de pur amour. L'amour comme le cinéma : des vestiges, traces de l’immobile dans le vivant et le sensible, dont la lecture ésotérique donne le vertige quand ils revivent, ravivés par le souffle éternel du désir – immobilis in mobile.

 

 

 

 

 

Hiératisme, plantes grasses, poussières d'épices

 

 

 

 

 

Tantôt c'est un mystère (Duvidha) et il s'agit en effet d'une initiation mystique à un secret bien gardé, la crypte des femmes vouées aux obligations maritales et domestiques tout en faisant accueil au surréel dont la force effractive est leur désir même. Tantôt c'est une énigme (Nazar) et elle revient encore une fois à la femme mariée dont la mort est l'incompréhensible même, la butée résistant à la rumination circulaire de son mari. Qu'il s'agisse d'un mystère ou d'une énigme, la ligne de partage des sexes rapproche, pour mieux les séparer et les éloigner, les maris boutiquiers des femmes résistant à délivrer leur secret, étant celle d'un art ayant choisi l'éternité contre toute comptabilité.

 

 

 

Les tables de la loi sont celles d'un commerce qui se restreint au marchandage, d’un Nombre qui ne peut pas s’empêcher de compter. Mani Kaul les brise en étant du côté ses héroïnes. Avec leurs vestiges, il tire les pictogrammes et les hiéroglyphes nécessaires à construire le mausolée de leur désir qui leur permet encore de nous parler. C’est autrement le cas avec Uski Roti – Son pain quotidien et Un jour avant la saison des pluies : le premier qui voit une femme progressivement pétrifiée par l’attente de son mari qui conduit le car l’autorisant à jouir hypocritement des plaisirs de la ville, jusqu’à devenir une statue de sable et de sel : le second qui fait d’une autre attente féminine et domestique le poème d’un désir immortel mais illisible par l’homme aimé consacré en poète.

 

 

 

D'un côté, le hiératisme brasse des poussières ancestrales qui ont la saveur d'épices, curry, piment, curcuma. Des fruits rouges tombent d'une carriole comme les gouttes de sang dont le versement est ce à quoi s'attend la jeune mariée de la vieille légende du Rajasthan retrouvée par l'écrivain Vijaydan Detha. Ils sont l'offrande involontaire à l'esprit caché dans l'arbre millénaire comme une caverne, le banian, et qui sort de sa tanière en répondant sans résistance à l'invitation de son désir. Le mari se dédouble alors et le dédoublement d'être partagé entre l'époux parti pendant cinq ans pour faire fortune ainsi que le réclame son père et l'esprit qui prend son apparence en profitant de la vacance de l'époux pour offrir à sa femme ce que ce dernier est bien incapable de lui donner. On pense alors au mythe d'Amphitryon qui avait inspiré Plaute, Molière, Giraudoux et Jean-Luc Godard avec Hélas pour moi (1993) mais l'ironie est qu'ici le démon dévoile d'emblée sa duplicité. L'épouse n'est pas trompée et son savoir du semblant est ce qui sera écarté pour faire silence de son désir. Ses paumes recouvertes de henné dévoilent alors des constellations qui sont les pictogrammes d'un désir illisible. La petite fille venant de naître sort de son ventre dont l'autre extrémité est l'outre ayant permis au berger de piéger l'esprit pour le jeter dans un autre trou, celui du puits. Du ventre à l'outre et de l'outre au puits, c'est un boyau dont le souffle rebondit dans l'écartement sonore et visuel des plans.

 

 

 

Duvidha est le mystère hiératique des hiéroglyphes féminins du désir, ce secret transitant d'un trou l'autre, cette crypte aux pictogrammes cryptiques. Un grand contemporain du film de Mani Kaul serait Sayat Nova (1969) de Sergueï Paradjanov, autre chef-d’œuvre du cinéma comme un mystère.

 

 

 

De l'autre, le hiératisme passe du rouge et jaune au vert des plantes grasses, ces plantes d'appartement qu'aurait dû rejoindre poliment la jeune épouse de l'antiquaire si seulement. Nazar est un film plus affecté et plus emprunté, qui s'essaie à tracer son étroit sentier entre La Douce, la nouvelle de Dostoïevski dont son scénario est tiré, et l'adaptation proposée par Robert Bresson en 1969, Une femme douce. Le film d'un cinéaste admiré fait cependant fonction d'écran en s'interposant un peu trop souvent. Comme si Mani Kaul, clivé, avait besoin de l’autorité de ce dernier pour s'orienter dans son propre désir de préférer à la représentation une esthétique de la fragmentation et de la discontinuité, tout en sentant bien que le maître pourrait aussi ressembler au mari tournant autour du lit où manque l'épouse qui a choisi de passer de l'autre côté du balcon. Le hiératisme prend alors un tour formaliste qui se déduit du fait que, pour se tirer du mauvais pas des rabâchages qui recouperaient en bien des points les ruminations coupables du mari endeuillé, Mani Kaul a opté pour la voie oblique du flux de conscience. On est plus proche alors des expérimentations d'Alain Resnais, André Delvaux, Marcel Hanoun ou encore Guy Gilles mais sans le sentimentalisme. L’hermétisme vaut alors comme une manière de protection. Les plans se suivent en effet mais sans s'enchaîner, des mouvements graciles et esquissés mais brisés telle la corde d'un sitar qui aurait claqué par suite d'une intolérable intensité. Réessayées, les arabesques s'épuisent à retenir dans leur filet la douce glissant entre leurs mailles, moins l'épouse dévouée à jouer son rôle social que la nymphe vouée à l'illisible pour le prêteur sur gage qui, après le marchand de Duvidha, ne jure là encore que sur son livre de comptes. Le mystère n'est plus, évanoui. Sur ses ruines, reste l’énigme d’une femme n’ayant pas d'autre propriété que son désir, qui est l'inappropriable même.

 

 

 

Nazar est, en ses murs, miroirs et vitres, la ruine d'antiques vestiges, un désir féminin plus cryptique que jamais pour l'activisme masculin voulant en fixer désespérément le sens. Sa vérité s’expose dans la beauté du dernier plan comme un aérolithe : passée de l'autre côté, la douce tient encore au seuil.

 

 

 

Duvidha – Le Dilemme et Nazar – Le Regard : la parole est aux pictogrammes et hiéroglyphes qui parlent la langue muette des choses secrètes. La langue des choses sacrées du désir est une crypte en lambeaux, un mausolée et son souffle de passer, une cause immobile résonnant de toute éternité.

 

 

11 janvier 2023


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