Ashkal (2022) de Youssef Chebbi

Film de feu, poème de cendres

Ashkal est un film de feu, Ashkal est un poème de cendre. Il n'y a cendre que parce qu'il y a eu le feu et il n'y a feu que parce l'appelle la cendre. Le feu est promesse et la cendre est ce qu'il en reste. Tunis brûle-t-il ou bien est-elle une « terre de cendres et de larmes » comme en parlait Léautaud ?

 

Dans le film de Youssef Chebbi, le genre serait le feu et la cendre aurait son lieu. Le lieu qui est l'abri du feu, son foyer, est aussi le lieu consumé par lui. S'il y a ce qu'indique le titre, Ashkal signifiant forme de l'arabe au français, la forme tire du genre policier les flammes d'une alchimie secrète et fantastique faisant des ruines d'un lieu (les Jardins de Carthage) les fragments d'un cinérarium.

Le chiasme, un X

 

 

 

 

 

La poétique du feu peut avoir pour foyer la maison domestique, que la guerre civile embrasse avant de l'embraser. D'une guerre (civile) l'autre (incivile), de religions et d'indépendance : Agrippa D'Aubigné (« Ayant le feu pour père, et pour mère la cendre ») et Jean Amrouche (« Sous le feu la cendre »). La Tunisie post-Ben Ali est-elle la survivante du Printemps arabe ou bien la morte-vivante de sa crémation continuée ailleurs, Égypte, Yémen, Syrie ? Tunis est-elle la capitale d'un pays ayant réussi à éviter la guerre civile ou bien la cité d'une guerre civile de basse intensité dont les incivilités, notamment policières, sont les signes ?

 

 

 

Des spécialistes en linguistique plaident pour comprendre l'origine des noms Tunis et Tunisie ainsi : bivouac, campement de nuit. Si la nuit est là et dont l'épreuve est ce qu'il faut affronter, camper ou bivouaquer demande un feu pour espérer en passer le cap critique.

 

 

 

C'est peut-être la question d'Ashkal qui y répondrait par la construction d'une forme comme l'indique son titre. Poser la question en trouvant le lieu accueillant le centre irradiant de son inconnue invite par conséquent à en formuler l'équation dont la structure serait chiasmatique. Le chiasme caractérise d'ailleurs le fameux vers d'Agrippa D'Aubigné. Le chiasme dit en grec la croix (chiasma), carrefour avant crucifixion, la croisée des chemins comme la partie du cerveau où, par décussation, les deux nerfs optiques se croisent (c'est le chiasma optique).

 

 

 

Le chiasme ? Un X. L'inconnue de l'équation pour ce qui brûle encore dans une terre de larmes et de cendres.

 

 

 

 

 

In girum imus nocte et consumimur igni

 

 

 

 

 

La première oblique est l'affaire singulière de la fiction parce qu'elle conjugue le genre au pluriel. D'abord le film policier (des immolations par le feu se répandent au nord de Tunis comme une épidémie) ; ensuite et progressivement (autre effet de contamination) le film fantastique (le responsable serait un passeur de feu sans visage, une ombre noire et blanche qui hypnotise ses victimes en leur suggérant l'auto-immolation, à l'instar du magnétiseur de Cure de Kiyoshi Kurosawa).

 

 

 

D'un côté, la contamination fait signe vers le court-métrage Les Profondeurs (2012), un récit de vampires qui est un chapitre supplémentaire, après Le Dernier homme (2006) de Ghassan Salhab, de l'histoire de la migration des formes, genre et modernité, et leurs survivances voyageant de l'Europe aux mondes arabes. De l'autre, le duo de flics à la recherche du passeur de feu est composé de Mohamed Houcine Grayya et de Fatma Oussaifi. Découvert par Jilani Saadi, le premier est un acteur au tempérament comique, cantonné dans des rôles de rigolos ou de simplets tragiques, et donc peu habitué à des interprétations plus sombres et rentrées. La seconde n'est pas une actrice professionnelle mais une danseuse au visage incroyable, une petite souris renfrognée à qui est dédié le sublime dernier plan du film. Leur couple fonctionne à merveille. Lui qui est un bloc de cendres noir et compact, tandis qu'elle semble irrésistiblement happée par l'appel de sirène des flammes.

 

 

 

La seconde oblique trace une ligne documentaire à partir d'un lieu, les Jardins de Carthage, ambitieux projet immobilier initié à l'époque du règne de Ben Ali, arrêté avec le soulèvement populaire de 2011, relancé depuis comme si rien n'avait eu lieu (sinon le lieu pour le dire avec Mallarmé). La ligne documentaire trace un plan sur lequel éclatent des vidéos d'immolés comme des cloques. Le chiasme est la forme adoptée dans l'oblicité croisée de la fiction hybride et du documentaire saturée en historicité. X est l'inconnue, le feu d'une immolation opérant par contamination, l'embrasement d'un quartier résidentiel avec ses familles bourgeoises et ses ferrailles d'attentes (comme dans l'Algérie de Tariq Teguia) et où rôde plus d'un spectre, Ben Ali et Mohamed Bouazizi, l'un en démon froid du béton, le second qui est l'ange d'un feu sans extinction.

 

 

 

Si les Jardins de Carthage passent du gris des cendres froides à la nuit que transfigurent les flammes, les armatures de béton d'une architecture d'inspiration dubaïote en deviennent alors les plaques chauffantes. Autre effet de contamination : tous ses habitants et au-delà seraient des Mohamed Bouazizi en puissance, l'homme auto-immolé par le feu en décembre 2010 et dont l'acte aura été l'une des mèches du mouvement révolutionnaire qui s'en est suivi en embrasant tout le pays. Comme lui et eux, nous tournoyons dans la nuit, consumés par le feu. Attribué par certains à Virgile, cité par Guy Debord, l'hexamètre dactylique latin est un palindrome, c'est-à-dire qu'on peut lire le vers dans les deux sens, autre manifestation du chiasme. X est une lettre de feu.

 

 

 

 

 

Le froid des profanations lentes,

 

le feu des vies sacrées

 

 

 

 

 

L'immolation est une pratique ancienne qui remonte au moins à l'antiquité égyptienne. Elle consiste à l'origine à moudre une farine salée et consacrée (d'où le terme d'immolation), pour la déposer sur la chair d'animaux offerts en sacrifice. L'immolation s'est répandue, épidémie, traînée de poudre, en variant ses moyens, l'eau, le bois et le feu. Une métamorphose moderne en a été donnée avec l'auto-immolation par le feu qui a intégré durant le XXème siècle le répertoire des protestations individuelles. On se souvient en particulier du bonze vietnamien protestant en 1963 contre la répression anti-bouddhiste. Ces actes relèvent autant du suicide que d'une intervention dans l'espace public d'existences ne supportant plus le caractère scandaleux des conditions qui leur sont faites. Le début du XXIème a vu la multiplication de ces feux, les pays arabes comme aussi la France.

 

 

 

Que fait le feu et que fait-on avec lui ? Que fait-on avec le feu quand on le retourne contre soi-même ? Un beau documentaire algérien, Nar (2019) de Meryem Achour-Bouakkaz, en a interrogé les crépitements à l'heure du Hirak. Le suicide n'est pas qu'un suicide, on l'a dit, c'est aussi une intervention publique qui, déjà, transgresse un tabou, celui de l'interdit du suicide partagé par l'islam comme les deux autres religions du Livre. On aimerait avancer l'hypothèse qu'il y aurait encore du sacrifice pour la personne qui s'immole par le feu, s'ôtant la vie mais pour lui restituer in extremis le caractère sacré d'une existence profanée. Il y a le froid des profanations lentes et le feu des auto-sacrifices pour y répondre. Les existences sacrifiées sont des vies d'agonie que la dureté des rapports sociaux impose au ralenti, avant de faire jaillir des feux sacrés qui trouent la nuit – des percées.

 

 

 

Ashkal est un film de feu dont les flammes se multiplient dans les Jardins de Carthage comme une épidémie. Cet ensemble immobilier qui désertifie toute vie de quartier, avec ses chiens errants et ses déchets, est le site bétonnant l'idée qu'il y aurait eu révolution et que la situation sociale en Tunisie aurait réellement changé. Le passeur de feu est un ectoplasme sans identité, l'ombre noire et blanche qui est un fantôme de culpabilité pour les habitants du béton Ben Ali. L'allégorie est juste même si elle brûle d'être un peu trop littéral, la littéralité des métaphores consumant ses effets de trouble inaugural. On aurait pu ainsi se passer des quatre cartons explicatifs placés en ouverture du film. Ashkal de Youssef Chebbi est-il plus troublant en ayant alors la valeur d'un poème de cendre ?

 

 

 

Le béton armé étant fait de cendres, les Jardins de Carthage se transmuent sous l'effet des flammes du film en espace cinéraire, un cinérarium d'espoirs qui brûlent encore et tous ces autels témoignant pour les morts comme autant de cinérites. Parce qu'il y a la cendre, parce qu'il y a cendre.

 

 

 

 

 

Il y a là cendre (de la cendre)

 

 

 

 

 

S'il y a un philosophe hanté par la cendre, c'est bien Jacques Derrida, dès La Dissémination (1971) jusqu'au texte Poétique et politique du témoignage (2004), en passant par Feu la cendre (1987) et Schibboleth, pour Paul Celan (1986). La cendre résiste à sa conceptualisation philosophique, c'est un reste inassimilable pour la tradition métaphysique, l'indice d'une restance. D'un côté, la cendre est la trace d'un feu, son reste qui engage non seulement du deuil, mais aussi un travail d'interprétation et de réparation quant à ce que le feu aura détruit. De l'autre, la cendre qui est la matière grise d'un monument abritant la charge d'une dette est aussi offerte à sa dispersion vouant la trace à l'illisibilité, avant sa perte et sa volatilisation. La cendre est sans garde, elle n'appartient à personne. La cendre est une trace mais sans conservation ni mémoire : on ne peut rien en dire.

 

 

 

Dans Le feu la cendre de Jacques Derrida, il y a cette phrase qu'il faut moins dire que lire pour en comprendre l'équivocité, fonctionnant selon au moins deux sens différents : « Il y a là cendre ». La cendre se voit en indiquant ainsi l'aporie d'un lieu sans lieu qui est celui d'une agonie avant d'abriter un deuil interminable, infini. Pour Jacques Derrida au travail de la poésie de Paul Celan, en particulier le poème Aschenglorie (qui peut se traduire de multiples façons, y compris antagoniques, Gloire de cendres ou Gloire aux cendres), la cendre nomme la trace d'une hantise, celle du projet d'extermination des Juifs par les nazis, chambres à gaz et fours crématoires. La cendre est schibboleth, le mot de passe cryptique et imprononçable d'un holocauste qui précède toute voix.

 

 

 

Dans le film de Youssef Chebbi, la cendre est le reste des Jardins de Carthage consumés par l'alchimie des flammes mêlées de l'hybridité des genres et du documentaire saturé en historicité. Faire des Jardins un espace cinéraire afin que le cinérarium finisse en cendres lui-même. Un lieu sans lieu, une cage de béton cinéraire : Ashkal. La cendre de la cendre est l'essence de la cendre, Jacques Derrida a tenté de s'en expliquer. Ce qui voudrait dire alors que la crémation est continuée, et l'incinération d'être sans fin. D'un côté, il n'y a pas une violence policière qui, en Tunisie comme ailleurs, voudrait bétonner la vie d'existences sacrifiées en étant séparées de leur caractère sacré. Un graffiti en atteste sur un mur, une autre flamme : ACAB (« All Cops Are Bastards ! »). De l'autre, le feu est inextinguible et la cendre qui en est le reste se dissémine toujours au pluriel, la cendre s'écartant d'elle-même avant de se perdre sans retour. Un film est cela aussi : un feu, des cendres.

 

 

 

La cendre est la trace de la trace qui se pluralise en s'abolissant comme trace. On l'aura vu avec l'une des plus belles séries de ces dernières années, The Leftovers. C'est le cas d'Ashkal, un film de feu qui se donne, le don sacrifiant l'allégorie à beaucoup d'exigences mais l'holocauste est contrarié (le feu est puissant quand il est réel, moins quand le numérique en dématérialise le degré de concret). D'autres idées prennent alors le relais : le passeur de feu qui est celui d'un témoin entre les déchets, les parias et les déchets ; un travelling latéral hitchcockien sur des mains en révélant celles du passeur recherché ; une auto-immolation finale et collective où l'on reconnaît Ala Eddine Slim (chez lui aussi, dans Tlamess, le feu s'accorde à la nudité des corps) ; des longues focales qui font des lumières lointaines de la ville les crépitements d'un brasier ; un dernier plan où un feu réel mais hors-champ fait pleurer le visage de l'inspectrice tout entier ; et la musique spectrale et gutturale de Thomas Kuratli.

 

 

 

C'est aussi l'amitié de son auteur qui fait circuler dans l'abri d'une forme tentée par le monumental l'esprit d'une dette secrète, son secret de cendre qui est l'indécidable, l'imprononçable du sens au-delà du sens en restant inaccessible, restance : Mohamed Bouazizi et d'autres ont brûlé pour moi, je brûle pour eux en échouant à faire de ce feu celui que je leur dois.

 

 

 

Ashkal radiographie le chiasma optique de son auteur, un carrefour de formes qui constitue un foyer pour les spectres et le deuil, la hantise et la culpabilité, un carrefour qui est aussi croix de douleur.

 

 

25 juin 2022


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