Une fois n'est pas coutume, nous seront venus de la dernière édition en date du Festival de Cannes deux films travaillés par le souci commun de la figure militante ressaisie dans les écarts conjonctifs et disjonctifs de l'action politique. Le militant est une figure souvent trahie à force d'être caricaturée, notamment au cinéma. Et ses convictions politiques n'apparaissent alors bien souvent que comme les expressions symptomatiques d'une pulsion autoritaire avérée au moment des passages à l'acte, qui le seraient toujours pour le pire. Le militant figurerait toujours le sujet obscur d'une violence qu'il lui faudra savoir abandonner (comme le skinhead manipulé par l'extrême-droite et reconverti dans l'humanitaire à la fin de Un français de Diastème en 2015), la sanction de la Loi en corrigeant nécessairement l'anarchique puérilité (ce sont les gamins qui veulent rien moins que consommer de Nocturama de Bertrand Bonello en 2016). Dans tous les cas, les extrêmes se touchent selon l'adage consacré et la radicalité de l'action politique est confisquée d'être pervertie au profit des impasses de la radicalisation qui pave la voie infernale au terrorisme. Comme si l'exigence de la politique, obscurcie de vouloir se séparer de la raison du politique, se voyait frappée d'illégitimité puisqu'elle conduirait nécessairement à la terreur.
Les films, y compris les mieux intentionnés (Une jeunesse allemande de Jean-Gabriel Périot, Une histoire de fou de Robert Guédiguian et Les Anarchistes d'Elie Wajeman, tous les trois réalisés en 2015), ne semblent pas avoir d'autre désir de fiction qu'à proposer en effet le récit des défaites passées où s'est abîmée et s'abîmera toujours la jeunesse mal embouchée par son souci de la justice et de l'égalité.
C'est pourquoi il nous faut encore et toujours des militants pour incarner des sujets ayant la passion du réel de la politique vécue autrement, dans l'exigence de l'universel et à distance de l'État (d'où l'importance esthétique, c'est-à-dire politique, des films de Tariq Teguia et de Sylvain George). Et c'est pourquoi il nous les faut voir aussi au cinéma, même si – d'autant plus si les films sont inégaux et exigent la discussion critique. D'un côté, on saura ainsi apprécier la préoccupation consistant à exposer la chair désirante et désirable de la politique menée jusque dans les plis de la vie réduite par la maladie (120 battements par minute de Robin Campillo Grand Prix de la compétition officielle). De l'autre, on voudra donc relever la persévérance subjective dans la fidélité à des idées vécue comme une rage tenant jusqu'au bout à s'élever contre la mort par trahison de la lumière de l'émancipation (Une vie violente de Thierry de Peretti, sélectionné à la Semaine de la Critique).
120 battements par minute (2017) de Robin Campillo
Éros militant
Un militant aguerri d'Act Up-Paris s'adresse dans un amphithéâtre à des novices en leur expliquant l'histoire de cette association militante de lutte contre le sida, sa création étasunienne à New York en 1987 et le développement de sa branche française à partir de 1989, ses buts poursuivis et ses modalités de fonctionnement, ses risques aussi (l'identification stigmatisante à la triste figure du malade sidéen s'imposera de manière générique, indépendamment de la situation sérologique des militants). La salle s'emplit progressivement, une assemblée se met en place, la « RH » (réunion hebdomadaire) va bientôt commencer. On n'oublie pas alors que Robin Campillo a travaillé aux côtés de Laurent Cantet sur plusieurs scénarios de ses films, en particulier celui de Entre les murs (2008) d'après François Bégaudeau dominé par un lieu privilégié, la salle de classe. On pense surtout à l'ouverture de Zabriskie Point (1970) de Michelangelo Antonioni, électrisée par le nuage d'interactions filmées entre des étudiants discutant de la lutte en cours. Mais la captation documentaire du réel se soutenait aussi d'une stylisation (le filmage en téléobjectif, les filtres jaunes, la musique de Pink Floyd) garante de la distance (générationnelle, positionnelle) entre le sujet filmant et les sujets filmés. 120 battements par minute s'expose d'emblée dans l'absence de toute étrangeté (l'exotisme des claquements de doigts et des souffles pincés en guise de remplacement pratique des applaudissements et des huées est vite assimilé), comme la classe d'une intronisation militante du spectateur par délégués interposés (c'est la fonction des novices parmi lesquels se distingue rapidement Nathan qui deviendra un militant de premier plan). Le troisième long-métrage de Robin Campillo s'adresserait ainsi à ses spectateurs comme s'il avait affaire, au fond, à des militants potentiels, curieux des arcanes de l'association, désireux d'en être au moins par l'imagination, à la fin gagnés à la cause s'ils ne l'étaient pas depuis le début. C'est pourquoi le film agace autant que l'irritation qu'il suscite ne fera cependant pas écran à la sensibilité de quelques-unes de ses opérations esthétiques. Les battements de son cœur accordés aux battements de cœur des individus composant le sujet collectif et militant d'Act Up-Paris pourraient ainsi se distinguer en séries croisées ou alternées de systoles (le cœur bat la chamade de la conviction impérative et de la séduction attractive) et de diastoles (la mesure rythmique de la cordialité collective est contre-battue par la ponctuation séduisante de subtiles discordances). D'un côté, 120 battements par minute ressemble en effet à un super clip promotionnel s'empressant d'être le plus largement fédérateur, l'amplification étant assurée par les moyens du cinéma à l'image exacte des camions customisés en ghetto-blasters utilisés à l'occasion des Gay Prides. De l'autre, le film de Robin Campillo coécrit avec Philippe Mangeot, président de l'association entre 1997 et 1999, est un petit théâtre densément peuplé des figures d'une incarnation qui donne à la subjectivation militante, travaillée par les élans contradictoires de ses accords obtenus au terme de longs débats ou de ses disputes qui rebattent les cartes des positions adoptées, un souffle garant de sa dimension désirable.
On goûtera d'autant moins alors à certaines décisions prises au service d'une reconstitution d'un passé si proche que sa mesure continue de battre la rythmique de notre présent à contretemps, qu'elles œuvrent aussi au calcul scénaristique d'un consensus donné à l'image d'un collectif dont le cœur battant consiste pourtant à battre la mesure du dissensus. Tantôt ces décisions autorisent l'exposé simpliste d'un retour critique sur une action militante (le didactisme des flash-back y est superfétatoire), tantôt les options souffrent d'une inconsistance figurative dans le rendu de l'antagonisme (les représentants des laboratoires pharmaceutiques ou de l'ANRS sont piteusement incarnés, les échanges manquent d'une intensité qui contrarierait l'élan consensuel voulant que tout soit joué d'avance pour le seul bénéfice d'Act Up-Paris). L'étrangeté, 120 battements par minute la retrouverait autrement, au bout d'un certain temps où le spectateur comprend alors comment le film aménage un certain vide théâtral et stylisé (le constat s'impose avec plus d'évidence encore dans les séquences de rue où l'on ne voit que les militants et quasiment personne d'autre), concentrant l'essentiel de son regard sur l'existence de l'association montrée sur son versant interne (y compris quand ses actions l'entraînent dehors), au risque d'une faiblesse sinon d'un appauvrissement des rapports dialectiques de l'intérieur et de l'extérieur (mais ce n'est pas systématiquement le cas comme on le verra). C'est alors que l'on repense au premier long-métrage de Robin Campillo, Les Revenants (2004), porté par l'ambition d'une abstraction dont l'action pouvait par ralentissement et épurement gélifier la reprise du motif fantastique des morts-vivants (c'est d'ailleurs le cas de son développement télévisuel avec la série qu'en a tirée Fabrice Gobert en 2012). Mais on en comprendra bien mieux aussi le sens aujourd'hui : les revenants dont la société ne savait que faire, dépassée dans une inhabituelle demande de soin, c'étaient déjà les malades du sida. L'éclairage rétrospectif donné à un film par un autre est à mettre à son crédit comme l'engouement cannois suscité par 120 battements par minute aura pu faire plaisir en regard de la faiblesse insigne, sinon la nullité accablante des films sélectionnés et primés. Mais l'accord gagné ne l'aura été qu'en raison d'un volontarisme appliqué et programmatique (l'ivresse des combats militants malgré des résultats incertains, la tristesse d'une affection dont l'intensité éloigne le malade de la plupart de ses camarades, la mort individuelle et sa relève collective) qui carbure aux victoires gagnées d'avance (les émotions sont fédératrices, les joies adhésives et la tristesse contaminatrice – on retrouve les options d'un Jacques Audiard, coproducteur du film). Même si ces victoires ne sont que symboliques s'agissant de la question médicale d'un traitement vaccinal accessible à tous les malades. Mais, en la circonstance, la victoire symbolique se voit ici confirmée dans la force de conviction jusqu'à l'insistance du ghetto-blaster cinématographique (les scènes en boîtes de nuit et fond de musique techno – et l'emblématique « Smalltown Boy » de Jimmy Somerville aka Bronski Beat, à qui d'ailleurs ressemble tant l'acteur Antoine Reinartz dans le rôle du porte-parole Thibault – scandent la narration tout en expliquant le titre retenu pour la fiction), offerte à une association militante dont la reconnaissance et la légitimité auront été gagnées à l'arrachée, à l'encontre d'une diabolisation longtemps partagée par les laboratoires pharmaceutiques, les médias et les pouvoirs publics (et des intellectuels comme Jean Baudrillard dont le bavardage postmoderne, opportunément rappelé ici, n'aura été qu'un fard aux idées les plus réactionnaires, à l'homophobie la plus ordinaire).
Il n'empêche, 120 battements par minute a des beautés nécessaires en ces années d'hiver du néolibéralisme s'éternisant pour le pire. Faire tenir une majeure partie du film dans l'amphithéâtre où se tiennent les réunions hebdomadaires, y faire résonner des échanges particularisés en fonction de la position des personnages rapportées à l'association comme en dehors, c'est par exemple donner à entendre le choc des argumentations et la subtilité de leurs différenciations (vouloir un procès contre les responsables de l'affaire sordide du sang contaminé n'induit pas forcément le souhait que soient prononcées des peines de prison pour des militants rappelant que la prison est une institution favorable à la transmission du rétrovirus VIH). Documenter les modalités de discussion et de validation des propositions d'actions (comme ces « zaps » accompagnés de l'aspersion rituelle de faux sang), donner à voir le travail spécifique des commissions en support à l'accumulation collective d'un savoir théorique et pratique, c'est encore offrir à des individus venus d'horizons divers (une grande gueule ayant à cœur le souci des minorités sociales et sexuelles, un jeune étudiant en histoire homo, une lesbienne chevronné, la mère de famille d'un adolescent hémophile) la possibilité de devenir des intellectuels organiques, aussi spécialistes que la cause nécessite l'acquisition de savoirs spécialisés. Et ceux-là d'être appelés dans le même mouvement à devenir des sujets politiques qui, en dehors de toute professionnalisation, font d'une cause adoptée un combat imposant d'intervenir dans l'espace public en rompant nécessairement avec les règles au principe de son respect policier. C'est la grandeur politique d'Act Up-Paris qu'à rebours du discours humanitaire qui, comme le dirait Alain Badiou, ne voit dans l'humain qu'un animal digne de pitié, les malades soient invités à être à leur manière des incarnations de l'« intellectuel spécifique » conceptualisé par Michel Foucault. Et les spécialistes autodidactes sont des sujets politiques en ce qu'ils militent à la politisation d'une question universelle de santé publique particularisée par l'opinion qui voudrait en confiner la problématique dans la sphère privée d'une sexualité minoritaire, sinon marginale. C'est alors la beauté du film de Robin Campillo que de donner au collectif militant un régime d'incarnation imposant contre l'idéologie post-politique qu'il est si beau et si drôle, si intense et joyeux, si vrai de militer.
Les militants, victimes de plus d'un mal (le sida nomme plusieurs symptômes consécutifs à un déficit immunitaire, c'est aussi un stigmate affectant en particulier des minorités opprimées, sexuelles mais aussi sociales, homos et toxicos, prostitué-e-s et prisonniers) sont beaux de désirer la politique, ils n'en sont que plus désirables d'être mus par une énergie que Félix Guattari aurait qualifiée de « désirante ». Si 120 battements par minute est un film qui, sur la subjectivation politique dans la saisie de l'action militante, impressionne moins que le discutable Buongiorno, notte (2003) de Marco Bellocchio ou les indiscutables United Red Army (2007) de Koji Wakamatsu et Hunger (2008) de Steve McQueen, il emporte plus souvent qu'à son tour le morceau s'agissant de mettre en scène l'érotique militante caractéristique du militantisme défendu par Act Up. Trois séquences en attestent exemplairement. Dans la première, un lycéen s'ennuie dans sa classe en guettant le signe qui, au dehors, lui indiquerait qu'une autre monde est possible. Soudain, des militants d'Act Up-Paris débarquent dans sa classe pour distribuer des capotes, le professeur de français est dépassé par la situation, le raffut est général, toute une petite foule se déploie dans la cour en raison d'une interruption généralisée. Le garçon observe, fasciné ; il ne dit pas un mot, on ne le reverra pas. Mais l'on pense encore à lui, on aurait rêvé vivre la même situation que lui et découvrir ainsi, par effraction, la force de frappe interruptive de l'action politique. Plus tard, Nathan raconte à Sean comment il a découvert le sida, son récit est long et, contrairement à d'autres micro-récits, aucun flash-back n'en soutient ici l'expression. Seule la photographie d'une victime étasunienne du rétrovirus apparaît, comme la hantise qui s'est imposée dans sa vie qu'il croyait vivre jusqu'à présent de la façon la plus insouciante. C'est une autre logique de l'effraction dont la subjectivation politique vaudrait alors comme la relève. Le destin de la maladie se sera imposé à lui quand bien même il est séronégatif, et autant qu'un amor fati dont l'action collective et politique vaudrait alors comme le remède pharmacologique. A cet égard, la mort de Sean est franchement bouleversante. Et elle l'est moins pour elle-même d'ailleurs (la fiction rigoureusement documentée se soutient alors des conventions connues et reconnaissables de la représentation dramatique couplée à la performance d'acteur) que pour ce qu'elle enveloppe de la vérité d'une vie politique. Car, même si la maladie isole, elle ne sépare pas en ce cas le malade de l'action militante incarnée dans la proximité de son amant, qui accomplit le geste transgressif faisant du consentement partagé à la mort volontaire, reçue et donnée, une force dissensuelle et politique. Même la vie aussi réduite dans ses fonctions biologiques est encore une vie politique (et l'on repensera au jeune étudiant en histoire voulant que l'on expose son cercueil publiquement à l'exemple des révolutionnaires des journées de juin 1848). Et elle l'est encore quand les camarades militants, proches ou plus éloignés, se présentent la nuit devant la dépouille de leur ami décédé pour se rassembler et inviter la mère du défunt, qui accepte dans une ingénuité désarmante, à discuter des conséquences politiques de ce décès. Qu'il s'agisse des mots retenus pour le communiqué de presse comme d'une partie des cendres du mort qui, sur sa décision préalable, seront à la fin jetées au visage des assureurs gueuletonnant pour se réjouir de tirer bénéfice de la spéculation sur la mort sidéenne.
La subjectivation politique est un agencement collectif qui ressemble à une sarabande, mais jamais à une danse macabre. C'est une pulvérulence qui, de façon certes ostentatoire, relie la matière voltigeante d'une boîte de nuit à l'imagerie médicale high-tech. Mais l'érotique militante est ce qui aura fait lever la poussière du réel par l'action de brassage de l'idée politique qui charge les corps en joie de vivre et désir de persévérer. Tels les Immortels dont la maladie ne saurait avoir raison.
24 août 2017
Une vie violente (2017) de Thierry de Peretti
Enragé contre la mort de la lumière
On commencera déjà à se demander si la Corse ne serait pas comme un « continent noir » pour le cinéma français. Très vite cependant, des listes accessibles sur Internet prouveraient le contraire, avec quelques grands exemples historiques (du Napoléon d'Abel Gance en 1927 à Adieu Philippine de Jacques Rozier en 1962 en passant par Cela s'appelle l'aurore de Luis Buñuel en 1955, Liza de Marco Ferreri en 1972 ou encore Forza Bastia de Jacques Tati, son dernier film tourné en 1978). Mais la plupart des titres les plus récents disponibles relèvent tantôt de la catégorie de la grosse comédie franchouillarde en quête d'exotisme facile (Les Randonneurs de Philippe Harel en 1997, L'Enquête corse d'Alain Berbérian, Comme des frères de Hugo Gélin en 2012, Vive la France de Michaël Youn en 2013, Les Francis de Fabrice Begotti en 2014, Un moment d'égarement de Jean-François Richet en 2015), tantôt d'une certaine tendance du cinéma d'auteur dont l'ambition réelle consiste à envisager l'« île de beauté » comme un territoire excentré dont l'isolement est propice aux abstractions de la rêverie mythique ou allégorique (Les Sanguinaires de Laurent Cantet en 1997, Le Silence d'Orso Miret en 2004, L'Homme de Londres de Béla Tarr en 2007). Quand la production télévisuelle récente ne multiplie pas les séries (comme Malaterra, Duel au soleil, Mafiosa) afin de ramasser la mise des clichés (vendettas et affairisme, mentalité obsidionale et gangstérisme) qui ont la peau dure à défaut de faire peau neuve. Des propositions isolées comme Errance (2003) de Damien Odoul dont le naturalisme relayait la hantise de la guerre d'indépendance algérienne, la comédie à l'italienne et intégralement parlée en dialecte corse Sempre vivu ! (2007) de Robin Renucci ou encore, sur le versant documentaire, Acqua in bocca (2010) de Pascale Thirode avec son enquête généalogique remontant jusqu'à l'époque de la Libération ne permettent pas de contrarier la pesanteur de plomb du tropisme métropolitain caractérisant une industrie qui sait pourtant si bien mettre à profit les ressources offertes par les régions mais sans oser s'aventurer, ou si peu, de l'autre côté de la mer. Et des océans aussi : à cet égard, la Corse ne serait pas loin alors de partager sur le plan cinématographique le même sort que les territoires ultramarins de la République, restes de son empire colonial. Et cette communauté relative de destin donnerait du coup raison aux militants indépendantistes qui continuent à se battre pour émanciper la Corse de la tutelle (post)coloniale de l'État central, de la lutte armée inaugurée avec la « nuit bleue » du 4 au 5 mai 1976 et la création du FLNC à son abandon après plusieurs divisions internes durant les années 1990, le 25 juin 2014, au profit de la professionnalisation politique et la représentation électorale.
Avec son titre éminemment pasolinien, le second long-métrage de Thierry de Peretti intitulé Une vie violente ambitionne justement de revenir sur cette période, en proposant le fil conducteur d'une trajectoire militante à vocation générationnelle, toute imprégnée de l'histoire de Nicolas Montigny, militant du groupe Armata Corsa assassiné de plusieurs balles à l'âge de 27 ans à Bastia en 2001. La figure du militant qu'il brosse est d'autant plus remarquable qu'elle est interprétée par un jeune acteur non professionnel, Jean Michelangeli, dont le visage renfrogné, broussaille de cheveux noirs sur le front, nez épaté et lunettes à grands carreaux masquant ses petits yeux, exposerait les contrariétés de la persévérance lentement obscurcie par un faisceau de raisons allant de la maladresse des camarades têtus, à l'opacité relative de la direction politique en passant par l'obtusité des réflexes au principe des représailles. D'emblée, Stéphane est filmé à son réveil, puis au téléphone, de dos. Comme un être buté (en exil à Paris, il veut à tout prix revenir en Corse alors qu'il y est persona non grata) qui prend alors le risque de l'être autrement (son retour est motivé par l'assassinat ciblé de l'un de ses camarades de lutte). La prééminence de son dos ferait alors que sa conversation elle-même serait à moitié absorbée comme on mange certaines phrases quand on parle dans sa barbe. Et puis, très vite, s'imposent avec le reste du film le privilège des plans larges et le recours des longues focales, les prises longues et les cadrages fixes à peine accentués de légers panoramiques, les pans de mur en amorce et l'insistance des seuils en guise de surcadrage, l'alternance des extérieurs baignés par la lumière méditerranéenne et des intérieurs dévorés par le clair-obscur. Et puis aussi les paroles dites de loin, presque déboîtées par rapport aux personnages qui les prononcent de dos, et plus d'une fois recouvertes du voile de l'accent et du dialecte. La distance est une nécessité qui frappe le regard et elle s'opposera exemplairement à l'intronisation directement mise en scène en ouverture de 120 battements par minute (2017) de Robin Campillo afin d'offrir au spectateur la condition imaginaire de novice découvrant de l'intérieur les arcanes de l'association militante Act Up-Paris. Pour Robin Campillo, l'impératif consiste à créer le site imaginaire où le spectateur serait comme à côté des personnages. Le désir de Thierry de Peretti impose plus justement au sien de considérer que ce qu'il verra le sera mais d'assez loin (dans l'espace mais aussi dans le temps), de l'autre côté d'un monde qui, s'il est visible, n'est cependant pas entièrement accessible. Stéphane est borné en risquant sa vie pour retourner sur l'île où son destin est scellé par l'obtusité d'une situation où la hauteur des idées est pratiquement obscurcie par les contradictions d'un terrain miné. Mais il faut comprendre aussi que la borne est l'autre nom du seuil et de la limite nécessaires à rappeler au spectateur qu'il y a un écart décisif à respecter et que jamais n'effacerait la mise en scène (au contraire, l'écart en est constitutif), distinguant la situation du spectateur du site lui permettant de considérer une réalité qui ne se présente à lui qu'en raison d'une distance qui tire du réel une visibilité contrariée. La distance est le filigrane, un filtre dont l'opacité se jouerait d'ailleurs à deux niveaux : pour le héros qui monte dans l'organisation en n'échappant pas aux contradictions d'un positionnement intermédiaire ; pour le spectateur qui saisit les formes phénoménales de sa trajectoire au risque de son illisibilité cryptique relative. Prenons un exemple significatif : d'un côté, Stéphane comprend mais seulement de loin que l'un des chefs de l'organisation au prénom shakespearien de Marc-Antoine organise depuis Paris sa propre intouchabilité trafiquée avec les figures du pouvoir qui s'y trouvent ; de l'autre, le spectateur comprend également cela mais de loin, sa compréhension liée à plusieurs filtres, qu'il s'agisse de l'opacité relative au fonctionnement interne de l'organisation ou de la langue elle-même accentuée par l'usage politique du registre dialectal.
A l'endroit où il se trouve, Stéphane voit loin (mieux en tous les cas que ses camarades qui tiennent à tenir les deux bouts du militantisme et de l'enrichissement personnel), et en même temps pas assez (pour lui permettre d'éviter les inconséquences mortelles de ses amis brûlant la chandelle par les deux bouts et que son statut politique de militant intermédiaire ne lui permettra cependant pas d'éviter). Une vie violente raconte cela : un garçon risque moins de mourir pour des idées que pour leur réelle trahison par les contradictions de l'action politique locale. Le militant accepte au nom de l'idée la mort qui vient par ceux qui, diversement, concourent à en trahir la réalisation plutôt que de vieillir en renégat. Entre la lumière des aspirations et le clair-obscur des compromis nécessaires mêlées à des compromissions fatales, entre la clarté de l'idée et l'obscurité du pragmatisme propre à toute realpolitik, il n'y aura pourtant pas lieu de choisir mais plutôt de tenir le pari d'une dialectisation ininterrompue, au principe d'une mise en scène dont l'évidente théâtralité bénéficie d'une quinzaine d'années de pratique pour le réalisateur (auteur de plusieurs mises en scène de Bernard-Maris Koltès, de William Shakespeare et de Rainer Werner Fassbinder, Thierry de Perettia été aussi acteur chez Laurent Bonello et dans Le Silence d'Orso Miret). De très loin, le film pourrait ressembler à une histoire de gangsters comme le cinéma hollywoodien en aura raconté tant (et le réalisateur ne s'empêche pas de faire d'un papier peint exposant sa plage chauffée par un soleil couchant une référence à Scarface de Brian de Palma en 1983, quand les turbulences de sa jeunesse rappellent forcément Mean Streets de Martin Scorsese en 1973). D'un peu plus près, l'ancrage documentaire est fort (c'était déjà le cas de la jeunesse désaffiliée du long-métrage précédent, Les Apaches en 2013), souligné par la distribution (les acteurs professionnels ou no sont peu connus et originaires de l'île), et l'on songerait davantage alors aux grands cinéastes du peuple ressaisi dans les manières collectives de son « gestus » (Bertolt Brecht), ceux dont la mise en scène se déplie à partir des mises en scène des communautés s'exposant elles-mêmes dans leur rapport bancal à la Loi, chez Michael Cimino mais aussi chez Hou Hsiao-hsien. Et Thierry de Peretti aura facilement admis que les premiers films qui lui auront donné le sentiment de voir sur un écran des réalités proches de celles qu'il vivait sur son île venaient des films tournés sur une autre île, celle de Taïwan, à l'instar de Un temps pour vivre, un temps pour mourir (1985) et Goodbye South, Goodbye (1996). Il suffira encore d'apprécier à leur juste valeur les séquences de prison où la lecture des Démons (1871-1872) de Fiodor Dostoïevski est supplantée par celle des Damnés de la Terre (1961) de Frantz Fanon, qui renvoient souverainement Un prophète (2008) de Jacques Audiard aux exercices musclés d'un mimétisme solide mais dénué de pensée politique. La prison comme institution contradictoire, de lieu d'enrichissement personnel, s'efface ici pour apparaître comme instance privilégiée de socialisation militante qui ne se réduit pas à l'islamisme comme y insistent les médias d'opinion. Le temps de l'obscurcissement des idées politiques confondues avec leur simulacre affairiste trouvera plus tard une expression privilégiée avec le plan-séquence d'esprit renoirien où un repas de femmes rassemblées autour de fruits de mer afflige progressivement parmi elles la mère de Stéphane, qui ne veut succomber ni à « la loi du sang » ni aux confusions du militantisme et du gangstérisme. Lex exécutions ciblées filmées de loin impressionneront encore, comme éclats de violence sèche dont le caractère événementiel se trouvera banalisé par la massivité des paysage, tantôt naturels, tantôt urbains. La photographie de Claire Mathon est à ce propos très intense, elle rappellera en particulier l'image du documentaire de Maya Abdul-Malak intitulé Des mondes debout (2015) mais l'un comme l'autre films partagent aussi un semblable problème de rythme qui ne propose en effet que des variations faibles, au risque d'une certaine insistance monotonique (c'est la contrepartie logique de l'esprit buté qui s'obstine à enfoncer son clou).
Mais la monotonie est un autre nom aussi pour cette banalisation qui ira jusqu'à affecter l'existence d'un garçon dont la vie est foutue et dont le désastre est un fatum rien moins que social et auquel tout son entourage d'ailleurs souscrira, à commencer par lui-même. Et sa vie est précisément fichue non pas parce qu'il l'aurait sacrifiée sur l'autel des idées incertaines mais parce que la clarté d'une idée voulant indexer le nationalisme corse sur la pensée anticolonialiste et marxiste aura été obscurcie par les scissions internes du mouvement indépendantiste, la guerre rivalitaire des chefs dans la direction politique et la montée de l'affairisme pour le plus grand bénéfice stratégique de l'État républicain. Pas assez terre-à-terre pour ne rien comprendre aux linéaments complexes de la situation mais pas assez dans les hautes sphères de l'organisation pour être protégé par les conséquences de ses contradictions, Stéphane n'oublie pas qu'il va mourir mais Thierry de Peretti se refusera d'en exposer le cadavre. Rasant les murs avec son gilet pare-balles sous le maillot le temps d'un long travelling latéral, Stéphane raconte en off à un journaliste comment ne pas céder sur ses idées signifie mourir de la main constituée de toutes les forces, internes au mouvement ou bien extérieures, qui ont intérêt à ce qu'elles meurent avec lui. Le souffle tendue de évocation cite de larges extraits d'un texte écrit après les attentats de janvier 2015 par un écrivain irlandais originaire de Belfast, Robert McLiam Wilson. D'une île l'autre, le terrorisme s'impose comme l'impasse mortelle des incarnations de l'idée politique, qui ne meurt pas d'être aussi éternelle que le beau souci, lumineux, de la justice universelle. Le texte s'appelle « Ma rage est ingouvernable », il cite Dylan Thomas en rappelant ainsi que l'action politique orientée dans le sens de l'émancipation ne se soutient que d'être enragée « contre la mort de la lumière ».
25 août 2017
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